La Couronne de Cuivre

Le petit garçon l'avait écouté avec attention, opinant du chef au fur et à mesure de son discours.
" D'accord." dit-il finalement.
Il paraissait soulagé.
" J'ai réessayé depuis, mais ça n'a pas marché. Si ça se trouve, c'était juste l'affaire d'une seule fois."
Il pinça les lèvres.
" Je ne veux pas... si tu es d'accord... que tu le racontes. Je n'ai pas envie, tu sais... que les gens soient curieux... ou qu'ils attendent des choses de moi... Je voudrais... juste ne plus trop y penser."
Il haussa les épaules et son regard retourna dans le potager.
" Je sais bien que je ne sais pas trop ce que je veux faire ni où je veux aller... mais j'aimerais bien avoir le choix. Pas être obligé... Bon, je sais bien que le fait que je suis orphelin, ça va réduire mes possibilités... Quelqu'un va devoir me donner un toit et à manger, il faudra que je fasse quelque chose en retour. J'aurais pu... essayer de retrouver mon père, mais... ma maman n'a jamais voulu me dire qui c'était. Elle avait promis... promis de ne rien dire. Et les paladins, les promesses..."
Il soupira.
" J'aurais aimé... qu'elle fasse une exception pour moi. Mais voilà... Certaines choses ne sont pas possibles, je suppose, pour certaines personnes."

Il préféra ne pas répondre sur ce point. Oui, les paladins mettaient leur devoir au-dessus de tout. Mais à quoi bon retourner le couteau dans la plaie ? Cela avait déjà trop coûté à l'enfant.
Sur le reste, en revanche...
-Baptiste, les gens qui s'occuperont de toi ne te demanderont rien, en retour : ils le feront parce qu'ils t'aimeront bien, et je suis sûr qu'ils te laisseront aller vers la carrière qui aura ta préférence. C'est ainsi qu'ont agi mes parents adoptifs. C'est ainsi que nous agirons avec notre Victor.
Il tendit la main, la posa sur son épaule.
-Et je ne divulguerai pas le secret que tu m'as confié. C'est à toi qu'il appartient, à toi de décider si tu veux en parler et à qui tu veux en parler. Je ne te trahirai pas.

" Tu peux le divulguer si un jour, tu penses que c'est utile... utile en bien, je suppose, quoi que cela veuille dire..."
Il soupira doucement.
" Je ne veux pas qu'on me promette quoi que ce soit. Je préfère penser... que j'ai bien choisi la personne à qui je me suis confié et que tu sauras ce que tu dois faire de ce que je t'ai dit. Les promesses, ce sont comme des chaînes... Je ne veux enfermer personne. C'est peut-être parce que j'ai été esclave, je ne sais pas."
Un sourire revint sur ses traits.
" Mais c'est bien ! J'aurais fait un très mauvais paladin ! Déjà, j'ai jamais été très doué avec les chevaux. J'ai toujours eu peur, après que l'étalon de Sire Phinneas m'ait cassé la jambe. Je sais monter, bien sûr, mais... je n'ai plus jamais été à l'aise. Il faut dire... je crois que les gens n'imaginent pas, quand ils caressent le chanfrein d'un canasson, qu'il peut être plus meurtrier qu'un lion."

-Méfie-toi quand même des lions : ça peut faire sacrément mal, répondit l'elfe. Mais je vois ce que tu veux dire concernant les chevaux.
Il songea alors à la leçon qu'on avait voulu donner à l'enfant, à la Commanderie : si on avait voulu le dégoûter à jamais de l'équitation, on ne s'y serait pas pris autrement.
-Et pour revenir à ton avenir... Tu n'es pas forcé d'attendre d'être rentré sur Helonna pour commencer à explorer les différentes pistes qui s'offrent à toi. Si tu le souhaites, je suis sûr que nous trouverons tous un peu de temps pour te montrer certains aspects de nos métiers respectifs.

Il acquiesça.
" En même temps, ce n'est pas comme si j'avais été confiné dans la commanderie... Ma mère ne voulait pas que je sois absolument un paladin, peut-être qu'elle sentait que je n'avais pas ça en moi. Alors j'allais à l'école du quartier... C'était dans la rue des Saules, je me souviens. Au début, j'allais dans une école près de chez moi, mais tous les enfants étaient fils de bonne famille, et moi... moi j'étais un petit bâtard, alors c'était difficile. Dans le quartier du Port, les gens sont moins coincés. Enfin... Pas chez les grands bourgeois, mais eux, ils paient un précepteur à leurs enfants. A l'école, c'était plus mélangé... Bon, bien sûr, des tas d'enfants n'y allaient pas, mais on était quand même une petite soixantaine dans quatre classes..."
Il soupira.
" Je ne sais pas ce que sont devenus les gens. Moi j'ai été... Je ne sais pas quel est le bon mot... séquestré ? Ou capturé ? Ou... enlevé ? dans les tous premiers jours. Dès que la commanderie est tombée, en fait. Même si je voulais y retourner, je ne sais pas s'il y a le moindre paladin qui a survécu. Sauf celui que vous avez sauvé, Deverell. Le garde de ma cellule, il me disait toujours qu'ils étaient tous morts."

-Comme les traîtres répétaient sans cesse à Hippolyte que nous étions tous morts... Ils mentaient, cependant, comme ton garde te mentait. Des paladins ont survécu.. Pas beaucoup, bien sûr, mais... Quelques-uns quand même. Quant au quartier du Port...
Il soupira.
-Peu de temps avant sa chute, Nwalk a ordonné sa destruction et le massacre de ses habitants. Ça a été terrible. Néanmoins... Ce sont surtout des bâtiments qui ont été dévastés : je ne suis pas sûr que tu reconnaîtrais les lieux, tant il y a eu de reconstructions. En revanche, une bonne partie de la population a réussi à fuir et est revenue s'installer, depuis.
Il sourit.
-C'est durant cet épisode que Galathée a rencontré Victor : elle l'a tiré in extremis de la zone vouée à la destruction. Et c'est dans sa maison que nous vivons lorsque nous sommes à Luménis. L'une des rares de la rue de l'Orme Creux à avoir échappé à l'incendie. Enfin bref, tout ça pour dire que tu pourras sans doute retrouver des connaissances, des copains de classe...

" Brûlé, murmura-t-il. Finalement, j'ai peut-être eu de la chance d'être déporté tout au début... Je n'ai pas assisté au pire. Enfin... Je ne sais pas si ce que j'ai vu était moins pire... Tout un quartier en flammes, c'est peut-être trop vaste..."
Il secoua la tête puis une lueur se glissa dans son regard et sa mine refléta une certaine surprise.
" Mais je connais ce Victor de l'Orme Creux... C'est un petit blond, le fils d'un homme de la garde, non ? Desmoulins, il s'appelle. Il était dans ma classe. Le gars le plus buté que j'ai rencontré de toute ma vie. Enfin... Hum. Je devrais pas dire ça si c'est ton fils, je suppose. Mais c'est vrai, non ?"

-Si, têtu comme une mule... souffla-t-il spontanément.
Il dévisagea Baptiste, incrédule. Qu'ici, à Melandis, il soit tombé sur l'un des camarades de Victor... La coïncidence avait de quoi laisser pantois.
-Je ne sais pas si tu le reconnaîtrais. Il en a vraiment vu de rudes, lui aussi, et j'imagine qu'il a beaucoup changé. Même si... Même si je ne l'ai pas connu avant tout ça.
Il secoua la tête. Sourit.
-Mais donc, selon toi, c'était un âne terriblement buté... Intéressant. Tiens, quand je le reverrai, je lui demanderai quels souvenirs il a te concernant ! Pas le choix, c'est pour équilibrer !
Il avait adopté le ton de la plaisanterie, bien sûr. Il ne voulait pas embarrasser l'enfant.
-Quoi qu'il en soit, je te l'accorde, quand il a une idée en tête, difficile de l'en faire sortir. Il voulait venir sauver Galathée avec moi, nous nous sommes violemment disputés juste avant mon départ, et si nous nous sommes finalement réconciliés, ça ne l'a pas empêché d'embarquer comme passager clandestin sur notre bateau. Ce sont finalement des navires luméniens qui l'ont ramené sur Helonna.

" Et ils ont bien fait, dit Baptiste. Mais ça ne me surprend pas de lui."
Son regard se perdit dans le vide, un instant.
" Alors il a perdu ses parents, lui aussi. Je me demande combien d'entre nous ont survécu... indemnes. Certains étaient fils de pêcheurs ou d'artisans, je suppose qu'ils ont dû s'en tirer un peu mieux que ceux qui avaient des parents proches du pouvoir."
Il demeura silencieux quelques secondes.
" Mais il a eu de la chance de trouver des gens bien pour s'occuper de lui. Cela me donne espoir d'avoir de la chance, moi aussi. Même si j'imagine que je vais arriver à Luménis dans les derniers... Les personnes qui voulaient adopter des orphelins de la dictature l'auront déjà fait."

Taliesin n'était pas sûr que Victor ait vraiment eu de la chance : depuis que leurs chemins s'étaient croisés, il y avait eu bien peu de moments paisibles, tandis que les épisodes éprouvants s'étaient avérés innombrables... Cependant, il préféra ne pas trop y songer.
-Pas forcément : certains ont sans doute préféré attendre que leur situation s'améliore avant d'adopter. D'autres ont peut-être envie d'une famille nombreuse. Et dans tous les cas...
Il lui serra à nouveau l'épaule.
-Nous ne vous laisserons pas tomber une fois rentrés, reprit-il. Je veux dire... Nous sommes un groupe, un groupe qui a vécu de sacrées épreuves ensemble... et qui va rester réuni encore bien des veilles qui, je l'espère, seront autrement plus agréables. Nous sommes déjà liés les uns aux autres, nous le serons encore plus quand nous remettrons le pied sur Helonna. Alors... Nous n'allons pas simplement vous confier aux autorités puis vous oublier. Je ne l'imagine même pas. Nous aurons au contraire à cœur de nous assurer que tout se passe bien, pour vous. Que vous trouviez une situation qui vous convienne.

Le petit garçon acquiesça.
" Je ne devrais pas trop m'inquiéter, murmura-t-il. J'ai connu le gouffre et maintenant... les choses ne peuvent que s'améliorer. Même sous le pont, avec cet elfe fou, j'étais finalement mieux que chez les Cresalys. La liberté n'a pas de prix."
Il sourit.
" Et à chaque jour suffit sa peine. Merci de m'avoir rassuré sur... mes pouvoirs magiques."
Il regarda ses mains comme si quelque chose allait en jaillir.
" Mais tu n'es pas obligé de parler de moi à Victor, je pense. Je ne suis pas certain qu'il aura un excellent souvenir de moi... Je crois que je l'ai mis dans la mouise plus d'une fois et qu'il a été souvent puni par ma faute... Il faut dire... il était tellement... facile à convaincre de faire des bêtises..."
Un sourire était revenu sur les traits du gamin et son expression indiquait qu'il était perdu dans des images personnelles, de souvenirs lointains.
" Il était toujours prêt à relever le défi le plus stupide. Et j'avais beaucoup d'idées stupides, à l'époque. Il ne supportait pas qu'on le croit timoré... Misère. Misère de misère. Franchement, non. Ne lui parle pas de moi."

-Je ne crois pas que je pourrai m'en empêcher. Il n'a revu aucune des personnes qu'il connaissait avant la dictature et... Enfin, je me verrais mal ne pas lui dire que j'ai rencontré l'un de ses anciens copains de classe. Je crois que ça lui ferait du bien de savoir que tout le monde n'a pas disparu. Et si ça trouve, il aura même rudement envie de te revoir.
Il hésita.
-Tu voudrais bien... me raconter certains de vos exploits ? Tu n'es pas obligé de le faire maintenant, bien sûr. Ni même de le faire tout court. Mais voilà, si à un moment ou à un autre, tu te sens d'en parler...

Baptiste sourit.
" Oh, c'était beaucoup de bêtises, dit-il avec un haussement d'épaules. Le genre de choses que font des enfants dans une grande ville, quand personne ne les surveille, je suppose. On était six, dans notre bande. Il y avait Tancrède, le fils du fromager de la rue des Peupliers. Il avait toujours des bonnes choses à manger... Trop pour son bien, sans doute. C'était notre ravitailleur. Margot, c'était un vrai garçon manqué. Son père était un spécialiste de la pêche à l'espadon. Il ramenait des bêtes énormes sur le port et il nous donnait parfois les rostres, tu sais... On pouvait faire des combats d'épée gluantes. J'étais le meilleur, mais Victor était pas mauvais non plus. Puis il y avait Aurélien, le fils de l'instituteur, qui était très sage et souvent choqué, alors on le prenait pas chaque fois avec nous. Et Oscar. Je ne sais pas si on a jamais su d'où venait Oscar. Il ne voulait pas le dire. Je crois que c'était le fils d'une prostituée... Je ne sais pas. Très silencieux. Et donc... On traînait après l'école. On inventait des bêtises... Moi... Je leur racontais toujours des histoires à dormir debout... mais Victor... il était du genre à les prendre au premier degré... et à vouloir vérifier... Ce qui le mettait dans des situations embarrassantes... Je pense qu'il a eu les fesses rouges plus souvent qu'à son tour. Et son père l'a mis en cellule au moins deux fois, après qu'il ait été arrêté sur les lieux de son méfait... Il faut dire qu'il fallait souvent s'introduire dans des lieux pas très publics... Moi j'attendais dehors. Margot faisait le guet. Aurélien et Oscar l'accompagnaient souvent, Victor, mais c'était toujours lui le plus téméraire... et donc souvent lui le seul à se faire prendre. Mais ça ne le rendait pas moins courageux, la fois suivante... C'était rigolo mais... je ne suis pas certain que ce soit si malin, a posteriori. Il aurait pu se faire tuer pendant la dictature, avec ce type de tempérament. Je suis content d'entendre qu'il a survécu."
Il se tut et essuya quelques larmes qui coulaient sur son visage, puis sourit bravement.
" Mais j'ai l'impression que c'est l'histoire de quelqu'un d'autre, maintenant. Cela me semble si loin... si étrange... Parfois, j'ai l'impression que j'ai tout inventé, que cette vie insouciante, elle n'a pas existé."

-Victor doit avoir la même impression, murmura-t-il. Et je ressens ça, aussi, quand je songe aux quelques semaines heureuses que nous avons passées tous les trois ou à la vie que je menais avant de venir pour la première fois à Melandis....
Il ferma les yeux, se demanda si d'autres gosses du groupe avaient survécu, pensa au cataclysme qui avait tout balayé..
Pas tout, non.
-Je lui parlerai de toi, Baptiste. Bien sûr, c'est douloureux de repenser aux jours enfuis, surtout quand il y a eu tant de drames depuis. Mais ça peut faire du bien, aussi, surtout si on a retrouvé quelqu'un qu'on connaissait alors, quelqu'un avec qui on peut partager des souvenirs.
Il lui pressa doucement l'épaule.
-Il sera content de savoir que tu t'en es tiré. Et je trouverais cela formidable que vous ayez l'occasion de vous revoir et, qui sait, de refaire les quatre cent coups ensemble. Ce serait... Un sacré pied de nez au destin.
Il eut un sourire pensif.
-Il y a quand même de drôles de coïncidences, parfois.

Le petit garçon acquiesça mais ne dit rien, comme s'il était à nouveau prisonnier de ses souvenirs. Il finit par pousser un soupir un peu misérable, puis se leva.
" Peut-être qu'on devrait... retourner voir les autres. Kerun, il doit attendre que tu viennes le voir, pour que vous puissiez décider de la suite... et puis tu as ce truc dans ta poche, pour lui."
Il sourit.
" Pour le reste, on verra quand on sera à Luménis, je suppose... Ta compagne va avoir des bébés, Victor va vous retrouver... Vous aurez déjà beaucoup de choses à penser et à faire."
Il se leva et marcha vers le chemin de pierre.
" On verra bien."

Le gosse avait raison : l'avenir était à la fois tellement chargé et tellement incertain... Tirer des plans sur la comète ne servait à rien.
-Merci de m'avoir parlé de tout ça, Baptiste, fit-il en le rejoignant. J'espère juste qu'évoquer le passé ne t'aura pas rendu trop triste. Mais donc, j'ai bien noté qu'en plus d'adorer lire, tu aimers raconter des histoires... Gare, c'est terriblement bardique, tout ça !
Il prit une profonde inspiration.
-Bon, entretien avec Kerun, donc. Je croise les doigts pour que nous tomberons vite d'accord. Parce que le temps presse, pour ainsi dire.
Il s'efforça de ne pas trop songer à l'accouchement. C'était une perspective à la fois si enthousiasmante et si déstabilisante...
Chaque chose en son temps. D'abord, tout mettre en place pour qu'il se déroule dans les meilleures conditions possibles.

Ils retraversèrent donc le potager et regagnèrent les sombres couloirs du complexe moandrin. Baptiste indiqua à Taliesin la direction des appartements de Kerun : ils étaient au fond d'un couloir sur la gauche, deux portes après l'infirmerie. L'enfant ne parut pas désirer l'accompagner jusque là, se contentant de lui souhaiter bonne chance avant de filer vers la salle à manger, où se trouvaient peut-être ses compagnons.
Sur sa route, le barde croisa Maude, qui le dirigea plus précisément, et il finit par se retrouver devant la porte de l'agent secret.
Il frappa, fut invité à entrer, et découvrit une pièce similaire aux autres : sans fenêtres, éclairée par des torches magiques, de couleur jaune. Un âtre rougeoyait, deux fauteuils tournés vers la flamme. Il y avait un lit dans le fond, une petite bibliothèque, une table et deux chaises. Quand il entra, Kerun se tourna vers lui. Il était debout devant la cheminée. Si l'épisode au Refuge de Solossë l'avait déjà marqué physiquement, les événements des derniers jours n'avaient été beaucoup plus cléments. Outre la tension dans ses traits, il arborait maintenant de nombreux fils de grisaille dans sa chevelure autrefois rousse. Il pinça les lèvres et esquissa un sourire bref.
" Je t'attendais."

Il resta d'abord immobile, scrutant l'elfe. Des émotions contradictoires l'envahirent, il revit, en un éclaire, tout ce qui s'était produit dans ce funeste couloir de la demeure des Aigremont : Kerun commençant une phrase, s'interrompant, écarquillant les yeux, lui plongeant sa lame dans le ventre...
Il chassa cette pensée.
Que dire ?
Ne pas réfléchir. Aller à l'essentiel.
Ce qu'il fit.
-Bons dieux, Kerun... Je suis sacrément content de te revoir. dit-il, esquissant un sourire.

" Moi aussi, dit-il, avant de détourner les yeux vers les flammes. Les mots ne suffiront pas pour t'exprimer combien je suis navré de ce qui s'est produit ces derniers jours. Tout ce gâchis... que j'aurais pu... dû... anticiper. Je n'ai pas d'excuses, je savais qu'il y avait un serpent parmi nous, et je savais que Meloenn était dangereuse. Mais je n'ai rien fait. J'ai fait confiance, or mon métier est de ne faire confiance à personne. Cet oasis dans la ville noire... Il m'a rendu négligent."
Il soupira.
" Mais regarder derrière ne sert à rien, sinon à freiner nos actions futures. Je perds du temps à ruminer, à reconstruire. C'est vain. Meloenn m'a piégé, Arion m'a piégé, j'ai failli mais grâce à toi, et aux gens d'ici, tout demeure possible pour ceux qui ont survécu. Il faut tabler là-dessus."
Il se tourna à nouveau vers le barde.
" Mais je te présente mes excuses, même si elles ne pourront rien effacer. Je suis heureux que tu aies retrouvé ton aimée. J'aurais voulu que cela soit en des circonstances moins douloureuses pour nous tous, mais c'est une lumière nécessaire dans ces jours sombres."

Il acquiesça.
-J'aurais aussi aimé que ces retrouvailles ne soient pas couplées à un coup si rude pour notre groupe. Mais honnêtement... Je ne sais pas si nous aurions réussi à localiser Galathée. La famille qui la protège a sciemment fait croire à l’École du Necronomicon qu'elle était morte, et fort logiquement, elle faisait tout pour ne pas ébruiter ce secret.
Soupir.
-Pour le reste... Kerun, j'aimerais que tu ne te sentes pas coupable. Ou, a minima... Moins coupable. Parce que les seuls vrais responsables de ce drame sont Meloenn et Arion. Parce que tu n'es pas le seul à t'être laissé prendre à leurs manigances : moi, Guéric, tous les membres de la Réunion... Nous n'y avons vu que du feu. Enfin, parce que... Tu m'as sauvé la vie en me conseillant d'emporter cet étrange morceau de tissu blanc : je ne me souviens pas bien de la scène, mais je suis presque certain de l'avoir pressé contre ma blessure...
Il sourit à nouveau.
-Bref, en ce qui me concerne, je ne te juge responsable de rien. De rien du tout. Et quand on fait le bilan de tout cela... Oui, nous avons énormément perdu. Mais nous sommes encore sept sur dix. Nous avons capturé les coupables, récupéré une partie de ce qu'ils nous avaient volé... Et j'ai retrouvé Galathée. Alors... Tout est encore possible, comme tu l'as dit. Ne laissons pas aux traîtres la satisfaction de nous avoir démolis, mais allons de l'avant. Ensemble.

" Tu es gentil, mais je suis responsable. Trop responsable pour quelqu'un qui exerce ma profession."
Il soupira.
" Mais je n'ai pas le temps de me complaire dans ma culpabilité, ce serait lâche de ma part."
Il fit signe au barde de prendre un des fauteuils et s'octroya le second.
" Je vais me mettre en quête de Lena et Sedanius. Je ne sais pas s'ils sont vivants, mais j'ai l'intention de régler cela rapidement. Il va falloir placer une surveillance au Comptoir, discrète, pour arraisonner le navire de la Réunion avant qu'il n'accoste. Idéalement, nous devons nous être procuré un autre point de chute avant leur arrivée. Mais je me demande si nous ne devrions pas les renvoyer hors des limites de la cité. Il n'y aura de toute façon personne pour les aider à retrouver leurs proches. Tant que la Réunion ne s'est pas reconstituée, elle doit suspendre ses opérations."

Il écouta attentivement l'agent secret, opina du chef quand il en eut terminé.
-Avant que nous ne discutions plus avant des démarches à entreprendre, je dois te communiquer certains éléments...
Il prit son courage à deux mains. D'ici peu, Kerun allait trouver la situation encore bien plus complexe.
-Le chef de la famille qui a protégé Galathée et qui m'a sauvé la vie... vient de découvrir ma véritable identité. Il ne me livrera pas, parce qu'il a beaucoup d'affection pour ma compagne et très peu pour le gouvernement mélandien. Néanmoins, c'est un vieil homme qui tient à sa tranquillité et qui a à cœur les intérêts de sa famille... Par conséquent, il m'a demandé de trouver une solution pour que nous quittions tous deux son domaine le plus rapidement possible. Dans l'absolu, nous ne serions pas à quelques jours près, mais... Galathée est sur le point d'accoucher, et je voudrais que le déménagement ait lieu avant que cela ne se produise. Sinon, tout sera autrement plus complexe...
Il chercha ses mots.
-Pour ne rien arranger, ma compagne a été magiquement marquée par l’École du Necronomicon. Si ses protecteurs ont pu faire croire à sa mort, c'est uniquement parce que leur résidence est protégée contre le divination. Le Disciple à qui on l'avait confiée essaie de trouver un moyen pour effacer cette trace : malheureusement, ses recherches n'ont pour l'heure rien donné. Alors voilà, il faudrait l'ammener en un lieu protégé comme l'est le domaine... et masquer la marque le temps du trajet.

" Judicaël peut la téléporter jusqu'ici, où elle sera mieux, sans nul doute, dit le Luménien. Il faudra juste trouver un moyen de faire rentrer Judicaël dans le domaine de ce Mélandien sans qu'il ait vent de sa présence, et trouver une excuse pour la disparition de Galathée. Je ne peux pas prendre le risque qu'un Mélandien, même modéré, soit au courant des moyens dont nous disposons. Nous avons travaillé dur pour disposer de cette enclave, je ne peux pas la mettre en danger, même pour ta compagne."
Il adoucit ses paroles d'un sourire.
" Mais tu es barde, les histoires, c'est ta spécialité. Si tu peux trouver une explication qui protège les secrets de Judicaël, ce sera vite organisé. Sans compter qu'il dispose peut-être des pouvoirs suffisants à la dissipation réelle de cette marque. Mais il ne pourra en juger qu'après avoir examiné Galathée. Et je ne peux pas le mettre en danger. C'est sans conteste le Luménien le plus puissant dont nous disposons à Mélandis. J'ai déjà failli faire une attaque en entendant toutes les bêtises qu'il avait faites ces derniers jours..."
Il secoua la tête.
" Tu me diras que nous n'en sommes plus là, dès lors, mais... j'ai bon espoir que ce lieu soit resté aussi clandestin que nécessaire."

Le barde avait poussé un profond soupir de soulagement. Que Kerun soit d'accord pour amener Galathée ici, il n'avait osé l'espérer.
-Ne t'en fais pas à ce sujet. Nos amis clercs font très attention. Et de mon côté, j'ai toujours pris de grandes précautions pour ne pas être vu quand je rentre ou sors d'ici.
Il fronça les sourcils, concentré.
-Faire pénétrer Judicaël dans le domaine ne sera pas difficile : il suffira qu'il se rende invisible et qu'il me suive. Ensuite, je le conduirai en un endroit discret du parc, où attendra Galathée. Quant au maître des lieux... Je ne lui expliquerai rien. Je lui dirai juste que ma compagne est partie et que je la rejoins. Je pense qu'il s'en contentera, que ne pas savoir... conviendra à la tranquillité à laquelle il aspire.
Il lorgna un instant les flammes.
-Mais ensuite... J'avais pensé que nous pourrions racheter des locaux à la Réunion. Situés sur le port, afin que ses bâtiments puissent y accoster. Avec une nouvelles base, l'organisation pourra plus rapidement se remettre au travail. Sans compter que... Le bateau qui arrive... C'est notre plus sûr moyen de rentrer à Luménis.

" Je sais bien, je ne comptais pas le manquer, mais... d'après Guéric, il y aura à bord un équipage de cinq personnes, sans la moindre connaissance du terrain mélandien. Les agents que je comptais placer dans le groupe pour remplacer Calliope et Elliot ne seront que sur le voilier suivant. Et j'ai demandé à Helen de contacter les Lathandrites de Luménis pour bloquer son départ, dans les conditions actuelles. Guéric doit repartir, tu dois repartir, je dois repartir, Perceval ne peut certainement pas rester. Il ne reste personne, Taliesin. De ce que j'ai obtenu d'Arion... J'ai l'espoir de récupérer Lena, mais je ne sais pas dans quel état, et je ne veux pas qu'elle soit... exposée à une telle charge. Quant à Sedanius, mon espoir est surtout de pouvoir abréger ses souffrances, s'il est encore vivant."
Il pinça les lèvres et croisa les bras.
" La Réunion est morte. Je suis conscient de mes torts et je veillerai à ce qu'elle puisse se relancer... ou je m'arrangerai pour que les autorités luméniennes se mouillent davantage. Il y a quelques agents sur place, et les Moandrins ont aussi un système de libération d'esclaves sur lequel nous pourrions nous appuyer. Mais tout ceci doit être repensé, désormais. Le plus urgent est de nous dégager tous de cet endroit. Pour le reste... Mon espoir est que le navire qui est chemin n'ait pas encore fait escale à Mersant. Ils pourraient y débarquer les Luméniens, et ne venir ici que pour nous chercher. Je sais que cela fera beaucoup d'espoirs déçus... mais nous n'avons pas le choix. Nous devons être prudents. Pour le salut des Luméniens qui sont encore esclaves et pour ceux que nous avons pu arracher à leur condition."

Il lui fallut une bonne minute pour encaisser la nouvelle : Sedanius condamné, Lena dans une situation périlleuse mais non désespérée...
Il lui en fallut une autre, encore, avant de réussir à se concentrer à nouveau.
-J'aurais aimé que nous recréions la cellule mélandienne de la Réunion, que nous retrouvions Polyanna... Mais avec ce que tu viens de m'apprendre..et si le navire peut déposer les civils sur Mersant avant de venir nous chercher... Ta solution est de loin la plus sage.
Il s'arracha un sourire pâlot.
-De toute façon, nous avons tous besoin de souffler. Et pour les Luméniens encore asservis... Ce n'est que partie remise. Je suis sûr que quand la Réunion reprendra son travail, elle sera encore plus efficace qu'auparavant.
Il se tourna vers l'agent secret.
-Juste une chose... Pour les démarches qu'il reste à mener, n'hésite pas à impliquer Guéric. Il veut aider et crois m'en, il en est capable.

" Je voudrais parvenir à faire un maximum, dans le temps qu'il nous reste. Nous ne pouvons pas quitter Mélandis tant que le bateau n'est pas arrivé. Nous ne pouvons pas partir tant que Galathée n'a pas accouché et qu'elle n'est pas libérée de la marque. Je dois trouver Lena et Sedanius. Il n'est pas exclus que nous retrouvions Polyanna. Je sais que Guéric y tient beaucoup et je comprends son point de vue : un de ses frères y a laissé la vie, et nous avions convenu de sauver toutes les personnes que recherchait la Liberté. J'ai voulu mettre Deverell et les enfants en sécurité, et je me suis privé d'éléments de valeur en ce faisant... Je n'ai nulle certitude sur le devenir du bateau qui doit nous arriver... Heureusement, les clercs peuvent communiquer à distance, mais la portée de leurs sortilèges et leur précision n'est pas toujours parfaite. Bref. J'ai fait des erreurs, je ne veux pas risquer ce que nous avons. Je pense que Judicaël sera d'accord de nous héberger pour autant que nous soyons discrets. Il y a apparemment des souterrains au deuxième sous-sol qui mènent vers l'extérieur et que je pourrais emprunter pour sortir. Guéric... Je sais. Je comptais lui demander de surveiller le comptoir pour nous, mais ça va dépendre des nouvelles qui me reviennent de Luménis..."
Il regarda le barde.
" Mais je sais qu'à présent que Galathée est sauvée, tu voudras rester en marge des opérations et je le comprends. Je ne peux pas demander plus aux clercs. Cela nous laisse, moi et Guéric, pour gérer tout ce qui peut l'être. Je sais que c'est mon métier, mais... même moi, il vient un moment où je suis fatigué. Ce n'est pas de ta faute, ni celle de personne, mais en étant fatigué, je suis moins efficace, et je risque davantage. Je ne peux pas non plus me le permettre."

-Je le comprends parfaitement, Kerun, répondit-il. Mais... Ne te reproche pas d'avoir renvoyé la Liberté, parce que ça a été un acte salutaire. L'un des employés de la compagnie qui a racheté le Comptoir m'a dit que le propriétaire de celui-ci négociait depuis longtemps déjà avec son propre patron : Meloenn et Arion ourdissaient donc leur coup depuis un bon moments, si bien que Deverell, Eliott, Caliope et tous les autres auraient pu en pâtir. D'autre part... Tu peux aussi compter sur moi. Bien sûr, les retrouvailles avec Galathée, l'arrivée prochaine des jumeaux, le besoin que j'ai de souffler un peu... Tout cela ne va pas m'inciter à prendre de gros risques. Toutefois, si je peux être utile pour l'une ou l'autre opération, j'y participerai volontiers, sois en certain.

" Je ne veux pas que tu risques davantage. Et tu sais bien que les choses peuvent toujours déraper."
Il pinça les lèvres et se redressa.
" Je vais me laisser quelques heures encore, mais je ne veux pas attendre pour Lena et Sedanius. Ensuite, peut-être prendrai-je un jour ou deux pour réfléchir. D'ici là, nous saurons à quoi nous en tenir en ce qui concerne le bateau luménien. Il faudra que nous organisions sa réception... Cet endroit n'a aucun accès sur la Houleuse, nous devrons donc trouver quelque chose. Quitter Mélandis pourrait s'avérer compliqué, mais peut-être moins que de trouver un quai où embarquer à l'intérieur des murs. Mais je crains que l'Envol soit très proche... Lena avait parlé de deux veilles maximum... Ils ont sans doute déjà dépassé Mersant. La route sera pénible si nous devons nous coltiner un groupe de personnes furieuses de voir leur aventure compromise... Je dois réfléchir. Mais ne t'en fais pas. Va voir Judicaël et organisez le rapatriement de Galathée. C'est la priorité, désormais."

-Très bien.
Il s'était levé et s'apprêtait déjà à gagner la porte lorsqu'un mouvement, dans la poche de son manteau, attira son attention.
Il avait failli oublier.....
-Kerun... Une dernière chose...
Il se tourna vers le Luménien et, embarrassé, prit délicatement la petite canaille dans ses mains.
-Hier, quand je suis rentré, j'ai vu Galathée en compagnie de cette martre et... j'ai pensé à toi. Ma compagne, qui est aussi une rôdeuse, m'a expliqué que trouver un compagnon animal n'était pas chose simple, mais... Voilà, je voulais quand même te la présenter. Au cas où.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Temple de Moandre