La Couronne de Cuivre

" Je pense que c'est bien son intention. Allez, file."
Effectivement, Taliesin découvrit la prêtresse embusquée derrière la porte et elle se glissa dans la chambre aussitôt qu'il fut dans le couloir. Perceval l'y attendait.
" Alors j'ai reçu des directives : il faut un dragon, des pirates, et Lathandre doit sauver le héros in extremis. Cela dit, ils sont plus fatigués qu'ils ne le croient... Tu peux toujours les endormir d'une berceuse, pendant ton introduction musicale."
Le jeune guerrier n'accompagna Taliesin jusqu'au bout et la chambre des enfants. Il les découvrit dans une pièce où on avait arrangé des matelas pêle-mêle sur le sol. Ils étaient tous les quatre sous leurs couvertures, bien installés, impatients et souriants... et presque endormis, aussi. Perceval n'avait pas menti.
" Taliesin, une histoire, une histoire, une histoire !" s'exclamèrent-ils en un choeur bien répété.

Un autre soir, sans doute se serait-il fait prier, arguant qu'ils ne l'avaient peut-être pas méritée. Il aurait pu, aussi, leur servir un récit ennuyeux à souhait, jusqu'à ce que les protestations fusent de toutes parts.
Mais... Pas ce soir. Il était trop nerveux, trop préoccupé pour se livrer à semblables facéties.
Il se contenta donc de s'assoir et de raconter ce qu'il avait inventé en chemin. Inventé était un bien grand mot, cependant : il s'était partiellement inspiré de faits réels, les modifiant quelque peu pour qu'ils collent à la trame globale.
Ainsi fut-il question d'un groupe d'aventuriers faisant escale sur une petite île avant qu'une armada de pirates ne les force à se replier dans un réseau de galeries souterraines. Pourchassés jusqu'en leur retraite, les héros durent s'enfoncer de plus en plus profondément dans les entrailles de la terre, jusqu'à déboucher dans une grotte gigantesque où dormait, sur son immense trésor, un énorme dragon. Les aventuriers lui dérobèrent armes et armures magiques, rebroussèrent chemin, vainquirent leurs ennemis puis, s'étant fabriqué un radeau, prirent d'assaut le vaisseau amiral des pirates et terrassèrent leur capitaine. La victoire était totale jusqu'à ce qu'une ombre les recouvre : le dragon, réveillé, venait punir les voleurs... Le triomphe devint déroute et tout se serait mal terminé si, perçant les nuages, le soleil n'avait dardé le monstre de ses rayons dorés, le réduisant aussitôt en cendres...

Aucun des quatre enfants ne s'endormit au cours de son récit, qu'ils écoutèrent, les yeux grands ouverts, passionnés. Hippolyte ne pouvait s'empêcher de commenter l'action, de temps en temps, mais sans que cela ne devienne trop envahissant. Finalement, quand il en eut terminé, ils le remercièrent tous avec enthousiasme, puis s'emmitouflèrent sagement dans leurs couvertures et il put souffler la bougie et les abandonner sans aucune difficulté. Peut-être savaient-ils, finalement, ce qui se tramait dans la maison ce soir-là.
En retournant vers la chambre qu'il partageait avec Galathée, Taliesin fut intercepté par Helen. Elle lui sourit et lui prit une main.
" Les choses sérieuses ont commencé. Je vais vous laisser tous les deux seuls un certain temps. Fais-la boire, parle-lui, reste calme, très calme, même si tu as peur. Tu es barde, tu es comédien, tu peux le faire. Quand elle commence à avoir des crispations très rapprochées, viens me chercher. Je serai dans la salle à manger. Si elle perd les eaux, viens me chercher aussi. Si tu es trop fatigué et que tu sens que tu t'endors... Viens encore me chercher. Tout va bien se passer."

-Je n'en doute pas, murmura-t-il.
Et c'était vrai. En tout cas, il était convaincu que tout finirait bien.
Mais d'ici là... C'était tout de même un sacré événement.
Restait à espérer qu'il soit à la hauteur...
Il aurait bien fumé pour se détendre : mais il n'avait ni pipe, ni tabac.
Il aurait bien bu un verre, aussi : mais ce ne serait guère sérieux...
-Je viens de trouver dès que nécessaire, ajouta-t-il.
Puis il gagna la chambre, se composant une mine détendue, réfléchissant à maints sujets triviaux dont il pourrait parler. Il n'avait pas réellement envie de jouer la comédie. Cependant, c'était nécessaire : lui qui avait la partie belle, il était de son devoir de soutenir sa compagne...

Galathée rit en le voyant entrer.
" Quelle tête, mon amour, si tu te voyais."
Elle lui fit signe de venir s'asseoir près d'elle, puis s'étira.
" Helen m'a dit de bouger pour favoriser la descente. Elle dit que petits comme ils sont, ils sortiront vite s'ils sont bien placés. Donc tu pourras peut-être bien dormir cette nuit, après tout. Il parait qu'il leur faut un jour et une nuit pour se remettre de leur venue au monde et commencer à s'exprimer."
Elle prit appui sur son bras.
" Je vais donc circuler dans la pièce, pendant que tu me raconteras... tes aventures des derniers mois... Tu peux choisir ce que tu veux... mais il faut que ce soit intense... pour que ça me change... hum... les idées..."

-Intense, ça n'est pas un problème : tout ou presque l'a été. Le souci, c'est qu'on a tellement souvent frôlé la catastrophe que je ne voudrais pas que cela t'angoisse... Bon, d'un autre côté, comme tu sais que l'histoire finit bien...
Il réfléchit un instant puis décida de rester dans le veine esquissée par l'histoire qu'il avait racontée aux enfants en lui narrant les péripéties mersantaises. En les narrant bien, non sur le ton de la conversation mais en employant celui d'un conteur, avec les effets adéquats... Peut-être parviendrait-il à la captiver assez pour qu'elle oublie en partie le reste ?
Il débuta donc par la découverte des passagers clandestins sur la Liberté, enchaîna avec le débarquement, le repérage des lieux et les rencontres, la mémorable bourde des gamins qui avaient libéré le bétail... D'ici qu'il arrive à l'épique conclusion sur le Citronelle, il y avait de quoi les occuper des heures durant.
Néanmoins, tout en parlant, il restait vigilant, veillait à ce que Galathée boive, surveillait les signes... Ce n'était pas le moment de faire fi des consignes données par Helen.

Le récit fit son effet et Galathée parut captivée, bien que son visage soit régulièrement traversé par des ondes de souffrance. Au moment où il abordait les préparatifs de la défense de leur plage, elle revint vers le lit et exigea, d'une voix rauque, qu'il lui masse le bas du dos tout en continuant à parler. Il relata donc l'assaut puis elle se releva. Elle fit quelques pas et brusquement une quantité invraisemblable de liquide s'échappa en une fois d'entre ses jambes, inondant le sol et ses vêtements. Elle contempla le désastre, ahurie, puis leva les yeux vers le barde.
" Je crois que tu devrais aller chercher quelqu'un..." murmura-t-elle d'une voix chevrotante.

-Ne t'inquiète pas, tout est prévu, fit-il en se levant et en lui pressant la main. Helen attend dans la salle à manger, ele m'a dit d'aller la chercher dès que tu perdrais les eaux. Et donc... Je cours la quérir.
Ce qu'il fit, le cœur battant. Pour l'heure, ayant quelque chose à faire, il tenait plutôt bien le choc. Ce serait plus rude quand il en serait réduit au rôle de simple spectateur impuissant...

Helen le suivit, calme et souriante. Une fois dans la chambre, elle alla au broc d'eau, se lava les mains soigneusement, puis s'approcha de Taliesin, sans le toucher.
" Va t'asseoir près d'elle. Regarde son visage, continue à lui parler. Ce qui se passe en bas ne te concerne pas."
Galathée s'était recouchée dans le lit et Helen lui sourit amicalement avant de soulever sa robe et de glisser une main entre ses jambes. Elle ne regarda pas, se contentant de toucher.
" J'espère que vous êtes prêts, parce que ça va aller vite." dit-elle joyeusement.
La rôdeuse essaya de répondre quelque chose mais se contenta de gémir légèrement. La souffrance lui déforma un moment le visage. Blanche entra et sourit au jeune couple.
" Si ça devient trop difficile, préviens-moi et je t'apaiserai, dit la vieille femme. Mais ils sont deux, ils sont petits, ils sortiront aisément."
A nouveau, la douleur empêcha Galathée de répondre mais Blanche parut satisfaite et gagna l'endroit où l'attendaient les langes.

Facile, de lui dire que ce qui se passait en bas ne le concernait pas. Il avait au contraire l'impression que ça le concernait au premier chef.
Facile, de lui demander de parler à Galathée. Mais que pouvait-il bien lui dire ?
Du nerf, mon vieux, ce n'est pas toi qui accouche. Pense à elle, bon sang !
Alors il prit sur lui, musela son angoisse, se força à se détendre. Il garda les yeux rivés sur le visage de sa compagne, lui sourit constamment. Lui raconta les anecdotes qui lui passèrent par la tête, concernant les quelques changements intervenus à la ferme, les faits et gestes de Victor... Ce devait être un peu décousu. Mais sans doute le ton était-il plus important que les mots, et il se faisait le plus apaisant, le plus réconfortant possible.

Blanche s'était mise à chanter doucement, tandis que Galathée, les yeux troubles, regardait le barde avec une mine stupéfaite, régulièrement défigurée par une contraction et la souffrance associée.
" Je sens la tête, ça va aller très vite..." murmura Helen.
Elle sourit à Galathée.
" Il y en a au moins un des deux qui est pressé... Que dirais-tu de marcher un peu ?"
La rôdeuse acquiesça, incertaine, puis poussa un cri irrépressible en posant un pied sur le sol. Quelques pas plus tard, elle n'en pouvait déjà plus.
" La pesanteur va nous aider... Ne bouge plus... et on pousse..."
La prêtresse leva les yeux.
" Viens, Taliesin... Soutiens-la... Comme si tu voulais la prendre dans tes bras... mais sous les épaules..."
Galathée cria à nouveau, cette fois sans tenter de faire bonne figure.
" C'est bien, c'est libérateur. Et on pousse.... encore encore... et on relâche."

Il fit ce qu'on lui demandait, sans réfléchir, sans cesser de chercher le regard de la jeune femme.
Il pouvait être utile. il devait l'être. Alors, il le serait, c'est tout ce qui comptait.
Peu importe sa propre angoisse, peu importe la peine que lui causaient les souffrances de son aimée. Ce n'était pas lui qui souffrait le martyr, c'était elle, et il était en son pouvoir sinon d'atténuer, au moins d'adoucir ce moment difficile.
N'être que soutien, que réconfort, que tendresse.
Ne songer à rien d'autre.

" Tiens, lui dit Blanche, doucement, en lui glissant un linge humide entre les mains. Rafraichis-la. Tu t'en sors très bien."
Elle lui pressa l'épaule et s'écarta. Entre ses bras, Galathée fit mine de s'affaisser.
" Bonne idée." dit Helen en accompagnant le mouvement.
Ils se retrouvèrent par terre, Taliesin soutenant le dos de la rôdeuse tandis qu'Helen demeurait accroupie entre ses jambes.
" On y va, dit la prêtresse en regardant la jeune femme droit dans les yeux. Il est presque là. Quatre poussées, et c'est bon... La tête, c'est le plus dur... Ensuite, le reste viendra aisément."
Le visage en sueur, les cheveux collés aux tempes, la rôdeuse acquiesça, puis se crispa sur la contraction suivante.
" On pousse... encore..."
Relâchement.
" C'était parfait."
La contraction suivante vint aussitôt et la jeune femme lâcha une plainte rauque, tout en obéissant aux injonctions de la prêtresse. Helen sourit. Galathée gronda. Et poussa un petit cri de surprise. Une seconde plus tard, Helen dégageait un bébé rouge et menu de sous la robe. Comme tous les nouveaux-nés, il avait le cheveu noir, le visage fripé, la tête énorme en regard d'un corps encore racrapoté. Il poussa un cri furieux, déployant ses poumons pour la première fois dans le monde.
" Félicitations, vous avez... une petite fille."
Une nouvelle contraction suivit aussitôt, empêchant Galathée de dire quoi que ce soit.

L'elfe observa un moment le petit être, les yeux aussi humides qu'incrédules.
Il allait lui falloir du temps pour réaliser.
Mais ce n'était pas le moment de se laisser aller, oh non.
-Courage, il n'y en a plus qu'un, souffla-t-il à la rôdeuse. En plus, si son petit frère tarde trop, Héloïse se moquera de lui toute sa vie et se targuera de ses droits d'aînesse !
Bon, d'accord, Galathée n'apprécierait pas qu'il plaisante. Mais on gère son stress comme on peut, non ?

Helen était à nouveau penchée entre les jambes de la rôdeuse et elle avait tendu le bébé à Blanche, qui le lui échangea contre un petit couteau. Il y eut un rapide mouvement, puis quelque chose de sombre fut posé dans un bassin, et Helen retrouva le regard du barde.
" On va la ramener dans le lit. Le deuxième est plus haut, et la poche n'est pas encore percée. Je vais devoir aller le chercher."
Elle tempéra son commentaire d'un sourire désolé. Galathée paraissait capable de se mouvoir, elle s'appuya contre Taliesin pour retourner jusqu'au lit. Dès qu'elle fut allongée, Helen replongea entre ses jambes. Blanche surgit et glissa la petite fille entre les bras de son père, avant de s'esquiver. Le bébé s'était apaisé et ses grands yeux sombres semblaient chercher quelque chose dans le noir. Elle avait des mains minuscules, un nez retroussé, des oreilles légèrement pointues, mais à peine, un signe qui se développerait peut-être à l'avenir.
Les contractions s'étaient à nouveau espacées, et la rôdeuse semblait avoir le contrecoup de ses efforts. Ce n'était pourtant pas le moment de se relâcher...

Oh ça, il le savait parfaitement. Savait que cela s'appliquait à la jeune femme comme à lui-même.
Mais il y avait une différence entre savoir et faire. Surtout quand on tenait sa première-née dans ses bras, si petite, si fragile qu'on osait à peine bouger par peur de lui faire mal. Surtout quand l'émotion nouait la gorge, ruissèle sans qu'on puisse rien faire pour la contenir.
Il chercha à se ressaisir, à se concentrer sur la jeune femme.
Il chercha à voir si il pouvait sinon lui confier le bébé, au moins le lui montrer.
Puis ce seraient à nouveau des mots, des gestes d'encouragement...

Galathée préféra lui laisser le bébé, mais elle lui effleura la tête d'une main un peu tremblante. Une nouvelle contraction la surprit et elle étouffa un cri.
" Le deuxième passe toujours beaucoup plus vite... et... Héloïse... est déjà passée très facilement... Ce sera vite fini... pour autant qu'il veuille bien se placer..."
La rôdeuse ne l'écoutait qu'à moitié, contemplant sa fille entre les bras du barde. La prêtresse ne chercha pas à attirer son attention et continua à agir entre ses jambes, dissimulée par la toile désormais sale de sa robe. Les contractions étaient un peu plus espacées, Helen fredonnait doucement.
" Dès que le second sera sorti, il faudrait que tu donnes le sein à Héloïse. Elle ne le prendra peut-être pas, mais c'est important, pour que ça fonctionne bien, que tu la prennes contre ta peau le plus vite possible."
Blanche avait ranimé le feu dans l'âtre, emplissant la chambre d'une douce chaleur. Il y eut un craquement à l'extérieur de la pièce et les deux prêtresses échangèrent un regard.
" Je ne crois pas que ça dorme beaucoup, dans cette maison." murmura la Lathandrite.
Une contraction survint et Galathée grogna, avant d'être prise d'un frisson.

Se contenir, paraître détendu devenait de plus en plus difficile à chaque instant. Comment rester de marbre quand des émotions si vives, si fondamentales déferlaient en vous, vague après vague ?
Mais ce serait bientôt fini. Plus que quelques instants à tenir.
Plus que quelques minutes de souffrance pour Galathée.
Alors il tiendrait bon. Il lui devait bien ça. C'était sa part du travail. Infime et cruciale à la fois.
-Courage, mon amour... lui glissa-t-il à l'oreille.Bientôt, Tristan sera aussi parmi nous. Tu pourras les serrer tous deux contre toi, tu pourras souffler...
Il continua, ne sachant plus trop ce qu'il racontait.
Mais il le racontait, d'un ton plus doux que jamais.

Les contractions ne tardèrent pas à reprendre à un rythme plus soutenu. Blanche reprit le bébé que les cris de sa mère semblèrent troubler. Helen guida la progression du second enfant, encouragea la rôdeuse, encore et encore, répétant ses consignes, puis Galathée soupira et Taliesin prit conscience de la disparition de son énorme ventre, comme s'il s'était subitement dégonflé.
" Et c'est un garçon." annonça Helen en présentant le second bébé au monde.
Il ressemblait à sa soeur, peut-être un peu plus menu. Il ne cria pas mais parut les observer de ses grands yeux noirs. Helen l'emmena vers Blanche, laquelle ramena aussitôt Héloïse vers ses parents, puis vint se positionner entre les jambes de Galathée. Les deux prêtresses incantèrent en même temps, l'une pour la mère, l'autre pour le fils, et des lumières apaisantes surgirent. Une minute plus tard, Helen tendait le bébé garçon à son père.
" Allaitement, maintenant. Tout s'est superbement passé. Mes félicitations."

Il voulut lui dire que Galathée devait souffler un peu, qu'elle avait besoin de souffler un peu.
Mais la prêtresse savait ce qui'l fallait faire en pareilles circonstances, et lui, non.
Alors il ne protesta pas, alla simplement s'assoir auprès de Galathée.
[color=#FFFF666]-Je vais... Je vais tenir Tristan pendant que tu allaites Héloïse,[/color] articula-t-il d'une voix rauque. Comme ça, tu pourras le voir, lui aussi...
Et lui, il les contemplerait tous les trois.
Du moins, quand sa vue se ferait moins trouble...

" Donne-les lui tous les deux, souffla Helen en ouvrant la robe de la jeune femme. Ils ne vont pas réellement manger, c'est davantage pour se familiariser avec ce contact... et ils vont dormir tous les trois, et tu vas les veiller. Je dois encore faire quelques petites choses et puis nous vous laisserons tranquilles."
La prêtresse laissa Taliesin trouver un moyen d'installer les deux bébés autour de leur mère. Comme elle l'avait prévu, ils glissaient peu à peu dans le sommeil. Galathée avait l'air épuisée mais elle aida chacun des nourrissons à trouver sa place contre d'elle. Ils étaient petits, ils se lovèrent l'un près de l'autre. Il faisait désormais bon dans la pièce. Blanche était déjà sortie, Helen finit par se relever, prendre le bassin et le seau et sortir.
Ils étaient désormais seuls tous les quatre, dans une pénombre agréable. La rôdeuse luttait contre le sommeil, mais ses yeux papillonnaient de plus en plus. Les bébés, de leur côté, s'étaient assoupis.

Il embrassa la jeune femme sur le front.
-Dors, mon amour. Je veille au grain.
Il sourit. Retint ce qui voulait sortit à toute force.
Être apaisant, encore un peu. Soutenant.
Mais quand il eut la certitude qu'elle s'était endormie, il ne lutta plus, poussa un long soupir tremblant et pleura silencieusement, le regard rivé sur la jeune femme, sur leurs enfants...
Leurs enfants.
Avait-il jamais cru réellement les voir ? Il n'avait cessé d'espérer, bien sûr, envers et contre tout, tout au long de ces mois de ténèbres. Cependant, son fichu pessimisme lui avait toujours sussuré le pire à l'oreille. Alors il avait essayé de nier cette voix. De tout nier, en réalité.
Et à présent, il réalisait. Tout s'était bien passé. C'était miraculeux et pourtant bien réel. Tout s'était bien passé et ils étaient tous les quatre, vivants, réunis...
Il pleura silencieusement, la tension et l'angoisse refoulées s'écoulant en même temps que les larmes.
De bonnes larmes.
Ne resta bientôt plus que le bonheur, un bonheur incrédule mais tellement tangible...

Plusieurs heures s'écoulèrent, pendant lesquelles l'univers ne fut que tranquillité. La maison semblait s'être rendormie, le feu crépitait joyeusement, Galathée et les jumeaux dormaient paisiblement. Taliesin entendit une fois un grattement à la porte, signe qu'un des nombreux chats de la maison tentait de se glisser dans leur nid douillet. Mais il renonça. Un oiseau de nuit chanta juste derrière la fenêtre, un long cri hanté qui aurait pu être sinistre s'il n'avait rappelé la chouette de la rôdeuse au barde.
La paix qui émanait de la pièce, de l'instant, était presque palpable, comme une respiration avant que le tourbillon de la vie, coloré et fantastique, bien sûr, ne les rattrape dans son étreinte.
Au bout d'un moment, Taliesin réalisa qu'un des jumeaux s'était éveillé. C'était le petit garçon et il geignit un moment avant de retrouver le sein providentiel pour s'apaiser.
Encore plus tard, la porte s'ouvrit doucement et Helen reparut. Elle s'approcha du lit à pas de loup et sourit au barde.
" Tout va bien ? Tu tiens le coup ? Alexandre et Blanche vont apporter le berceau pour que vous puissiez vous reposer tous les deux."

-Tout va bien, répondit-il, souriant, avec l'impression d'émerger d'un rêve éveillé. Tristan a quitté brièvement le pays des songes mais, en dehors de ça, ils ont dormi paisiblement tous les trois.
Il n'avait aucune idée de l'heure : l'aube devait être proche... Et s'il avait grand besoin de dormir, une chose était certaine : il opterait pour une transe elfique. D'abord parce qu'il n'avait pas envie de passer toute sa journée au lit - ce serait trop bête -, ensuite parce qu'il valait mieux qu'il s'y habitue dès à présent, s'il voulait être à même de seconder efficacement sa compagne.

" Parfait." dit Helen.
Avec un sourire tranquille, elle se mit à incanter, et un fin rayon de lumière caressa les trois endormis, puis le barde. Il ne ressentit rien de particulier. Elle sourit.
" C'est le sortilège diagnostique. C'est moins intrusif quand les patients sont endormis. Et tout le monde va superbement bien."
La porte s'ouvrit sur Blanche et Alexandre, qui transportaient le berceau. Ils le posèrent près du lit puis vinrent observer un moment la jeune femme assoupie. Elle semblait n'avoir aucune conscience d'être le centre de l'attention. Helen prit ensuite délicatement Héloïse et l'emmena vers la table d'appoint. Elle l'emmitoufla chaudement puis vint la poser dans le berceau. Elle fit la même chose pour Tristan. Blanche et Alexandre félicitèrent Taliesin à mi-voix puis s'éclipsèrent.
" Voilà, dit Helen. Ils dorment bien, ils ont chaud. Je vais recharger la cheminée et vous laisser dormir. Profite. Ils seront nettement plus agités la nuit prochaine. Là, ils doivent récupérer de leur grande aventure."
Elle joignit ensuite le geste à la parole, et ne tarda pas, à nouveau, à les laisser seuls. Taliesin eut l'impression qu'il faisait un peu moins noir qu'auparavant... Il ne s'était pas trompé : l'aube était proche.

Il s'était déjà étendu lorsqu'il sentit quelque chose dans sa poche.
Le renard. Il l'avait oublié, celui-là...
Alors, il se releva précautionneusement, s'approcha du berceau et déposa la peluche près de ses enfants.
-Un cadeau de votre grand frère... murmura-t-il en observant le tableau, ému.
Il songea à Victor, endormi à des centaines de lieu d'ici, de l'autre côté du détroit, et éprouva un pincement au cœur en songeant qu'il manquerait ces premiers instants, ces premiers jours.
Mais il était un peu là malgré tout, grâce au présent acheté à Loth Imarhil et longtemps conservé sous sa chemise. Et d'ici quelques veilles, il ferait la connaissance des jumeaux. Ce n'était pas si loin...
Il finit par se détourner, par aller se coucher pour de bon. Et en s'abimant dans sa transe elfique, il croisa les doigts pour ne pas basculer comme de coutume dans le sommeil humain, ou pour que quelque bruit le réveille avant que la transition ne se produise.
Car il ne voulait pas manquer le moindre instant de la journée à venir.

Mais il n'était pas facile de retrouver une habitude perdue depuis des lustres, même si elle faisait partie intégrante de votre essence. Aussi, comme d'habitude, glissa-t-il vers un sommeil humain sans en prendre conscience. Mais ce fut un sommeil léger, car il s'éveilla sous la lumière, au moment où Galathée, dans un soupir, se levait. Elle resta assise un moment sur le bord du lit puis fit une tentative pour se mettre debout. Elle demeura quelques secondes vacillante, puis prenant une profonde inspiration, elle fit les deux pas qui la séparaient du berceau. Elle observa les bébés endormis, une expression un peu stupéfaite sur les traits, puis sourit doucement, et se tourna vers le barde.
Elle posa un doigt sur ses lèvres et lui fit signe d'approcher.
" C'est drôle... Il me semblait que tu m'avais dit que ce renard s'était perdu... C'est dire comme j'ai eu la tête ailleurs ces derniers jours..." murmura-t-elle.
Les jumeaux dormaient paisiblement, sur le dos, de part et d'autre de la peluche que, pour l'heure, aucun des deux n'avait saisi.
" J'espère qu'ils s'entendront bien, sinon ce sera le pugilat..."

Il demeura un instant silencieux, à nouveau saisi par ce sentiment d'irréalité qui l'avait habité la veille. Mais non, il n'avait pas rêvé. Et il ne rêvait pas davantage à présent.
-Il n'y a pas de raison pour qu'ils ne s'entendent pas et, de toute façon, nous avons du temps avant qu'ils ne soient en mesure de réellement se bagarrer... murmura-t-il. Quant à la peluche, je t'ai effectivement dit qu'elle était perdue, parce que j'en étais convaincu. Mais hier, Guéric m'a appris qu'il l'avait sauvée, et j'ai voulu te faire la surprise...
Il se tourna vers sa compagne.
-Comment tu te sens ?

" Raplapla, dit la jeune femme. Molle. Flasque. C'est toi le barde, tu choisiras le bon mot."
Elle lui sourit et le serra contre elle.
" Et aussi incroyablement... je ne sais pas quoi... surprise, je crois. Ils sont si minuscules et j'étais si énorme. Je les vois là... et je me demande comment j'ose les laisser tous seuls dans ce grand lit... magnifique au demeurant... Ils ont l'air tellement... fragiles... et je n'arrive pas à croire... qu'ils soient un morceau de toi et un morceau de moi... La magie, finalement, elle n'est pas où on croit."

Il hocha lentement la tête.
-Je suis bien d'accord... et j'ai rarement vu prodige plus déroutant. J'en perds même mon vocabulaire bardique.
Son regard alla des jumeaux à leur mère.
-M'est avis qu'ils nous paraîtront plus réels et moins fragiles sitôt qu'ils se mettront à vagir à pleins poumons. D'après Helen, ça commencera cette nuit. D'ici là, je ferai tout mon possible pour que tu puisse te reposer à loisir.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Le Domaine des Crocus