La Couronne de Cuivre

- Oh, ne vous en faites pas, c'était il y a déjà quelques années, et elle était âgée. Elle s'en est allée un beau jour, se sentant proche de la fin, en m'interdisant de la suivre. Elle voulait mourir au coeur de ses montagnes. Je n'ai pu que respecter ses voeux. Et son familier était déjà mort, peu avant, tué par une flèche perdue. C'était un aigle...
La druidesse haussa les épaules.
- Le choc a sans doute été moins rude pour moi que pour vous. Mais pour en revenir à cette nuit... Peut-être que son familier est mort peu après, et que c'est bien son fantôme qui hante ces lieux. Ce ne serait pas impossible après tout. Vous avez eu l'impression qu'il vous reconnaissait ?

L’histoire de la fin de la mère d’Eärundra, si elle était douce, n’en était que plus émouvante et le rôdeur afficha une expression peinée, ne tenant pas compte des démentis apparemment presque insensibles de la druidesse. Ses questions le ramenèrent toutefois à sa propre situation et il répondit d’un ton neutre au bout d’une minute :

- J’ignore si sa panthère l’a suivi dans la mort, c’est une chose possible quoique j’aie des lacunes dans la connaissance des liens unissant un rôdeur et son compagnon. Je ne suis lié que depuis peu avec une louve très indépendante et je n’ai jamais eu l’impression que nos vies dépendaient à ce point l’une de l’autre. Cela dit, l’apparition de cette nuit s’est longuement intéressée à moi comme si elle cherchait à me connaître ou… à se souvenir. Quand elle a vu mon médaillon, elle s’est finalement détournée. Il n’a pas toujours représenté cette forme. Pas quand il appartenait à ma mère. J’ai eu l’impression de la trahir d’avoir fait un autre choix…

Eärundra haussa un sourcil, intriguée.
- Faites-moi voir ça...
Sans attendre sa permission, elle détacha la broche.
- Vous dites qu'il représentait autre chose... Une panthère, je suppose, puisque maintenant elle représente un loup... Mais... C'est lorsque vous avez rencontré votre louve qu'il a changé ? S'est-il simplement adapté au choix que vous avez fait à ce moment-là ?

Kasumi ressentit immédiatement une impression de manque étrange quand Eärundra lui retira son médaillon mais il ne chercha aucunement à empêcher la druidesse de l’examiner. Il était encore plus en quête de réponses qu’elle-même sans doute et il lui accordait déjà un certain crédit pour l’aider dans cette recherche. Eärundra lui donnait cette impression étrange d’en savoir bien plus qu’il ne l’aurait pensé de certains érudits. Elle dégageait une aura de sagesse à laquelle il avait envie de se fier. Il répondit donc le plus honnêtement et le plus précisément possible :

- Non, cela s’est manifesté immédiatement à sa mort comme si le choix avait déjà été fait. Par moi instinctivement ou par d’autres. Du reste, j’étais inconscient à ce moment-là. A mon réveil, le médaillon avait changé et pas seulement lui. Je portais aussi certains stigmates qu’elle m’avait transmis. Les traces d’une malédiction familiale. Mais… Je ne souhaite pas vraiment m’étendre sur le sujet sauf si vous pensez que c’est important.

Eärundra haussa les épaules.
- Important... non, pas forcément. Ça l'a été sans doute. Je pense que ça ne l'est plus... Je suis curieuse de comprendre, c'est tout. Je me demande... de quel stigmate il s'agit. Mais si vous ne voulez pas le dire, ça n'a pas d'importance.
Le regard intrigué de Sylvia disait clairement qu'elle aussi était curieuse d'en savoir plus.
La druidesse lui rendit le bijou avec un sourire.
- Je ressens une magie ancienne en lui. Une magie de la Forêt... Mais je ne sais pas si c'est lui qui vous a orienté, à votre insu, vers votre louve, ou si c'est simplement qu'il a lu en vous, quelque part, ce qui vous correspondrait le mieux.
Elle sourit.
- Sans doute, un jour, se transformera-t-il à nouveau, quand vous le confirez à votre tour à votre fils... ou fille d'ailleurs.
Y avait-il un brin de malice dans son regard ? Ou l'avait-il imaginé ?

Le rôdeur récupéra la fibule avec un brin de soulagement mais son sourire se figea en une expression d’incrédulité à la mention d’enfants à qui il pourrait le transmettre. Elle était d’autant plus frappante qu’il se mit à rougir furieusement et baissa les yeux avant de les tourner instinctivement vers Sylvia, juste l’espace d’une seconde. Comme pour masquer la tempête de pensées que cette simple remarque avait soulevée, il se mit à en dire davantage qu’il ne l’aurait voulu sur ces fameux stigmates :

- Eh bien… Puisque Tilmandil est déjà en partie au courant, je ne risque pas d’aggraver trop mon cas en lui inspirant de nouveaux couplets… La malédiction était ancienne de ce que j’ai pu en comprendre. Elle touchait un membre par génération dans la famille de ma mère. Tous avaient un curieux dessin imprimé sur la peau mais je laisse la place à votre imagination, je ne suis pas doué pour représenter ces choses ! En outre, chez moi, les signes étaient beaucoup moins discrets et ont changé la couleur de mes yeux. Mais par la grâce de Mielikki, ils ont retrouvé leur couleur naturelle quand je suis mort, au Palais de Luménis, à la fin de la guerre…

Fier de son effet, le rôdeur dévisageait Tilmandil avec un sourire en coin pour savoir s’il avait bien dosé le mystère et le suspense dans son court récit. Mais aussi s’il avait éveillé son intérêt.

En l'occurrence, il avait parfaitement atteint son objectif. Le barde écarquilla des yeux, tandis que Sylvia poussait une exclamation étouffée.
- Quoi ?
- Mort ? Tu veux dire... Mort ? Mais... On t'a ressuscité alors, ou quelque chose comme ça ?
Sylvia paraissait horrifiée.
- Et de quelle guerre tu parles ?, poursuivit Tilmandil, les yeux brillants d'excitation.
Seule Eärundra ne semblait pas réellement s'émouvoir de la révélation. Mais on lisait toutefois de l'intérêt, voire de la curiosité, dans son regard.

Le rôdeur ménagea son effet en prenant le temps de boire une longue gorgée de lait chaud, rescapée de son petit-déjeuner. Son regard brillait de malice tandis qu’il détaillait tour à tour ses interlocuteurs avant de répondre à leurs questions impatientes en dispensant de nouveaux détails destinés à faire encore augmenter leur envie de connaître le fin mot de l’histoire tout en éludant l’essentiel de ce qu’il souhaitait savoir :

- Les prêtres qui ont examiné mon corps après la bataille et l’ont amené au bosquet des docks ne semblaient pas d’accord sur la question. Mais j’ai fini par me relever six mois plus tard, libéré de l’emprise de la malédiction. Et la ville était libérée de l’emprise du tyran, nous avions gagné la guerre civile même si je n’en ai pas vécu les tous derniers instants. C’est peut-être depuis lors que j’aime les grasse matinées prolongées !

Effectivement, il n'en avait pas assez dit. Ou trop peut-être...
- Un bosquet... vous parlez d'un bosquet druidique ? Ce serait de la magie druidique qui vous aurait sauvé ?
- Et tu parles de ce tyran dont j'ai un peu entendu parler sur Hélonna, c'est ça ? Morfea je-ne-sais-quoi ? J'avoue que je n'ai guère fait attention aux rumeurs locales, elles ne me concernaient pas...
Sylvia, elle, ne dit rien, mais elle pressa sa main avec douceur.

Kasumi caressa discrètement la main dans la sienne avant de dédier un calme sourire à sa propriétaire. Il semblait s’être échappé du présent durant ce bref instant puis, après s’être donné le temps de réfléchir à sa réponse, il répliqua d’un ton taquin :

- Ma parole, vous êtes bien curieux alors que nous sommes censés nous mettre en route sans plus tarder ! Je ne vais pas avoir le temps de vous conter mes vieux souvenirs de résistant contre Morfea Nwalk et sa sinistre garde rouge tout de même ! Il n’y a pas grand-chose à raconter en plus. Enfin, peut-être juste cette histoire avec les golems… Non, on n’a pas le temps maintenant pour cela...

Le demi-elfe se ménagea une dernière pause pendant laquelle il fit mine de ranger la vaisselle que les elfes avaient laissé pour leur petit-déjeuner. Mais, sentant qu’il en faisait peut-être juste un peu trop, il ajouta aussitôt d’un ton emphatique :

- Non, c’est juste un bosquet qui a poussé sur les docks à la place d’un entrepôt naval. Le cadeau d’un gnome alchimiste qui a su réveiller le bois mort et a transformé cette partie du front de mer en une heure à peine. Je m’en suis occupé un temps après mon réveil et j'ai encouragé certains citadins à venir y prendre soin des plantes. Je crois que la dame des forêts appréciait cette attention. Nous lui avons dédié un petit autel, comme de juste.

- C'est tout de même un bosquet bien particulier, presque magique au fond, conclut Eärundra. Elle n'avait pas relevé l'allusion au golem, alors que Tilmandil, lui, avait ouvert des yeux ébahis, peut-être vaguement incrédules. Sylvia, quant à elle, avait froncé un sourcil, dubitative.
- Mais vous avez bien fait de le consacrer à Mielikki, si c'est ce que votre coeur vous dictait. Il faut toujours suivre son instinct...
Elle lui sourit, sans qu'il puisse déterminer s'il mettait dans ses paroles un autre sens en lien avec sa situation actuelle, et se dirigea vers le feu où elle avait posé un récipient contenant un liquide d'un beau vert clair. Elle en remplit trois petites outres de peau, qu'elle leur tendit.
- Prenez-en chacun une. C'est un anti-poison. Il peut être utilisé de façon préventive, si vous savez que vous allez dans une zone à risque : il est efficace quatre heures. Mais je vous conseille plutôt de l'utiliser en curatif. Attention, dans ce cas il vous faudra l'avaler dans les minutes suivant l'exposition au poison...

Kasumi s’était contenté de hocher de la tête quand Eärundra avait parlé du bosquet et n’avait pas relevé les expressions de ses autres compagnons. Il fallait ménager leur imagination et la laissait raconter l’histoire à partir de là et plus tard, ils viendraient d’eux-mêmes demander des détails s’il avait réussi à les toucher. Il se souvint confusément que c’était son père, il y a bien longtemps, qui lui avait appris cette leçon. Etrange que cela lui revienne en cet instant. Quoique pas tout à fait après tout…

La druidesse fournit une diversion à ses pensées en leur tendant une petite outre à chacun et il crut bon de la remercier :

- Espérons qu’elles ne nous serons pas utiles mais cette précaution est tout à fait indiquée dans les marais. Vous n’en prenez pas pour vous-même ?

Elle secoua la tête, et désigna une amulette accrochée au bout d'un lien de cuir, pendant à son cou.
- J'ai déjà ce qu'il faut pour me protéger... suffisamment en tout cas pour que je puisse lancer un sortilège contre le poison.
Elle sourit, et ajouta, en jetant un coup d'oeil aux bracelets que portait Kasumi.
- Ma mère avait un don pour fabriquer des objets protecteurs en tout genre... Mais mettons-nous en route, maintenant, sans trop tarder. Il me semble, de ce que Cewyn m'a dit, qu'il y a des sentes dans ces marais, des passages à pied secs, que Léo pourrait trouver et emprunter...
- Il y a aussi des sables mouvants s'il se trompe, répliqua Sylvia avec une grimace.
- Soit. Mais il a le pied sûr et saura se montrer prudent. Et il s'arrangera pour rester toujours en vue du bateau, pour que je puisse lui venir en aide au cas où. Cela me semble préférable... A moins que vous ne soyez prêts à passer une journée entière avec un fauve frustré ?

Le rôdeur se garda bien de regarder ses bracelets en espérant peut-être que Sylvia ne fasse pas le rapprochement avec la mère d’Eärundra. Non pas qu’il s’agisse d’un secret ou qu’il soit enchanté de lui faire des cachoteries mais la tension entre les deux femmes étaient encore un peu trop vive à son goût pour qu’il prenne ce risque. Il serait toujours temps d’expliquer les circonstances qui les lui avait faits trouver si la jeune femme lui posait la question. A condition bien entendu que Tilmandil tienne sa langue pour une fois.

- C’est à vous de voir pour Léo. Eärundra, vous savez ce dont il est capable. Et tu connais cette zone bien mieux que moi, Sylvia. Je… Je vais chercher le reste de nos affaires en haut pendant ce temps. Je n’en ai que pour une minute.

Lorsqu'il redescendit, leurs affaires à la main, Tilmandil et Eärundra étaient déjà sortis, s'éloignant en direction du radeau. On le voyait parfaitement depuis la tour, et il n'avait pas bouché d'un pouce. Sylvia, en revanche, l'attendait, un sourire aux lèvres, heureuse sans doute de pouvoir avoir à nouveau quelques minutes seule à seul avec lui. Elle saisit son propre sac et l'entraîna à sa suite, en direction de leur embarcation, d'un pas exagérément lent. Pour éviter les serpents, certainement.
- Tu en as vécu, des choses, murmura-t-elle avec un rien d'envie dans la voix. Et moi, pendant ce temps, je ne faisais que vivre le quotidien ici, sans vouloir réfléchir à ce que j'attendais en réalité... Il y avait bien quelques attaques d'asabi ou d'ogres, quelques voyageurs imprudents à protéger, mais rien d'aussi palpitant. Tu me raconteras, un jour ?
Tilmandil et Eärundra, à quelques dizaines de mètres devant eux, chargeaient les premiers sacs. Léo était là, auprès d'eux, et il vit la druidesse se pencher sur lui, le caresser, lui parlant doucement.

Kasumi rendit un sourire radieux à la rôdeuse comme il sentait une bouffée de chaleur l’envahir en songeant que c’est à lui qu’elle dédiait le sien. Et quelle avait probablement attendu en arrière pour demeurer, durant quelques instants, seule avec lui. Tout en marchant à côté d’elle, calquant son rythme sur le sien, il passa nonchalamment un bras autour de sa taille et lui déposa un léger baiser sur le front avant de répondre à voix basse, pour qu’elle soit la seule à l’entendre :

- Je te raconterai si ça te fait plaisir et je suis certain que tu as eu ta part d’exploits. Mais il reste aussi bon nombre d’aventures à vivre et que nous pourrons raconter ensemble si c’est ce que tu veux… Si c’est ce que tu attends en réalité.

Il chercha alors à croiser son regard pour signifier qu’il était sincère et qu’il voulait vraiment savoir ce que la rôdeuse attendait de la vie, de lui aussi.

Le regard de la rôdeuse était à la fois radieux et... presque incrédule.
- C'est ce que j'ai espéré, attendu, toutes ces années... Partir à l'aventure avec toi, partager... ta vie... Mais je n'y croyais plus... Gwenaël me disait de partir, de trouver ma voie. De trouver un compagnon. J'ai failli, une fois... Mais ça n'aurait pas marché, il ne me correspondait pas. Ou peut-être que je ne l'aimais pas suffisamment...
Elle grimaça.
- Je ne devrais pas te parler de ça... Tu ne vas pas en prendre ombrage, j'espère ? C'était il y a longtemps tu sais... Et c'était toi que je voulais, déjà à cette époque...

Kasumi resserra son étreinte autour de sa taille et lui déposa un tendre baiser sur la joue pour effacer sa grimace et ses doutes. Il répondit d’un ton doux et sincère après avoir jeté un bref regard nerveux en direction du radeau :

- Voyons, ma beauté : comment pourrais-je en prendre ombrage alors que je t’avais stupidement abandonné ? Alors que tu m’as tant attendu toutes ces années et que je te retrouve aujourd’hui ? Et Gwenaël avait raison de vouloir de voir heureuse. C’est quelqu’un de bien, je l’ai tout de suite compris. J’aimerais que tu me parles de lui et de ta famille, quand tu le souhaiteras…

Il grimaça à son tour en songeant que peut-être Sylvia espérait qu’il s’épanche à son tour, qu’il lui parle de cette femme que Tilmandil n’avait fait qu’évoquer. Et pourtant il ne se sentait pas prêt à parler ainsi d’Astrée. Il ne s’en sentait pas le droit. Pas maintenant, pas tant qu’il ne lui aurait pas expliqué, à elle…

- On aura tout le temps à notre retour, lui répondit-elle avec un sourire. Enfin, je l'espère.
Elle ne l'interrogea pas sur Astrée. Peut-être craignait-elle d'aborder le sujet, le devinant sensible. Ou avait-elle peur de lui découvrir des sentiments ambivalents ?

Il leur fallut un second voyage, à quatre, pour charger l'ensemble de leurs affaires sur le radeau, et ils purent reprendre leur voyage. Tilmandil s'était décrété inapte à la navigation, et personne ne l'avait contredit, aussi seules Eärundra et Sylvia relayaient-elles Kasumi à la perche. La rivière s'élargissait et le flot se faisait plus paresseux. Ils rejoindraient certainement avant le soir l'endroit où elle se jetait dans la Nouria.
Autour d'eux, ils devinaient que la terre ferme changeait, devenant spongieuse par endroit, dissimulant traitreusement, sans doute, des sables mouvants ou des trous d'eau cachés parmi les herbes hautes. Léo ne semblait guère apprécier le changement : Il parcourut quelques milles d'un pas léger, sur un sentier apparemment stable, mais il se retrouva d'un coup les deux pattes avant dans un trou d'eau. Depuis, ils le voyaient hésiter, avançant pas après pas, flairant le chemin devant lui.
- Il va falloir ralentir l'allure où il va se laisser distancer, fit Eärundra d'un ton soucieux. Ou alors le faire monter avec nous... mais on ne peut pas accoster près de lui, ici. On s'embourberait je pense.
Tilmandil grimaça, mais ne dit rien.

Quand l’une des femmes le relayait, le rôdeur ne manquait pas de jeter un œil à la progression de Léo mais il tenta aussi à plusieurs reprises – en faisant preuve de plus ou moins de discrétion - de voir ce que son demi-frère écrivait sur son parchemin, curieux de savoir ce qu’il pouvait bien inventer malgré les craintes qu’il avait affiché ouvertement à plusieurs reprises que cela put le concerner.

Toutefois, quand la druidesse aborda une question bien plus sérieuse, il laissa Tilmandil en paix pour se concentrer sur ce problème crucial :

- Ce n’est pas son environnement de prédilection et je crains qu’il en souffre. A ce point, nous ferions mieux de le faire monter à bord. Au moins tant que nous n’aurons pas trouvé un terrain plus propice. Sylvia, saurais-tu s’il y aurait un endroit où nous pourrions accoster plus loin ? Sinon, je crains qu’il doive nager jusqu’à nous et que nous le hissions à bord… Mais je ne sais pas comment il le prendrait… D’autant qu’avec sa taille, il y a un risque qu’il nous fasse chavirer.

Sylvia fronça les sourcils, cherchant à se remémorer les lieux.
- Je ne sais pas, avoua-t-elle. En fait, je n'ai jamais mis pied à terre dans les parages. Je sais juste que les apparences sont trompeuses : on peut croire le sol ferme, et lorsqu'on y pose le pied, se trouver pris dans des sables mouvants. On dit même qu'il existe des monstres marins, des sortes de serpents géants je crois, qui peuvent vous attraper la jambe pour peu que vous la mettiez dans un trou d'eau.
Elle grimaça. Eärundra ne fut pas longue à prendre sa décision.
- Je ne peux pas prendre le risque qu'il soit happé par un monstre aquatique. On ne peut donc pas lui demander de nager... Il va falloir trouver un terrain stable.
Ce qui fut le cas, du moins en apparence, moins d'un demi-mille plus loin. Une langue de terre rougeâtre, parsemée de quelques rochers, servait de berge. Eärundra en tâta la consistance du bout de la perche avant de sauter lestement à terre. Elle se retourna vers eux avec un sourire, faisant signe à kasumi de lui lancer la corde d'amarrage.
Léo, soulagé sans doute de voir sa maîtresse à proximité, dut perdre une partie de sa prudence : Il se mit à accélérer légèrement l'allure, et Kasumi le vit disparaître subitement à sa vue, comme happé par les profondeurs.
- Qu'est-ce qui se... questionna Eärundra en voyant son expression, avant de se retourner vers le marais, le teint blême.

Kasumi ne mit pas une seconde à réagir à son tour, saisissant un cordage dans leur équipement avant de sauter lestement à terre et de lancer ses directives :

- Tilmandil, assure-toi que le radeau ne s’éloigne pas ! Eärundra, Sylvia avec moi, vite.

Inquiet de ce que Léo ait pu se laisser piéger par un trou d’eau ou une zone de sables mouvants, le rôdeur n’avait pas l’intention de perdre un seul instant pour tenter de le secourir. Il chercha immédiatement un chemin vers l’endroit où il avait aperçu le félin pour la dernière fois.

Aux abords immédiats de la rivière, il n'y avait qu'une terre alluviale rougeâtre, sèche et craquelée, parsemée de petits rochers. Mais un peu plus loin se dressait une zone de hautes herbes, et c'était en abordant celles-ci que Léo avait disparu. Sans doute ne s'était-il pas méfié de ces grandes herbes sèches lui rappelant son milieu naturel.
Eärundra n'avait pas attendu l'ordre de Kasumi, ni même qu'il ne mette pied à terre, pour avancer. Mais il constata que l'inquitude ne lui faisait pas perdre une once de sang-froid, bien au contraire : dès qu'elle fut au bout de la langue de terre nue, elle s'arrêta, s'agenouilla, et en tâta la consistance à l'aide d'un bâton.
- On peut avancer, à condition de sonder le sol mètre après mètre. Il y a des trous d'eau partout...
Au-devant d'eux, Léo restait invisible. Peut-être surnageait-il péniblement à la surface d'un de ces minuscules étang, mais les herbes étaient trop hautes pour espérer l'apercevoir.

Kasumi adressa un regard compatissant à la druidesse tout en cherchant de quoi accélérer la manœuvre : Léo était encore en vie, il le fallait mais il ne fallait gagner autant de temps que possible pour lui laisser un maximum de chances de ne pas s’épuiser ou s’étouffer. Sans prendre de risques inconsidérés qui ne ferait que les retarder ou pire. Eärundra était au moins consciente de cela, faisant preuve d’un sang-froid et d’une sagesse remarquable, même pour une elfe.

- C’est trop long avec un bâton. Encordons-nous par prudence !

Le rôdeur ramassa ensuite une pierre de belle taille et la jeta devant lui en essayant de la faire rouler et d’observer son comportement : si elle ne s’enfonçait pas, le sol serait certainement assez stable. Si ce plan donnait de bons résultats, il avait l’intention de recommencer en espérant que cela leur ferait gagner de précieuses secondes.

La méthode de Kasumi s'avéra efficace et leur permit de parcourir sans encombre... une trentaine de mètres. Puis la pierre sombra dans les profondeurs, et il dut en chercher une autre. Dans le même temps, une nuée d'insectes vorace sembla fondre sur eux. Sylvia sortit immédiatement un onguent de sa poche :
- Enduisez-vous de ça ou vous allez vous faire dévorer par ces bestioles...
Kasumi dut ensuite recourir à une troisième pierre, et une quatrième juste après. Petit à petit, néanmoins, ils avançaient. Sylvia et Eärundra imitèrent bientôt sa technique, leur permettant de sonder plusieurs directions à la fois, et d'avancer en parallèle sans se gêner. Il leur arriva une fois ou deux de se trouver dans un semblant d'impasse, de devoir rebrousser chemin sur quelques mètres avant de trouver un meilleur passage.
- Il est là ! s'exclama soudain l'elfe en apercevant une touffe de poils roux au travers des hautes herbes.
Le lion avait plongé bien malgré lui dans un trou d'eau dont il ne pouvait ressortir, et il s'épuisait à nager fébrilement, vainement. On le sentiait sur le point de couler. Mais il parut reprendre espoir et retrouver un peu d'énergie en entendant la voix de sa maîtresse.

Le rôdeur éprouvait des sentiments partagés : le soulagement primait de revoir Léo alors qu’il lui avait semblé avoir mis un temps fou pour parvenir jusqu’à l’endroit où il se trouvait. Mais le demi-elfe perçut aussitôt la faiblesse de l’animal, son épuisement et son incapacité à sortir de là sans aide. Une aide qu’il n’était pas évident d’apporter à une créature pesant sans doute dans les trois-cent livres… Dans ce genre de situation, Kasumi avait tendance à s’en remettre aux sages conseils de ses maîtres d’autrefois, sa mère en premier lieu qui lui avait appris à traiter un problème à la fois et que même les situations les plus difficiles pouvaient être désamorcées de la sorte : en résolvant chaque contrainte jusqu’à ce que le cœur de la difficulté soit bien moins lourd à surmonter.

- Eärundra, assurez-vous qu’il maintienne la tête hors de l’eau. Vous avez peut-être aussi de quoi lui redonner un peu d’énergie ? Nous pouvons le soulager un peu en passant la corde sous son ventre. Elle est assez longue pour improviser un harnais de fortune. Si tu veux bien t’en occuper, Sylvia… J’ai une autre idée pour faciliter la sortie mais il me faudra plusieurs minutes.

Et aussitôt, il courut vers le radeau en empruntant le chemin qu’ils avaient emprunté à l’aller, se fiant à sa mémoire et à son instinct pour ne pas commettre de bévue. Une fois au radeau, il récupéra ce qu’il était venu y chercher : la pelle qu’il avait pris soin d’emprunter dans les réserves de Yan. Il partit en sens inverse en adressant à peine un mot à Tilmandil, soucieux de ne pas perdre une seconde précieuse. En effet, même s’il parvenait rapidement à ses fins – en creusant une pente douce sur un bord du trou - ils auraient encore besoin que Léo ait conservé un peu d’énergie pour s’extirper de sa prison.

Kasumi put revenir au radeau et en repartir en un temps record. Tilmandil, obéissant sagement à ses directives, avait solidement amarré leur embarcation, et, si ses yeux brûlaient de curiosité et d'inquiétude, il sembla comprendre que l'heure n'était pas aux questions.
Il n'avait aucune difficulté à retrouver le chemin zigzagant qu'ils avaient suivi : les herbes hautes couchées indiquaient clairement leur passage. Et lorsqu'il parvint auprès du lion, il put constater que les deux jeunes femmes avaient obéi à ses directives. Une corde avait été passée sous le corps de Léo, sans doute par Eärundra à en juger par ses vêtements trempés, et Sylvia s'y cramponnait fermement tandis que la druidesse parlait doucement au fauve pour le rassurer. Le lion semblait du reste avoir repris quelques forces, peut-être grâce à un sortilège. Le sauvetage s'annonçait donc sous les meilleurs auspices... si on faisait abstraction d'un étrange bruit de crécelle qui s'éleva subitement, semblant provenir des herbes derrière Sylvia. Juste derrière elle.

Kasumi prit une seconde pour reprendre son souffle et mettre la pause à profit pour embrasser la situation du regard. Cependant, alors qu’il allait se mettre au travail sans plus tarder, il entendit un son inquiétant dans le dos de Sylvia. La rôdeuse semblait trop déconcentrée par l’effort pour l’avoir remarqué aussi se précipita-t-il dans sa direction en lui lançant immédiatement un avertissement :

- Sylvia, attention ! Un serpent derrière toi. Eloigne-toi des herbes !

Jetant la pelle à proximité du trou, il poursuivit aussitôt sa course en dégainant ses épées au cas où l’animal attaquerait tout de même.

Sylvia se jeta de côté au moment même où le serpent jaillissait des herbes, et l'animal manqua heureusement sa cible. Il était de petite taille, mais Kasumi reconnut une espèce particulièrement venimeuse. Sylvia et Eärundra l'identifièrent du reste en même temps que lui.
La reste de la scène resterait flou dans sa mémoire, les événements s'enchaînant à une vitesse impressionnante : Sylvia, en se jetant de côté, gêna malencontreusement le rôdeur qui dut faire un bref écart avant de pouvoir tenter de frapper le serpent. Mais celui-ci, durant ce laps de temps, avait filé se cacher à nouveau dans les hautes herbes et le rôdeur entendait son étrange sifflement, menaçant, qui paraissait se rapprocher de lui, bien caché par la végétation. Et un bruit d'éclaboussures indiqua que Léo, qui n'était plus soutenu par la corde lâchée par Sylvia, se débattait avec l'énergie du désespoir pour ne pas couler. Eärundra se précipita vers lui.

Kasumi avait été désorienté par la bousculade et l’enchaînement des événements mais il n’était pas temps de tergiverser aussi se fia-t-il à son instinct pour reprendre le contrôle de la situation. Le serpent avait probablement été aussi effrayé qu’eux-mêmes ce qui leur laissait quelques secondes de tranquillité. En tous cas il fallait l’espérer. Mais le plus urgent était de s’occuper de Léo de toute façon : il se jeta donc sur la corde pour tenter de profiter de sa force pour l’aider à s’extirper de l’eau. Grognant sous l’effort de la corde tendue, il appela à l’aide :

- Sylvia, viens m’aider à le stabiliser !

Restait à espérer qu’ils y parviennent avant que l’un d’eux ne soit mordu... Il serait alors temps de s’occuper de creuser cette tranchée et de faire fuir ce maudit serpent.

La Couronne de Cuivre

[Haute-Forêt] Quête : Racines