La Couronne de Cuivre

-Je les ai examinés lorsque nous arpentions encore les routes du monde civilisé et, par acquis de conscience, j'ai réitéré l'opération il y a peu, lorsque la question de nos défunts s'est posée... Les trois diamants sont de bonne taille et permettent une résurrection en bonne et due forme. C'est mieux, car le rappel à la vie laisse davantage de séquelles.
Il sourit, paisible.
-Je pourrai donc me mettre à l’œuvre dès que le Conseil le jugera opportun.

Albérich soupira.
" Ça a l'air simple, pour toi. C'est curieux, j'aurais imaginé qu'un adepte de Chauntéa serait moins... philosophe, peut-être, quant à ces problématiques... Je veux dire, le cycle de la vie et de la mort, c'est quand même une nécessité fondamentale de l'équilibre de la nature, non ? Enfin. Ce n'est pas à moi de remettre ces décisions en question, mais je t'envie ton détachement. Je suis quelque part heureux que ce ne soit pas à moi de le faire... D'autant que cette idée de "une femme, des enfants, priorité" me parait un peu... discutable. Mais soit. Je pense que la décision tombera aujourd'hui, sans doute en fin de journée. J'imagine que tu ne peux en ramener qu'un par jour... Il faudra, là aussi, estimer qui passe le premier. Un tirage au sort sera peut-être l'option la moins... gênante."

-Sans doute, oui.
Il se fit pensif.
-Tu sais, être fauché sur un champ de bataille, cela n'a rien de naturel, cela ne fait pas partie du cycle normal de la vie et de la mort : la guerre est une invention humaine, sans plus de rapport avec les questions de pure survie... De surcroit, je suis convaincu que si ma déesse ne voulait pas que je ressuscite les défunts, elle refuserait de m'en accorder le pouvoir. Enfin... Tu es encore jeune, Albérich. Moi, je peux disparaître d'un instant à l'autre. Je suis paisible, à ce niveau, je ne crains pas le trépas, nullement. Toutefois, je pense mieux comprendre le désir de vie des autres, parce que je ne partirai pas sans regrets. D'où mon besoin de me rendre le plus utile possible tant que j'en ai encore l'opportunité... Je pense que cela m'aide à ne pas trop me poser de cas de conscience.

" Je comprends, dit le Luménien. Et il est vrai que si ta déesse t'accorde ce pouvoir, elle ne peut sans doute pas réellement s'y opposer. Mais je pense que nos dieux nous laissent agir comme nous l'entendons, souvent, curieux des limites que nous nous dessinerons nous-mêmes... Je ne sais pas. Lathandre ne m'empêcherait sans doute pas d'en faire de même. La confiance va dans les deux sens."
Il jeta un oeil par la fenêtre, sur la ville immobile, sur le ciel couvert.
" Cependant, dire que la guerre n'est pas naturelle, c'est faux. L'humain, avec tous ses travers, fait partie intégrante de la nature. Il n'a peut-être pas les comportements que nous voudrions, mais il n'en reste pas moins une créature de chair et de sang. Penser qu'il y a une différence essentielle entre le monde qui nous entoure et nous-mêmes... Ce n'est, à mon sens, pas une bonne idée."

Le vieillard rit doucement.
-Tu t'aventures en terrain glissant, Albérich, car je crois que les Chauntéens, dont le dogme consiste à tenter de concilier nature et civilisation, ont très longuement réfléchi à la question... Et elle est complexe, car différencier l'inné de l'acquis, le naturel du culturel, ça n'a rien d'évident. Personnellement, la chasse me semble appartenir au premier domaine, la guerre, au second.
Il sourit.
-Mais de toute façon, ces débats ne sont bons que pour les clercs ou les personnes dotées d'une foi particulièrement vive. Pour le reste des gens, se voire dire qu'on a le pouvoire de ramener un être aimé fauché trop tôt mais qu'on ne le fera pas pour des raisons dogmatiques... C'est incompréhensible. D'autant que le défunt garde son libre arbitre : s'il estime avoir fini son temps en ce bas-monde, s'il est plus heureux là où il se trouve désormais, il refusera de revenir.

Albérich opina du chef.
" C'est vrai que je n'ai rien à t'apprendre dans ce registre... Mais pour moi, le culturel est naturel, à partir du moment où il a été créé par un être qui l'est. La distinction est fallacieuse... Enfin bref. Tu as raison. Si ce n'est fait, garde le sortilège approprié à disposition. Nous en reparlerons ce soir."
Il se leva et sourit, avant de se diriger vers la sortie. Il se demandait si la mort d'un enfant, suite à un accident, paraîtrait également naturelle à Barthélémy. Est-ce qu'il y verrait une différence, selon que le gosse avait été égorgé par un loup ou renversé par un chariot ? Et comment gérerait-il un décès par maladie ? Une soufflante mal soignée ? Une gangrène issue d'une simple égratignure infectée ? C'était un terrain glissant, le Chauntéen avait raison. Mais le Lathandrite ne pouvait pas croire que les frontières soient si faciles à tracer. Il restait peu convaincu... et c'était normal. Chacun son dieu, chacun sa foi, chacun ses croyances.
Comme les instituteurs étaient encore en classe et qu'ils avaient déjà eu un début d'après-midi chahuté, il décida de remettre la question des apprentis au lendemain. Il gravit plutôt l'une des multiples volées de marches vers les hauteurs et la petite salle qu'il avait repérée pour en faire sa chapelle.

Ce n'était pas par hasard qu'il l'avait pressentie : elle donnait à l'est, disposait d'une large fenêtre et s'avérerait donc particulièrement lumineuse le matin, pour peu qu'il fasse beau temps. De surcroit, les mosaïques qui l'ornaient représentaient le lever du soleil. Sans doute les Anciens, eux aussi, avaient-ils eu un attachement tout particulier pour l'aube et l'astre diurne en général. Seul bémol : il y faisait froid. Le concours de verriers ne serait pas de trop pour y remédier...

Le Luménien s'assit un moment à la fenêtre et regarda la vue. La forteresse surplombait déjà la ville, mais il était au deuxième étage et le panorama y était encore plus incroyable. Il profita sans arrière pensée de cet instant de repos. La journée touchait à sa fin, le soleil était passé de l'autre côté du palais et se coucherait bientôt. Il faisait froid, mais finalement pas plus que sur les remparts. Les verriers ne seraient sans doute pas à pied d'oeuvre avant un certain temps et de toute façon, la chapelle n'était pas une priorité. Il prendrait une couverture supplémentaire et se réchaufferait à l'énergie bienfaisante de son dieu. Il prit un certain temps pour regarder les mosaïques, se demandant si Lathandre avait déjà présidé à certaines existences, à l'époque, ou si son regard n'était alors tourné que vers Féérune. Il pria un moment, s'abandonnant à cette communion retrouvée, qui l'emplit de sérénité et d'énergie. Il se releva et gagna la sortie. Pour l'heure, il n'avait absolument rien à amener dans la pièce, mais ce n'était pas important. Il n'avait jamais été très féru de décorations et d'objets de culte : le lien privilégié, intime, avec son dieu était bien suffisant pour en trouver la lumière.
En regagnant le couloir, il réalisa qu'il n'avait pas suivi les bons conseils qu'il avait donnés à Hubert : il était temps qu'il se trouve une chambre, lui aussi.

De son côté, le paladin avait entrepris de trouver une salle pour son état-major. Ses recherches ne lui prirent guère de temps car, comme il le constata bien vite, la suggestion faite par son ami s'avéra pertinente. C'était une pièce du rez-de-chaussée, donc aisément et rapidement accessible depuis les portes de la forteresse, les remparts et même les quatre coins du château. Toutefois, sa position, en retrait des principaux couloirs, garantissait à ses occupants une certaine tranquillité lors de leurs réunions. Enfin, le décor, sculpté ou dessiné, figurait des hommes en armes.

Satisfait de sa trouvaille, Hubert ne s'y attarda pas longtemps. Il trouvait comique — et peut-être un peu effrayant — que les Anciens aient laissé des signes pour indiquer la fonction de cette salle, mais il ne se formalisa pas. Il devait à présent se dénicher un endroit où dormir... et cela dépendrait d'Alban et Ruth. Aussi se mit-il en quête des enfants. La gamine devait accompagner Giovanni et il espérait qu'Alban se serait joint à eux. Sinon, il irait le trouver auprès des gamins cannibales, à n'en pas douter.

Ruth se trouvait bien aux côtés du barde mais Alban, lui, à l'instar de plusieurs de ses amis, épaulait Gabriel. La réponse de ses écuyers fut identique : le choix du logement était du seul ressort de leur maître ; quant à eux, tout leur convenait, l'entièreté du château étant magnifique.
Hubert s'en retourna donc arpenter celui-ci, à l'instar d'un certain nombre de colons. Si beaucoup d'autres avaient déjà jeté leur dévolus sur certaines pièces, il restait beaucoup de place disponible, et l'avantage du déménagement déjà bien avancé, c'est qu'il pourrait choisir dans quel voisinage il s'établirait.
Au fil de ses pérégrinations, alors qu'il parcourait les étages, il tomba nez à nez avec Albérich, lequel était visiblement en train de se livrer à la même occupation que lui.

Hubert prit le taureau par les cornes. Enfin... pas complètement.
" Hum... Tu as trouvé quelque chose ?
— Pas encore, je dois dire... Je musarde.
— Est-ce que tu penses... qu'on pourrait prendre des chambres relativement proches ? J'aurai sans doute besoin que tu continues à venir me réveiller le matin...
— Si tu veux. Avec plaisir."
Ce n'était pas terrible, mais c'était mieux que rien. En fait, c'était mieux tout court. Se torturer n'avait pas grand intérêt.
" Tu as une idée de l'endroit où tu comptais t'installer ?
— J'imagine que pour toi, c'est mieux au premier, comme ça tu peux gagner les remparts plus facilement.
— Oui, effectivement.
— Ne nous mettons pas trop loin de la cage d'escaliers. Tes écuyers vont loger avec toi ?
— Oui.
— Alors prends un deux-pièces. Il y en a un plutôt agréable de ce côté-là... Attends."
Il le guida dans le couloir, saluant les uns et les autres.
" Bon, c'est juste à côté de chez Rebecca, mais je sais qu'Edgar est un peu plus loin là-bas... et je pense que Gabriel s'est mis là. On pourra faire un convoi matinal."

Les fenêtres des deux chambres donnaient au sud et, par conséquent, surplombaient le porche monumental et offraient une vue sur les portes de la forteresse. Une volée d'escaliers se trouvait à proximité immédiate, permettant de rallier le hall puis l'extérieur. Bref, un emplacement idéal pour le conseiller à la défense. Peut-être était-ce d'ailleurs la raison pour laquelle personne ne s'y était encore installé... Mieux encore, il restait une salle libre juste à côté : c'est donc une manière de grand appartement dont disposeraient Albérich, Hubert et ses écuyers, puisque, outre les portes donnant sur le couloir, les trois salles étaient reliées entre elles par des ouvertures intérieures.

Hubert alla se poster à la fenêtre et sourit. L'emplacement était parfait. Albérich, debout derrière lui, observait les pièces avec un air concentré. Les murs étaient décorés d'une mosaïque représentant une ronde des saisons. La pièce la plus à l'ouest figurait la forêt, celle du centre la campagne, la dernière le bord de mer, chose curieuse en cet endroit éloigné du rivage.
" Ça te convient ?
— Absolument."
Il quitta sa contemplation des portes, fit volte-face et sourit.
" Ça va être bizarre d'occuper tout cet espace avec nos maigres paquetages... Enfin, la beauté des lieux compense amplement notre manque d'équipement.
— Oui. Finalement, autant profiter du décor.
— Ça ne te gêne pas que nos chambres communiquent ? On pourra mettre une bâche.
— Hubert, j'ai vécu dans un temple pendant des années.
— Les cellules des clercs sont privées, à ma souvenance. Davantage que les dortoirs de la commanderie.
— Peu importe. Non, ça ne me gêne pas. Mais je prends le bord de mer. Ça me rappellera ma jeunesse.
— Je vais laisser Alban et Ruth au fond, et je vous surveillerai tous depuis le centre. Après tout, c'est ma mission. Veiller sur mes écuyers, veiller sur mon dignitaire du culte.
— A ta guise. Mais ne t'avise pas de rentrer dans ma chambre à la nuit, je vais glypher l'ouverture contre les paladins protecteurs.
— On est serviable et voilà ce qu'on récolte."
Il sourit mais la plaisanterie du Luménien l'avait mis un peu mal à l'aise.
" Bon, je vais prévenir mes acolytes. J'espère que ça leur plaira. A plus tard."
Puis il fila dans le couloir. Les choses s'étaient finalement organisées mieux que prévu. Ou pire.

Il alla donc trouver tour à tour ses deux écuyers, toujours occupés chacun de leur côté, pour leur indiquer l'emplacement de leurs nouveaux quartiers. Alban assura que ce serait parfait, Ruth regretta que le décor ne soit pas plus martial et avança qu'une forêt, c'était rudement ennuyeux, mais c'était davantage de la plaisanterie qu'autre chose. Enfin, tous deux promirent qu'ils y transporteraient leurs affaires dès que possible.
Lentement mais sûrement, le soir approchait. Cependant, le repas n'était pas encore pour tout de suite. Il resterait donc du temps libre à Hubert, même en tenant compte de l'entraînement de ses élèves - on finrait par les libérer, l'assura-t-on.

Le paladin se remit alors en quête d'Albérich. Il le trouva dans sa chambre, en train de compulser un livre, qu'il posa quand son ami apparut.
" Albérich, tu es encore sur quelque chose, ou tu as un peu de temps ? Le repas n'est pas encore prêt...
— J'ai le temps et je t'écoute."
Le paladin s'approcha, hésita, puis s'assit par terre, en face de lui.
" Et bien... C'est à propos de ce dont nous avons parlé l'autre fois. Le sortilège de Lumière du Jour. Tu sais. Pour les aasimars. Je me disais...
— C'est une bonne idée. Mais je ne l'ai pas mémorisé, alors nous allons faire sans."
Il s'installa plus confortablement.
" Pour un clerc, la position des mains est la suivante. Les paroles ne devraient pas t'aider, parce que ton pouvoir vient de ton essence, pas de ton lien à Lathandre. Il faut que tu choisisses un objet à enchanter. Prenons ce bouquin."
Il le posa entre eux.
" Maintenant, songe au résultat, c'est peut-être le mieux. A la lumière. Une lumière vive mais non destructrice. Eblouissante. Rayonnante. Ferme les yeux, trouve-la en toi...
— Misère...
— Non pas misère, lumière. Cherche la lueur au creux de ton esprit. Sublime-la. Libère-la. Ça doit venir spontanément, en un seul geste."

Hubert suivit scrupuleusement les consignes du clerc mais rien, absolument rien ne se produisit. Il eut beau mimer les gestes et surtout se concentrer, imaginer l'effet qu'il entendait produire, le livre resta désespérément normal. Le paladin, têtu, persévéra de longues minutes durant, sans obtenir de résultat. Et puis, tout à coup, il eut un sensation étrange, ressentit l'impression que quelque chose se débloquait, en lui : l'instant suivant, il exécutait un geste, spontané, et le volume s'illumina, répandant une claire lumière dans la chambre enténébrée par la nuit qui approchait à grands pas. De surcroit, il eut l'intime conviction de pouvoir réitérer l'opération et y parvint cette fois sans difficulté.

Hubert se sentait un peu sonné. Il avait l'impression d'avoir une lueur à l'intérieur de lui-même, qui rayonnait, faisant vibrer toutes les fibres de son corps. Elle s'éteignit peu à peu et il reprit son souffle. C'était une sensation étrange, et il se souvint du moment où il avait terrassé Ignace. Il y avait là un écho...
" Impressionnant, dit Albérich. Mais tu vois, comme je l'avais pressenti, ça n'a pas grand chose avoir avec la manière dont un clerc lance ce sortilège... Seul le résultat est similaire.
— Tu m'as aidé à ouvrir mon esprit.
— Peut-être. Tu t'es posé, en tout cas, et c'était nécessaire pour découvrir ce qu'il y a en toi.
— J'ai un peu de mal à... intégrer... le fait que je ne sois pas humain à part entière."
Il pinça les lèvres, baissa les yeux.
" Je ne peux pas m'empêcher de me demander ce que ça veut dire... pour ma famille, aussi. Je sais, c'est bête."
Albérich secoua la tête.
" Non, ce n'est pas bête. Savoir qui on est, d'où on vient... C'est primordial. Cela nous définit aussi... J'en sais quelque chose."
Hubert leva les yeux. Le regard du Luménien s'était fait distant.
" Juste après mon départ de Luménis... Je t'ai parlé de Combeloup.
— Oui. La trahison du sénéchal. Tu m'as raconté.
— J'ai appris là-bas que... mon père n'était pas mon père. Que j'étais le fils d'un berger qui vivait là... Des amours illicites entre lui et ma mère, sous le nez de son époux... Ça aurait dû me réjouir, de savoir que je ne suis, en réalité, pas apparenté à Siegfried Megrall, un homme méprisable s'il en est... Mais dans le fond... C'est comme si on m'avait coupé mes racines. Bon, la chose était difficile dans le contexte, j'étais en recherche d'identité... A présent, je pense que je serais plus fort pour retourner là-bas et accepter ce qui est. Mais je comprends parfaitement que ce soit déstabilisant, Hubert. Quand on n'y est pas préparé... Cela remet en question des choses sur lesquelles on a toujours pu s'appuyer."
Le paladin ne sut que dire et posa une main sur le genou du clerc, qui la recouvrit et soupira.
" Excuse-moi."
Il le regarda dans les yeux et sourit, embarrassé.
" Tu me parlais de ton ascendance et j'ai tiré la couverture à moi.
— Non. Ça me fait plaisir que tu me l'aies dit. Et je suis heureux... que tu puisses me comprendre."
Albérich serra sa main, la relâcha. Hubert reprit la sienne.
" Mais tu sais, le mélange de sangs s'est probablement fait il y a plusieurs générations, et le pouvoir ressort en toi. Oui, tu n'es pas complètement humain, mais ça ne doit pas modifier la perception que tu as des tiens.
— C'est vrai. Et puis je ne peux pas me plaindre, au final... J'ai moins besoin de couvertures."
Le Luménien sourit, le paladin se sentit soulagé de le voir se détendre.
" Nous devrions aller manger, il se fait tard." dit Albérich en se levant.
Hubert opina du chef et le suivit dans le couloir. Il se sentait toujours un peu bizarre, mais il avait du mal à savoir pourquoi exactement...

On commençait tout juste à servir le repas, mais les convives étaient déjà présents en foule. Les deux amis remarquèrent les instituteurs et Giovanni, assis à la même table, Gabriel et Ted, devisant tranquillement à quelque distance de là, Étienne, qui mangeait en compagnie de Gaspard et leur adressa un sourire et un clin d’œil, Edgar, Mathias et d'autres instructeurs, plus loin... Les places libres ne manquaient pas, toutefois, et le duo pouvait s'installer où bon lui semblait, avec qui il avait envie. Enfin, en parcourant les lieux du regard, ils notèrent la présence des écuyers, de leur groupe d'amis et... des petits barbares. Tous attablés ensemble, les derniers pas particulièrement mal à l'aise, bien que maints colons les observent.

" Lathandre ne s'y trompe pas, la jeunesse est source de progrès, de bienveillance et d'enthousiasme..." souffla Albérich en tapant amicalement sur l'épaule d'Hubert.
Il fila ensuite entre les tables pour rejoindre Gabriel et Ted. Sans doute entendait-il en apprendre davantage sur la manière dont l'après-midi s'était déroulée chez les enfants barbares un peu plus âgés. De son côté, Hubert s'installa près d'Etienne et de Gaspard. Il était curieux de savoir si l'exploration des mines avait porté ses fruits.

On informa Albérich que l'après-midi s'était déroulé de manière convenable : pas de grands progrès, mais pas de quoi complètement désespérer non plus. Quant à la question du moment, elle touchait à un projet de grande lessive : certes, on parvenait à convaincre les invités de plonger dans les thermes, mais leurs frusques et leurs couvertures étaient si sales et si infestées de parasites que tout était à recommencer le jour suivant. Et comme de surcroit on n'avait pas de quoi les couvrir le temps que leurs affaires sèchent, comme il ne paraissait pas non plus vraiment possible de réquisitionner longtemps les bains, les deux hommes songeaient à utiliser une pièce bien chauffée pour les faire patienter, le lendemain.
Pour sa part, Hubert apprit que les nains de la Communauté étaient ravis d'explorer les mines et qu'ils avaient repéré quelques filons d'or encore exploitables. De diamants, point encore. Toutefois, les repérages se poursuivraient : on était loin d'avoir tout visité.

Une fois le repas terminé, Albérich alla donner un coup de main à la vaisselle. C'était un poste qui continuait à dépendre de la bonne volonté de chacun et il ne voyait pas pourquoi il s'y serait soustrait. Hubert, de son côté, décida de passer — enfin — aux Thermes. Il continuait à dégager une odeur de cheval qui ne le gênait pas personnellement, mais il ne voulait pas dégoûter Albérich dès leur première nuit de cohabitation, d'autant que le Luménien avait l'odorat sensible.
Une fois la vaisselle terminée, Albérich prit le temps de contacter Ezéchiel, dont le groupe n'était pas encore rentré. Rassuré sur son sort, il gagna la chambre où les écuyers se trouvaient déjà.
" Envie d'une histoire avant de dormir ?" proposa-t-il en les trouvant affairés.
C'était sans doute la première fois que Ruth dormait séparée de sa mère, ou presque. Autant ne pas les ignorer.

Loin d'occuper tout l'espace - ce qui leur aurait de toute façon été impossible - ou de se partager la chambre en deux, les écuyers avaient installé leurs affaires dans le même coin : leurs deux couches de fortune, le minuscule baluchon de Ruth, le sac d'Alban et le paquetage du défunt Loup Blanc.
-Oh, vous embêtez pas, ça va aller,répondit la fillette, souriante. Sauf si vous avez des histoires affreuses sur les forêts. Non parce que ce décor, il est joli mais... pas assez stimulant !

Albérich sourit.
" C'est que tu n'as pas assez bien regardé... ou qu'effectivement, petite native de la Trouée, tu ne sais pas ce qui se cache sous les grands arbres..."
Il s'approcha de la fresque et l'observa un moment.
" Ours, loups, gloutons sanguinaires... Nymphes jalouses... Ogres velus... Sans compter les elfes sauvages, guettant l'intrus qui s'aventure sur leur territoire... La forêt luménienne regorge de morts-vivants de toutes sortes... Le bois y est perverti, plein d'araignées, de goules..."
Il se tut.
" Mais je vais vous donner des cauchemars et ce n'est pas mon intention."

Ils sourirent.
-Vous savez, on en fait déjà, des cauchemars, même si ça va mieux ces derniers temps.
-Du coup, un peu de variété dans les mauvais rêves, c'est plutôt bien...
-Vous croyez que Giovanni serait d'accord pour rajouter des monstres, dans cette forêt ?
-A mon avis, c'est surtout des nymphes qu'il rajouterait...

Albérich rit.
" Je pense que si vous prenez le temps d'observer la mosaïque, vous trouverez déjà beaucoup de mystères..."
Il s'accroupit devant eux.
" Bon. Histoire ou pas histoire ? Je n'oserais pas vous peindre quoi que ce soit, mais raconter, je peux faire. A ce sujet... Est-ce que vous avez toujours les livres que les instituteurs vous avaient remis ? Vous avez eu l'opportunité de les lire ?"

Ruth blêmit.
-Me parler de livres là, maintenant... C'est bon, vous avez gagné, je vais cauchemarder.
Elle poussa un profond soupir.
-Celui que les maîtres m'avaient donné, il est resté dans notre chariot... Mais avant, je l'avais ouvert. Au moins une fois, je crois.
-J'ai les deux miens, fit Alban. Celui qui m'a été offert et celui que j'avais emprunté à la bibliothèque. Je les ai terminé tous les deux, mais j'ai gardé le deuxième parce que...
Il s'interrompit, embarrassé.
-Oh, mais ça me fait penser...
La seconde suivante, il prenait une profonde inspiration, ouvrait le sac de feu son maître et, mâchoire serrée, entreprenait de chercher à l'intérieur. Quelques instants plus tard, il en tirait un volume.
-Tiens, Ruth. Le livre sur les bottes secrètes que t'a légué messire Robert.
-Oh...
-Et ça, c'est pour messire Hubert, conclut, d'un ton mal assuré, le gamin qui tenait désormais un rouleau de parchemin.

Albérich sourit et posa une main douce sur l'épaule du garçon.
" Hubert sera là dans un moment. Je pense qu'il est allé faire un tour aux thermes... Je crois qu'il sera heureux que tu lui remettes en mains propres."
Il s'assit finalement sur ces fesses.
" Est-ce que tu as envie de parler de Robert ? Je sais que ce n'est pas un sujet facile mais parfois... ça fait du bien d'évoquer ceux qui sont partis... des moments de joie... des petits événements qui prennent une autre dimension... Je pense que tu ne dois pas hésiter, en tout cas. Nous sommes nombreux à être prêts à t'écouter honorer sa mémoire."

Ruth se mordilla la lèvre inférieure, nerveuse.
-Je vais peut-être... vous laisser un moment...
Alban secoua la tête.
-Mais non, reste.
Il se tourna à nouveau vers Albérich, hésita.
-Je suis désolé, je ne voulais surtout pas casser l'ambiance... C'est juste qu'avec tout ce qui s'est passé, j'avais oublié ces clauses du testament et... Voilà, j'ai saisi l'occasion.
Il ferma les yeux, soupira derechef.
-J'ai déjà parlé de messire Robert avec messire Hubert. Un peu. Mais... Je ne parle pas beaucoup, de toute façon. C'est peut-être un tort... Enfin, j'ai bien noté votre proposition, et si... Si j'en ai besoin, je n'y manquerai pas. Vraiment.

" Très bien. L'important, c'est que tu n'en doutes pas. A toute heure, au besoin."
Il prit appui sur le sol pour se relever.
" Je vais peut-être vous laisser, les enfants... Je m'incruste et vous avez bien droit à votre intimité. J'espère que vous avez repéré les latrines les plus proches... et si vous avez soif, je vais laisser un pichet d'eau dans la chambre du centre. Hubert a voulu être le maître des portes, et bien il aura droit aux visites nocturnes. Dormez bien."
Il gagna l'embrasure de la porte au moment où le paladin entrait, en tunique de nuit, encore écarlate d'avoir mitonné dans le bassin le plus chaud.
" On complote contre moi, remarqua-t-il.
— Si peu." rétorqua Albérich en gagnant son propre repaire.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue