La Couronne de Cuivre

Kasumi mena sa louve à l'intérieur même si elle appréciait rarement de se sentir enfermée entre quatre murs. Il avait l'intention de l'y laisser après avoir vérifié l'état de ses blessures et lui avoir apporté un peu de ravitaillement en eau pour la nuit. Il laisserait aussi la petite porte de derrière entrouverte au cas où elle préfère regagner la forêt plutôt que de rester dans une habitation humaine. Il serait bien resté avec elle pour la rassurer mais Sylvia se serait évidemment beaucoup trop inquiétée...

Comme il s'y attendait, la louve ne semblait guère encline à rester entre quatre murs. Elle le regarda s'éloigner d'un oeil inquiet, et fut soulagée de le voir revenir avec de l'eau. Elle devait sentir, confusément, qu'il lui fournissait un abri où elle serait en sécurité, mais une cabane ne ressemblait guère à une tanière : trop haut, trop grand, trop vide, trop froid. Il devina qu'elle ne pourrait pas rester toute la nuit dans la pièce principale. Mais peut-être pouvait-elle apprécier la minuscule cave semi-enterrée, après tout ?

Il ne savait pas si cette réflexion était la sienne ou celle de sa louve mais en tous cas il pressentit qu'elle serait effectivement bien mieux à la cave aussi y porta-t-il son récipient rempli ainsi qu'un reste de cuissot que la louve pourrait ronger au cours de la nuit. Malgré tout, il la quitta à contrecœur, inquiet et déçu par cette journée où il avait eu le sentiment de s'éloigner de son but et malgré tout risqué de perdre sa fidèle compagne.

La nuit tombait lorsqu'il regagna le village. Il y avait de la lumière aux fenêtres, des odeurs de cuisine, du bruit dans les maisons, mais personne dehors pour lui poser de question.
Sylvia et Martha l'attendaient en discutant paisiblement. La rôdeuse avait quitté son lit pour une espèce de sofa qui avait été installé à son intention dans la pièce principale. Elle pouvait ainsi garder la position allongée sans rester isolée. La table, mise pour trois, témoignait qu'elles n'avaient pas encor dîné.
" Ah, te voilà enfin... Alors, comment s'est passée ta journée ? Tu as trouvé quelque chose ?"
Le ton de la rôdeuse était gai et enthousiaste, mais son sourire se figea en voyant l'expression de Kasumi.
" Ça s'est mal passé ?..."

Kasumi s'était efforcé de sourire en voyant Sylvia qui l'attendait mais le cœur n'y était pas et c'eut été bien insuffisant pour la duper même s'il l'avait voulu :

- Oui, je ne suis pas allé loin avant de trouver Première Neige. Elle avait été gravement blessée comme les autres animaux...

Voyant l'expression inquiète que sa déclaration avait provoqué, il s'empressa d'ajouter d'un ton plus serein :

- Je l'ai soignée puis amenée à la cabane.

" Oh..."
La rôdeuse mit quelques secondes pour digérer la nouvelle, et Kasumi dut la rassurer sur le fait que la louve était hors de danger. Elle réfléchit un moment, sourcils froncés, avant de poser la question évidente :
" Tu crois que c'est l'oeuvre des villageois ? ils auraient pu imaginer qu'il s'agit d'un loup de la meute qui les avait attaqués ?"

Kasumi n'avait pas tout à fait exclu cette possibilité mais il répondit néanmoins par la négative :

- Je ne pense pas. Première Neige a été attaquée loin dans la forêt et par au moins deux ou trois hommes. J'ai rapporté les flèches qui l'ont atteinte : peut-être quelqu'un les aura déjà vues au village...

Sylvia haussa les épaules.
" Je ne suis pas sûre qu'on puisse distinguer une flèche des autres, à moins qu'elles n'aient une marque de fabrication, un empennage particulier..."
Hélas, ça n'était pas vraiment le cas. Leur seul signe particulier était, peut-être, qu'elles étaient un peu plus courtes que la moyenne.
" Mais si tu veux retourner demain auprès de ta louve ou dans les bois, je peux aller interroger les gens...
- Vous devez rester allongée, rappela Martha.
- Oh, la barbe...
- Mais je peux inviter mon frère à venir déjeuner et il les examinera", ajouta leur hôtesse, conciliante.

Kasumi fut reconnaissant à Martha pour sa proposition et il adressa un sourire un peu triste mais tout de même rassurant à Sylvia tout en venant s'installer près d'elle.

- J'irai apporter à manger à Première Neige demain matin puis je pense en effet que je retournerai dans la forêt. Je ne sais pas si cela arrêtera ces fous sanguinaires mais je dois retrouver le bosquet.

" De toute façon, il faut retrouver ce bosquet, décréta Sylvia avec conviction. Peut-être que ça ne changera rien à la situation, aux attaques, mais dans tous les cas ça ne peut pas faire de mal.
- J'ai du mal à croire que ça changera quelque chose, en effet, ajouta Martha, dubitative. Mais... soyez prudent dans vos explorations. Le coin n'est pas très sûr..."
L'expression de Sylvia s'altéra.
" Tu feras attention, tu me promets ?"

Kasumi s'empressa de tenter de rassurer sa compagne en lui adressant un sourire confiant :

- Bien sûr que je serai prudent ma belle ! Je me montrerai discret et je tâcherai d'éviter les ennuis...

Un vœu pieu peut-être car les ennuis pouvaient se présenter malgré tout dans ces bois. Et nul besoin de Malarites déments pour encore en ajouter aux dangers omniprésents dans la Forêt Maudite.

" Pour la discrétion, je te fais confiance : je sais ce que tu vaux dans ce domaine, tu es bien meilleur que moi ! Pour ce qui est d'éviter les ennuis, en revanche... tu m'as plutôt l'air d'être du genre à les attirer !"
Sylvia souriait, une lueur taquine dans les yeux.
" Mais je sais que tu feras attention, murmura-t-elle d'un ton plus sérieux avec un clin d'oeil en s'avisant que leur hôtesse s'éclipsait dans la cuisine. Pour le bébé..."
Martha revenait déjà, une soupière dans les mains.
" Si vous voulez mener à bien tous ces projets, il est temps de dîner, fit-elle remarquer. Il est tard..."

Kasumi arborait à présent une mine attendrie, Sylvia lui ayant rappelé les perspectives plus que réjouissantes qui les attendaient tous les deux. Oui, il n'avait pas le droit de se mettre plus en danger que ce qui serait strictement nécessaire : il avait des responsabilités familiales qu'il entendait assumer pleinement. Cela suffit en tous cas à lui faire recouvrer son appétit et l'interruption de Martha venait donc à point nommé !

Le dîner fut rapidement expédié : le rôdeur devait partir très tôt le lendemain matin.
Ils se dirigèrent vers leur chambre sitôt la dernière miette avalée, et Sylvia, impulsivement, serra son compagnon très fort dans ses bras sitôt qu'ils se trouvèrent seuls. Elle était inquiète pour lui, c'était visible, même si elle s'efforçait de ne pas trop le montrer, détournant la conversation en plaisantant gaiement sur son "gros" ventre -on commençait effectivement à distinguer un net renflement.
Ils se couchèrent rapidement et la rôdeuse s'endormit presque aussitôt, blottie contre son épaule, paisible, non sans avoir promis de s'occuper d'enquêter sur les flèches.

Le demi-elfe la serra avec bonheur tout contre lui, puisant dans sa chaleur et son parfum naturel du courage et de la détermination pour affronter les épreuves du lendemain. Ruminant ce qui s'était produit le jour même et son angoisse de ne pas parvenir à trouver le bosquet à temps ou de faire face à ses ennemis cachés, il eut plus de mal que la veille à trouver le sommeil. C'est le son doux et régulier de la respiration de Sylvia qui le lui permit finalement...

Il se réveilla un peu plus tard que la veille : la fatigue des nuits raccourcies et des émotions accumulées se faisait un peu sentir. L'aube était proche -le soleil se levait tôt en cette saison-, mais le village était encore à demi-endormi : il n'y avait personne dehors.
Il put se faufiler à l'extérieur sans que quiconque ne songe à l'arrêter. un quart d'heures plus tard, il était à la cabane, et trouva la louve exactement là où il l'avait laissée : dans la cave. Elle en sortit néanmoins en entendant ses pas. Elle état toujours affaiblie, le poil terne, mais ses blessures ne semblaient pas s'infecter : c'était l'essentiel.

Kasumi prit le temps de nettoyer son poil à l'endroit de ses blessures puis changer ses bandages. Il la caressa et la flatta également, tout de même content de pouvoir passer un peu de temps en sa compagnie après ses récentes et longues périodes d'absence. Pour finir, il lui amena à nouveau de l'eau et promit de lui rapporter un peu de viande fraîche en soirée mais il ne pouvait pas vraiment s'attarder au risque de trop attirer l'attention des bûcherons. Le demi-elfe se remit donc finalement en route en choisissant de marcher sous couvert, en parallèle de la trouée : il avait promis à Sylvia d'être discret et c'est bien ce qu'il comptait faire pour rejoindre l'endroit où il avait interrompu ses recherches de la veille.

Il était temps qu'il se remette en route : des bruits de voix, derrière lui, l'informèrent que les bûcherons approchaient, prêts à se mettre à l'oeuvre. Mais ils ne le virent pas et ne soupçonnèrent probablement même pas sa présence. De son côté, il était trop loin pour entendre leur conversation étouffée par la végétation. De surcroît, ils semblaient ne pas vouloir s'enfoncer trop loin dans les bois ce jour-là.
Les zones de coupes laissèrent place à la forêt de feuillus plus sauvage. Il devinait parfois, lorsque le feuillage se clairsemait, la petite éminence à sa droite. Une fois qu'il serait à sa hauteur, il lui faudrait prendre à gauche, droit vers le nord. C'était la seule indication qu'il avait.

Mais c'était déjà une première piste à suivre et c'était l'heure bien suffisant pour reléguer ses doutes et ses interrogations. Il n'en oubliait pour autant pas la prudence et préféra progresser lentement pour ne faire aucun bruit et aussi détailler son environnement : il était trop tôt pour chercher à repérer des signes du ruisseau qu'il cherchait mais éviter de se faire surprendre était d'ores et déjà une nécessité, seul et isolé qu'il était.

Il parvint au bout de deux heures de marche dans un secteur où les arbres étaient immenses, certainement très anciens. Il y régnait un calme paisible, une sérénité qu'on trouvait rarement dans la forêt maudite. Il n'y avait pourtant pas de magie divine à l’œuvre, lui semblait-il. La paix émanait simplement des arbres, des innombrables oiseaux au-dessus de sa tête, de la vie autour de lui.
Il entendait le bruit de l'eau, quelque part au nord, légèrement plus à l'est de sa position. Il y avait un moment qu'il avait perdu toute trace de quoi que ce soit ressemblant à un sentier, mais le sous-bois par ici était inexistant et il était facile de s'y déplacer.

Progresser dans ses bois était vraiment une sensation merveilleuse et il était si simple d'oublier qu'il se trouvait pourtant dans la forêt maudite et entouré de menaces. Il appréciait malgré tout ce moment à sa juste valeur : une bouffée d'air frais lui redonnant l'énergie d'avancer seul dans les bois. Il se laissa guider par les bruits de l'eau, redoublant toutefois de vigilance et rendant sa progression discrète : quel meilleur endroit pour lui tendre une embuscade que cet endroit où il était susceptible de relâcher sa surveillance ?

Se guidant sur le bruit de l'eau, il trouva un petit bief, qu'il remonta selon les indications d'Hortense. Durant un moment la sensation de paix perdura. Il traversa quelques îlots de végétation plus dense, de buis et chênes vert, tranchant sur les arbres millénaires.
Puis, sans qu'il sache expliquer pourquoi ni comment, il eût la sensation que l'atmosphère changeait. La végétation était la même, pourtant, faites de grands arbres anciens, mais l'endroit lui paraissait moins accueillant. Le ruisseau était toujours visible, filant vers une zone à la végétation plus dense à nouveau, buissons aux épines agressives et lianes entravant la progression. Et plus il avançait, plus il avait la sensation que rien de bon ne l'attendait au-devant, plus il avait envie de faire demi-tour pour retrouver la quiétude.

Mais le rôdeur tâcha de puiser du réconfort dans les avertissements d'Hortense : si la végétation et même l'atmosphère semblait le repousser, c'est qu'il progressait sans doute dans la bonne direction. L'expérience du bosquet noir - jumeau de celui de Celd - devait aussi lui servir à lutter contre ces sensations désagréables. Mais il était seul. Il n'y avait ni Sylvia, ni Eärundra, ni Tilmandil ni Léo ni même Première Neige pour l'encourager à avancer. Alors, juste un instant, il s'arrêta pour prier Mielikki, pour retrouver sa sérénité et son allant. Puis il reprit sa progression, toujours déterminé. Pour l'instant...

La prière lui offrit une sérénité nouvelle, qui atténua pour un temps les sensations que lui renvoyait les bois devant lui. Il savait qu'il allait dans la bonne direction, il en avait la certitude. Certes, cette conviction ne dura que quelques minutes, mais il put s'y raccrocher pour progresser à nouveau malgré l'impression, de plus en plus forte, qu'il n'était pas le bienvenu et ferait mieux de faire demi-tour.
Le lit du ruisseau était envahi de mousses, de lianes, de branchages entravant sa progression, et son eau stagnait, verdâtre et malodorante. Les berges étaient de plus en plus impraticables, comme si la forêt elle-même tentait de l'empêcher d'avancer. Il vit une carcasse de chevreuil à demi décomposée dans le ruisseau. Plus loin, dans un entrelacs de buis envahis de ronces, ce fut cette fois-ci une carcasse de loup sanguinolente que des vautours déchiquetaient, juste au-dessus d'un amoncellement d'ossements animaux sous lequel le ruisseau disparaissait. Kasumi eût la sensation d'une présence maléfique l'observant. Pas un être humain, non. Quelque chose d'omniprésent.
Plus loin, il n'y avait plus rien. La ruisseau ne réapparaissait pas, les buis et les ronces se clairsemaient peu à peu. Plus loin encore vers le nord, l'atmosphère délétère s'atténuait.

Le rôdeur se demanda si l'eau était empoisonnée, justifiant ainsi que plusieurs animaux soient morts à cet endroit précis. Mais il y avait bien d'autres explications possibles et à ne pas écarter : il devait faire confiance à l'impression d'un présence hostile et délétère qu'il ressentait au plus profond de lui. Il y avait ici un mal enfoui, sacrilège. Alors, tout en se préparant à une attaque, il dégaina son épée puis sortit de sa sacoche la petite bouteille d'eau bénite confiée par Aïdan. Il avait l'intention d'en verser quelques gouttes dans la mare suintante.

Plus un souffle d'air, plus un bruit : il avait l'impression que la nature autour de lui retenait son souffle tandis qu'il sortait la fiole de sa poche. Et toujours cette curieuse sensation d'une présence maléfique en train de l'observer.
Puis, au moment où il ouvrait la petite fiole pour en verser quelques gouttes dans l'eau stagnante, il y eut un mouvement dans les branchages quelque part au-dessus de sa tête. Il était certain que c'était quelque chose de réel, cette fois-ci, pas juste une sensation. Un animal était tapis là-haut. Et s'apprêtait sans doute à bondir.

Kasumi bénit son instinct qui lui avait permis de détecter la présence au-dessus de sa tête. Il ferma rapidement la bouteille pour ne pas risquer d'en renverser tout le précieux contenu puis s'apprêta à réceptionner la charge, en tentant de ne pas montrer qu'il avait conscience du danger. Ce qui se tapissait là haut serait-il dupe ? Allait-il attaquer tout de même s'il avait perçu sa méfiance ?

Pendant quelques instants, il ne se passa rien. Comme si l'animal s'était immobilisé... ou comme s'il l'avait imaginé ? Autour de lui se trouvaient des buis, des chênes, verts, beaucoup de ronces, mais au-dessus s'étendaient les branches d'arbres beaucoup plus hauts. Et en cette saison, les feuillages dissimulaient efficacement les prédateurs.
Puis une forme sombre se laissa tomber des branchages au-dessus de sa tête, et il n'eût que le temps d'esquiver en se jetant de côté. Cela ressemblait à une panthère, mais il n'eût guère le loisir de l'identifier vraiment : l'animal, qui s'était reçu souplement, bondissait à nouveau.

Heureusement qu'il avait pu anticiper la première attaque sinon il serait très certainement déjà mort... Au temps pour la prudence et la discrétion qu'il avait promises à Sylvia ! Il n'avait pourtant pas le loisir de réfléchir à sa situation plus que précaire et il mobilisa toute son énergie pour tenter d'esquiver la nouvelle attaque, renonçant à chercher à parer la charger d'un animal aussi lourd et pourtant tellement si leste. Il se maudissait déjà de s'être laissé prendre à un piège aussi basique, comme un jeune faon.

L'animal bondit aussitôt, et, comme il s'y attendait, il n'eût que le temps d'esquiver. Déjà, il faisait demi-tour, prêt à bondir à nouveau. C'était un félin de grande taille, aux griffes acérées et aux crocs impressionnants, qui semblait absolument furieux de voir sa proie se dérober à ses attaques. Il avait escompté une victoire facile et rapide...
Autour, tout était silencieux, presque trop calme, et l'air était empli de puanteur -sans doute celle des charognes décidément trop nombreuses.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Peyregorde