La Couronne de Cuivre

" J'aurais envie de dire oui mais je pense que ce n'est pas prudent. Le mieux est qu'il mange ce que je lui donne. Ce qui est comestible pour vous l'est certainement pour lui. Et sans doute serait-il capable de choisir ce qui lui convient dans la forêt... mais il y a de nombreux prédateurs, et il ne les connait pas."
Il baissa les yeux sur l'abeille.
" Je n'ai d'ailleurs pas l'impression qu'il ait fort envie de quitter votre compagnie."

Astrée sourit.
" Il n'aime pas se trouver loin de moi, c'est vrai. On a vécu pas mal de choses ensemble... Et puis, il n'est pas très à son aise dans cet environnement. Pas seulement parce que son instinct lui dit qu'il y a ici des dangers inconnus... C'est aussi parce que le soleil lui manque. Je crois que ça l'angoisse un peu de n'avoir que si peu de luminosité. Il ne se sent pas dans son élément."

" Il est certain que pour profiter du soleil en Lorien, il faut connaître l'emplacement des clairières... ou monter très haut vers le sommet des arbres. Nous ne manquons pas de lumière mais elle est verte. Au coeur de l'été, il fait plus agréable ici qu'à l'extérieur du bois."
Il sourit doucement.
" Mais l'été touche déjà doucement à sa fin. Peut-être verrez-vous les beautés de la Lorien à l'automne, quand vous repasserez dans l'autre sens."

" Oui, certainement. Je ne sais pas vraiment combien de temps je vais passer dans les Rocheuses, mais j'espère rentrer dans le courant de l'automne. Je me dis que que ça doit être une saison vraiment magnifique, par ici. Je vais vraiment savourer mon voyage de retour... comme je savoure le fait de profiter d'un peu de fraîcheur en cette fin d'été. Il n'y a guère que l'hiver qui doit peut-être être un peu sombre, ici."

" Pas vraiment : les arbres perdent leurs feuilles, ici aussi, vous savez... Donc... des jours plus courts mais un couvert moins dense... Nous n'y perdons pas vraiment."
Il croisa les bras.
" Mais qu'est-ce qu'une jeune femme comme vous peut bien vouloir aller faire dans les Rocheuses ? C'est un endroit... hostile, rude et... très peu civilisé, quelle que soit la civilisation à laquelle on fait référence."

" Eh bien..."
Si elle présentait mal les choses, allait-il penser qu'elle voulait voler les savoir d'un autre peuple ?
" Je termine mon apprentissage, comme druide, et mon domaine de prédilection c'est la montagne. Mon mentor m'a envoyé là-bas parce que c'est une zone qui m'est totalement inconnue... et peut-être parce qu'elle est peu civilisée. Je dois simplement observer les espèces qui y vivent, intelligentes ou non, leurs interactions, l'équilibre qui a pu se créer. M'attacher en particulier à connaître une race inconnue de moi et étudier ses relations aux autres."
Elle haussa les épaules.
" C'est très flou, en fait. Je pense qu'il veut surtout voir comment je vais me débrouiller."

" Ah. C'est un peu un test de survie, si je comprends bien ?"
Il hocha la tête.
" Je ne connais pas les Rocheuses mais elles forment une très pratique frontière naturelle entre la Lorien et la Lande en contrebas. S'il y avait eu pareilles montagnes du côté occidental, l'histoire d'Hélonna aurait été bien différente. Même si je suppose que la caractéristique principale des humains, c'est qu'ils s'installent absolument partout."

Astrée grimaça.
" Je suppose qu'on peut dire ça, oui. Mais il semblerait qu'il n'a pas beaucoup d'humains dans ces montagnes... donc il faut croire qu'elles sont vraiment inhospitalières. Et les landes au-delà semblent assez peu peuplées également, même si je n'en ai quasiment jamais entendu parler. Mais les elfes n'ont jamais cherché à explorer ces montagnes, au fil des siècles ? Vous vivez juste à côté... Je me disais que je pourrais peut-être trouver des informations à Belred Luyn, ou à Nauru..."

" Vu la vastitude de la Lorien, pourquoi aurions-nous cherché à explorer les montagnes ? Elles ne sont pas notre environnement de prédilection et nous n'avons pas la nature conquérante des êtres humains. Nous sommes bien dans la forêt."
Il sourit.
" La curiosité des elfes ne va pas dans la même direction que celle des humains, je le crains. Notre respect de la nature signifie que nous ne cherchons pas à nous rendre là où nous ne sommes pas les bienvenus. Même après que les humains se soient appropriés près de la moitié de nos anciens royaumes, nous ne nous sommes pas déplacés."

" C'est vrai que nous sommes différents, admit Astrée. Les humains aiment explorer de nouveaux territoires, ça doit être dans notre nature. Ce n'est pas forcément avec hostilité, pas forcément pour les envahir. C'est juste, dans mon cas, pour observer, connaître, comprendre... Mais je ne devrais pas dire ça au vu de l'histoire de l'île. Il y a aussi des humains qui cherchent à envahir et coloniser de nouvelles terres, je le sais bien, et vous en avez hélas fait les frais. Jusqu'où allait le territoire des elfes, d'ailleurs ? Etiez-vous présents dans toute l'île ?"

" Non, bien sûr que non, dit l'elfe en secouant la tête. Ce que vous appelez la Trouée des Chevaux n'a jamais été boisée, pas plus que le sud de l'île : la Forêt Maudite n'a pas régressé, par exemple, ou très peu. La Lorien allait presque jusqu'à la mer... au nord d'Eredhun, englobait évidemment Togoria et Haradhar, et encore un peu davantage vers le nord... mais pas jusqu'à Fondor. J'imagine que vous êtes familière avec la géographie des lieux. Il y avait quelques cités en plaine, mais très peu : même les plus urbains des elfes aiment avoir la forêt à proximité. Togoria, par exemple, que nous nommons Valnimbreth, était en bordure de la forêt."

Astrée se remémorait les cartes d'Hélonna, maintes fois consultées, qu'elle commençait à connaître. En gros, la Lorien s'étendait à l'époque sur la vallée du Nirvana.
" C'est tellement triste que les humains vous aient chassé de vos terres et aient détruit vos forêts, alors qu'ils auraient pu se contenter de rester sur la moitié sud de l'île. Il devait y avoir moyen de voisiner pacifiquement, pourtant..."
Elle secoua la tête.
" Et vous, vous avez vécu cette invasion, cette guerre affreuse.... Et pourtant vous ne gardez pas de haine envers les humains."
Elle était absolument incapable de lui donner un âge, mais son discours et sa sagesse n'étaient pas ceux d'un jeune, c'était certain.

Il la regarda avec une grimace un peu interdite.
" C'est... triste, oui. Sans doute est-ce un des termes qu'on pourrait employer, si on voulait mettre des mots sur des choses indicibles."
Il poussa un bref soupir.
" N'en parlons pas, voulez-vous. Les condoléances ne servent à rien, les belles paroles de regrets pas davantage. Vous allez m'amener à me remémorer des choses difficiles et je vais regretter que vous soyez à bord. Donc, n'en parlons pas."

" Je suis désolée, je n'aurais pas dû", acquiesça doucement Astrée.
Elle devait garder en tête que la guerre, pour lui, ça n'était finalement pas si loin et que les souvenirs restaient vivaces.
Elle se tut un instant, cherchant comment dévier de ce thème trop sensible.
" Je me demandais... J'ai entendu parler de Loth Imarhil, par un ami.... Est-ce que c'est une capitale, pour vous, un peu dans le même sens que Luménis pour les humains ? Ou bien n'avez-vous pas du tout de... pouvoir centralisé, si on peut dire."

" Nous n'avons pas de pouvoir centralisé. Mais c'est la ville elfe la plus... intacte, probablement. La plus riche et resplendissante. Elle est surtout habitée par des elfes de lune et des elfes des bois... et il y a un quartier demi-elfe. Mais très très peu d'humains, vous vous en doutez."
Il eut un léger sourire.
" Les décisions du Prince de Loth Imharil sont connues en Lorien, mais elles n'engagent que lui. Bien sûr, il a de l'influence. Et quand les tribus doivent se concerter, c'est là que nous nous retrouvons. C'est sans doute l'interlocuteur principal de Luménis, une sorte de visage officiel. Il n'est pas facile pour les humains de négocier avec la nébuleuse elfique."

Riche et resplendissante... Reynald avait dû adorer cette ville, elle l'avait compris quand il en avait parlé.
" Effectivement, il est sûrement plus simple d'avoir un seul interlocuteur, pour Luménis. Et puis, ils doivent avoir du mal à imaginer que vous puissiez parvenir à une sorte d'unité, simplement en vous concertant. Surtout avec le nombre de tribus qu'il semble y avoir... Mais c'est vrai que contrairement à nous, vous avez le temps. J'imagine que vous pouvez mettre des mois ou des années pour parvenir à un accord, sans que ça ne dérange personne. Ça fait long à l'échelle humaine..."

" Rien ne vaut un ennemi commun pour mettre des tribus disparates du même avis. Les humains sont responsables de l'unité des peuples elfiques d'Hélonna. Mais dans les faits, nous n'avons pas souvent besoin de nous mettre d'accord : les traités qui existent sont convenables et acceptés. Luménis et Loth Imharil échangent cordialement et les elfes ne contestent pas leur appartenance à la nation hélonnienne. Personne n'est assez stupide, en Lorien, pour imaginer qu'il existe une meilleure solution que celle qui prévaut actuellement."
Mathilde s'était déplacée derrière eux et écoutait leur conversation. Elle semblait cependant hésiter à intervenir, respectant sans doute la priorité d'Astrée su leur interlocuteur.

Astrée ne fut pas franchement ravie d'apercevoir Mathilde. Sa comédie perpétuelle l'agaçait un peu, même si elle la jouait très bien, mais la barge était petite et il était forcé qu'elle s'approche tôt ou tard. Le plus surprenant était qu'elle ne se mêle pas immédiatement à la conversation. Bah, elle finirait bien par intervenir quand elle en aurait envie.
" L'essentiel est que la paix règne, acquiesça-t-elle, et que l'équilibre actuel convienne à tout le monde."
La présence de Mathilde la mettait un peu mal à l'aise. Une ou deux questions trop indiscrètes lui traversèrent l'esprit, mais il était hors de question de les poser devant Mathilde -et sans doute n'était-ce de toute façon pas une bonne idée.
Et finalement, elle se retrouva, un peu malgré elle, à laisser la parole à sa coéquipière.

Mathilde lui jeta un regard, assorti d'un sourire apaisant.
" Qu'en est-il des elfes de la Forêt Maudite ? demanda-t-elle. Ont-ils des contacts ou des liens avec vous ?"
L'elfe aux cheveux blancs se tourna vers elle et l'accueillit sans sourciller.
" Ils sont très peu nombreux, à ma connaissance, et je dois avouer que je sais peu de choses les concernant. Nous n'avons plus de contacts avec eux depuis belle lurette. De ce que j'en sais, il n'existe plus aucune cité elfe dans la Forêt Maudite."

" Je crois qu'il en existe une", répliqua Astrée, sans vraiment réfléchir.
Peut-être qu'elle ne devrait pas en parler devant Mathilde : que ferait-elle de cette information ? Elle n'avait pas confiance en elle.
Cependant elle avait failli aborder le sujet, un tout petit peu plus tôt, quand elle était encore seule avec l'elfe. Seulement, après avoir évoqué la sombre guerre, elle avait préféré ne pas rappeler que d'autres elfes avaient vécu et péri, ailleurs.
" En tout cas... il existe un endroit protégé magiquement, dans la forêt Maudite, où survivent une communauté de demi-elfes, qui sont les descendants d'un petit groupe d'elfes et d'humaines. Il est impossible de le trouver sans guide. Je n'aurai peut-être même pas dû les mentionner.", conclut-elle avec une grimace.

" Ne vous inquiétez pas, je n'ai aucune intention de traverser la Forêt Maudite pour aller dénicher des demis-elfes, fit Mathilde.
— Des demis-elfes ? renchérit leur interlocuteur. Comme c'est... bizarre."
Il avait l'air tout à fait interloqué par pareille pratique... peut-être même un peu choqué.
" Mais une communauté cachée est sans doute loin d'une véritable cité elfe. Je ne parle pas d'un hameau d'une quinzaine de huttes dans les arbres."

" Oui, ce n'est pas une véritable cité, c'est vrai. Mais l'arbre au sein duquel ils ont bâti leur refuge est... magique. Merveilleux. C'est un véritable rempart contre la noirceur des bois. C'est si rare, là-bas, un lieu aussi magnifique. Après... je ne sais pas si, en-dehors d'eux, il y a encore des descendants des elfes qui ont vécu autrefois dans cette forêt, avant que la souillure ne la gagne. Mais peut-être, après tout, existe-t-il d'autres lieux ainsi protégé."
Pourquoi donc était-il tant choqué par les demi-elfes ?
" Pour cette communauté, ils m'ont dit qu'ils n'étaient plus qu'un groupe d'une bonne dizaine de guerriers elfes à avoir survécu, tous des hommes. S'ils ne s'étaient pas unis à des humaines, leur lignée se serait éteinte. Mais sans doute considérez-vous qu'elle l'est, de toute façon, puisqu'ils ne sont plus elfes?"

L'elfe eut un sourire.
" Elle l'est, oui. Les demis-elfes ne sont pas des elfes, et dès la génération suivante, ils sont humains.
— Vous ne faites pas partie de ceux qui estiment qu'il s'agit là d'un bon moyen de coloniser l'humanité ? demanda Mathilde, avec une pointe d'ironie.
— Non, effectivement, je n'en vois pas l'intérêt. Mais les elfes de la Forêt Maudite ont connu d'autres défis, d'autres pertes, et leurs valeurs, leurs desseins, sont fatalement différents des nôtres. Les humains ont été leurs alliés contre la souillure des lieux, davantage que leurs adversaires."

Coloniser l'humanité, rien que ça... c'était absurde, tout de même.
" Il me semble que la communauté que j'ai rencontrée avait à cœur de préserver l'arbre magique qui les abritait. Et effectivement, les humains étaient des alliés. Mais pourquoi dites-vous qu'à la génération suivante ils seront humains ? Si un ou une demi-elfe vit parmi les elfes, et s'unit avec un ou une elfe... leurs enfants ne seront-ils pas elfes ? Ou peut-être à la génération suivante ?

" Si, vous avez raison, un demi-elfe qui s'unit à un elfe produit des enfants elfes. Mais c'est un cas de figure qui est beaucoup plus rare que l'inverse. Vous devez comprendre que peu d'elfes... sont désireux de s'unir à des non-elfes... ne fut-ce que parce que vous mourrez après quelques décennies, et que nous vivons des siècles. Les demi-elfes, même s'ils ont une meilleure longévité que leur parent humain, sont néanmoins régis par des rythmes similaires... Ils doivent notamment dormir, ce qui n'est pas notre cas. Ça n'a l'air de rien mais songez que... un bébé elfe ne dort pas, par exemple. Et un non-elfe ne partage jamais le lien que permet la Rêverie. Cela n'a l'air de rien, quand on n'est pas elfe, mais pour quelqu'un qui a grandi dans cet environnement, avec cette culture... c'est primordial.
— Les elfes que je connais n'ont pas l'air de faire grand cas de ces différences, dit Mathilde, songeuse. Ou peut-être qu'ils sont trop polis pour le mentionner.
— Les elfes que vous connaissez sont sans doute des elfes déracinés, qui n'ont plus beaucoup de contacts avec leur culture, s'ils vivent dans des cités humaines. Et peut-être, effectivement, ne veulent-ils pas vous blesser. Ou se blesser eux-mêmes : il doit être difficile de se lier à des êtres que l'on verra inexorablement mourir. En restant entre eux, les elfes se préservent aussi de ces deuils douloureux."

Astrée acquiesça doucement.
" Je comprends. C'est effectivement plus sage ainsi. Même s'il y a tout de même des couples qui se forment, malgré tout... ce doit être particulièrement rude à vivre. Le seul elfe que je connais dans cette situation ne semble pourtant pas trop inquiet à ce sujet, ou peut-être ne veut-il pas y songer. Il est jeune, je crois, pour un elfe. Et puis c'est un barde, il ne vit pas parmi ses congénères... d'ailleurs il n'est pas d'ici je crois. C'est un elfe du soleil."

L'elfe aux cheveux blancs rit doucement.
" Un elfe du soleil ? Avec une humaine ? Allons, ne racontez pas..."
Il s'interrompit au milieu de sa phrase et fronça les sourcils.
" Vous connaissez Taliesin ?"

Astrée fut tout aussi stupéfaite.
« Et bien... Oui… Enfin, un peu. Je lui ai servi de guide lors d’une expédition dans la Forêt Maudite, il y a bientôt deux ans, pour le compte des autorités luméniennes… Mais je ne pensais pas que vous le connaissiez aussi. C’est incroyable… »
A la réflexion, était-ce si surprenant ? Un barde voyageait beaucoup. Mais tout de même, c’était un heureux hasard. Avoir ainsi une connaissance commune... Elle se surprit à sourire largement.
Il faudrait tout de même qu'un jour elle cherche à revoir Taliesin, puisque le hasard semblait vouloir le rappeler à sa mémoire.

" Il a voyagé un moment avec nous. Quelques jours, il y a deux mois." dit l'elfe aux cheveux blancs.
Mathilde les observait, l'air passablement amusée.
" Donc c'est un elfe, en couple avec une humaine, et qui demande à une autre humaine de le guider dans une forêt ? Misère, les elfes ne sont plus ce qu'ils étaient.
— C'est l'exception qui confirme la règle." dit simplement leur hôte avec un léger sourire.

Astrée sourit également.
" C'est surtout qu'il ne connaissait pas le lieu où nous devions aller... Mais je veux bien croire qu'il est un peu.... atypique".
Déraciné, coupé de sa culture, avait dit leur interlocuteur. Sans doute, même si elle était incapable d'en juger. Et plus citadin que sylvestre, c'était certain.
" En tout cas, c'est vraiment dommage que je ne sois pas passée là deux mois plus tôt, j'aurais été ravie de le croiser. Mais donc, les couples elfes-humaines existent. Pourquoi est-ce beaucoup plus rare dans l'autre sens ?"
On le lui avait déjà expliqué, mais son interlocutrice d'alors n'était pas elfe, et elle était curieuse d'entendre sa version à lui.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Traversée de la Lorien