La Couronne de Cuivre

-Luménis est une cité très cosmopolite où se mêlent et parfois s'unissent des personnes de toutes races et de tous horizons. Par conséquent, un elfe du soleil, même marié à une humaine, ça ne déconcerte pas plus que ça les habitants de la région. Bien sûr, c'est un peu différent quand je quitte les environs de la capitale : plus je m'en éloigne, puis je deviens original, disons. Mais je ne me souviens pas avoir eu affaire à la moindre hostilité : dans le pire des cas, les gens sont intimidés. Ou... surpris de me voir voyager avec de petits humains.

" C'est un peu normal qu'il n'y ait pas d'hostilité envers un elfe du soleil... surtout un elfe du soleil de votre style, dit Haran en riant. Ce n'est pas comme si vous étiez un demi-orque ou un drow. Les Lathandrites adorent les choses brillantes."
Il se leva.
" Je vais aller voir où en est mon dîner. Et au passage rattraper les petits fouineurs qui circulent dans les couloirs. J'ai faim, moi."

Taliesin se leva.
-Je vais vous donner un coup de main. Du moins, si vous en êtes d'accord.
Rester assis pendant que Haran faisait tout tout seul, ce n'était pas son genre. Et ce, aussi confortable le salon soit-il.

" Volontiers, dit Haran. Mais comme je vous le disais, tout est prêt : il faut juste réchauffer."
L'écrivain l'entraîna dans le couloir immaculé et le fit passer dans une salle à manger de taille modeste, dans laquelle était dressée une table ronde, pour quatre. La nappe, dénotant sur l'ensemble blanc, était fleurie. Ils traversèrent la pièce et débouchèrent directement dans la cuisine. Baptiste s'y trouvait et il sursauta comme s'il était pris sur le fait. Haran en profita allègrement.
" Haha !
— Je faisais rien ! Juste... regarder ! s'exclama le gamin avec horreur.
— Et goûter, je parie." dit l'écrivain.
Il désigna la casserole qui trônait sur l'imposante cuisinière.
" C'est très bon." dit Baptiste avec un petit sourire.

Taliesin sourit également mais ne pipa mot. Il avait d'abord songé à expliquer que Baptiste était passionné par la cuisine mais... Haran était probablement déjà au courant, pour avoir entendu les échanges à ce sujet avec Maurin, lors de la réception au domaine. Et si d'aventure tel n'était pas le cas, Baptiste paraissait suffisamment à l'aise pour l'expliquer lui-même. Bref, nul besoin qu'il intervienne de ce côté-là. Du côté VIctor, en revanche, lancer des recherches de grande ampleur serait peut-être nécessaire s'il ne montrait pas vite le bout de son nez et si son frère n'avait aucune idée de l'endroit où il était allé.

" Très bien, petit chapardeur, dans ce cas, tu vas retrousser tes manches ! s'exclama Haran. Sans quoi, les esprits du foyer pourraient décider que tu as une dette à payer et t'embaucher à la vaisselle jusqu'à la fin de tes jours..."
Baptiste arbora une mine moins vaillante.
" Mais il te reste une chance. Au boulot."
Il se tourna vers Taliesin.
" Si vous cherchiez le second ?
— Il est dans la bibliothèque, je crois.
— Choix judicieux mais tout aussi dangereux... Troisième porte à gauche au premier étage."

-Très bien, je vais aller le chercher.
Et il s'en fut sans hésitation. Haran avait l'air de savoir s'y prendre avec les enfants et s'il semblait avoir la taquinerie facile, ce n'est pas ça qui traumatiserait Baptiste, surtout quand le sujet de fond demeurait la cuisine. Et puis, ce n'était pas une mauvaise chose qu'il passe un peu de temps avec un ami de son père...

Après avoir monté un escalier relativement modeste compte tenu des lieux, Taliesin se retrouva au premier étage. Contrairement au rez-de-chaussée, avec ses teintes claires, les lieux étaient multicolores : le couloir devant lui affichait des bleus et des verts, celui qui partait à droite plutôt des rouges et des violets. Le contraste était assez saisissant. Il arriva à la troisième porte et entra dans la bibliothèque. Elle était généreusement pourvue — comme on pouvait s'y attendre chez un écrivain — mais n'atteignait guère des sommets. Basse de plafond, aux murs azurés, elle s'offrait à la brume au travers de grandes fenêtres. En l'absence de feu, il y faisait un peu froid. Mais Victor s'y trouvait bel et bien, Taliesin l'entendit avant de le voir. Il ne lisait cependant pas : il était au fond de la pièce, devant un grand miroir, et prenait des poses théâtrales en essayant des casques et des chapeaux qui, par dizaines, s'alignaient sur une étagère.

Puisque ces couvre-chefs étaient en libre accès et se trouvaient juste à proximité d'un miroir, c'était qu'Haran voulait bien qu'on les essaie. Qu'il encourageait à le faire, même. Dès lors, il n'y avait aucune raison d'interrompre Victor et, après l'avoir observé un moment, amusé, le barde se mit à s'intéresser aux ouvrages de la bibliothèque. Il était curieux de voir quels types de livres avaient la préférence de l'écrivain.

Victor lui fit signe par l'entremise du miroir mais continua à essayer ses couvre-chefs. De son côté, Taliesin eut du mal à trouver un semblant de thématique dans la bibliothèque : il y avait un peu de tout. De l'histoire, des romans, de la poésie, un peu de théâtre, des ouvrages sur les plantes, sur la magie, d'autres à connotation religieuse, de la géographie, des récits de voyage, de la médecine. Il ne semblait pas y avoir de livres particulièrement précieux, mais une bibliothèque était toujours un signe de richesse. Simplement, rien ne laissait supposer qu'Haran avait un goût spécifique pour quelque chose.

Il n'était pas impossible que l'écrivain garde ses livres préférés dans ses quartiers privés... Mais même si tel était le cas, le meilleur moyen d'être fixé quant à ses goûts était de lui poser la question ; or, les occasions ne manqueraient pas au cours de la soirée...
-On ne va pas tarder à manger, dit finalement le barde à Victor. Tu as encore le temps pour quelques essayages mais nous devrons bientôt descendre.

" T'as déjà vu une collection pareille ? demanda Victor. C'est quand même dingue... Il y a vraiment des chapeaux incroyables... Je me demande qui peut porter ce type de trucs... et quand, aussi..."
Il brandissait un curieux cône de velours, serti de pierreries et d'oiseaux empaillés.
" Tu passes pas les portes, avec un truc pareil."
Il le reposa et saisit un casque cornu, énorme, qui aurait convenu à un géant.
" Celui-ci pèse au moins vingt kilos..."

Taliesin s'avança, examina le casque puis quelques-uns des chapeaux exposés.
-Non, je dois bien admettre que c'est la première fois que je vois une telle collection. Il faudra que nous interrogions nôtre hôte à son sujet : il n'est pas impossible que chacune de ces pièces ait une histoire intéressante.
Et intéressantes, elles l'étaient en tout cas à observer. Quant à savoir pourquoi Haran les avait rassemblées... Cela aussi, il faudrait le lui demander.

" Bon, mais t'as dit qu'on mangeait ? Qu'est-ce qu'on fait encore ici ?" s'exclama soudain Victor, comme s'il reprenait ses esprits.
Il déposa sa dernière trouvaille en date sur l'étagère — peut-être pas à l'endroit où il l'avait prise, cela dit — et se rua vers la porte. Il décocha un regard courroucé à Taliesin, du genre "mais qu'est-ce que tu attends ?", puis fila dans le couloir. Le barde l'entendit bientôt dévaler les escaliers avec la légèreté d'un paladin ivre en armure.

Taliesin jeta encore un regard à la collection de couvre-chefs, songeant à la ranger un peu. Mais ne l'ayant pas vue avant l'intervention de Victor, il préféra s'abstenir, se disant que, de toute façon, s'en occuper ne représenterait pas trop de travail pour Haran ou ses domestiques. Puis il descendit à son tour l'escalier, quoiqu'avec plus de légèreté que son fils, évidemment !

Ils se retrouvèrent au final dans la petite salle à manger. Baptiste et Haran avaient apporté le souper, constitué d'une soupe d'un vert presque fluorescent, de deux volailles farcies et de légumes automnaux, champignons et racines colorées. Haran fit le service sans se formaliser.
" Alors ? Qu'est-ce que vous avez pensé de ma demeure ?
— Très belle, dit poliment Baptiste. Beaucoup de lumière...
— Y'a beaucoup trop de portes fermées ! l'interrompit Victor. Je pensais qu'on allait trouver une sorte de labyrinthe, et en fait... On a vite fait le tour !
— Ce n'est pas un donjon, c'est un manoir. L'objectif n'est pas d'y égarer les habitants."

-Et ça ne t'a pas empêché de voir des choses intéressantes, pas vrai ? intervint le barde.
Il pensait à la collection de chapeaux et de casques, mais il était possible - et même probable - que Victor et Baptiste aient fait d'autres découvertes marquantes au préalable.

" C'est sûr que j'ai vu plein de trucs ! s'exclama Victor. Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander ce qu'il y a derrière les portes fermées !"
Haran rit.
" Rien de mystérieux. Les appartements privés de mon personnel, pour une part, et des pièces condamnées, pour l'autre. Comme tu peux le constater, cet endroit est immense et... je suis tout seul. Par facilité, nous avons fermé les pièces inutiles.
— Vous devriez avoir des enfants, ça remplit une maison, dit Victor.
— Certes, répondit Haran en ouvrant de grands yeux faussement choqués.
— Pas sûr que tu vas le convaincre avec tes questions indiscrètes." remarqua Baptiste.

-Les enfants, c'est le mal : qui pourrait vouloir en avoir ? dit-il d'un ton dégagé.
Puis, à Haran :
-N'ayant pas autant exploré qu'eux, j'ai dû passer à côté de bien des choses. Mais j'ai tout de même eu l'occasion de découvrir l'étonnante collection qu'abrite votre bibliothèque.

" Ah, les chapeaux." dit Haran avec un sourire.
Il se fit plus sombre.
" Ils appartiennent aux nombreux voyageurs qui ont fait l'erreur d'accepter mon hospitalité, au fil des années."
Baptiste ouvrit de grands yeux.
" C'est dommage que vous n'en avez pas, d'ailleurs. Il faudra que je me contente de vos bottes."
Victor le scruta puis explosa de rire.
" N'importe quoi ! Vous savez même pas mentir !"
Haran sourit.
" Je suis issu d'une longue lignée de chapeliers et j'ai gardé un goût pour les couvre-chefs. Cette collection est très imparfaite, cela dit : j'envoie une partie de ce que je déniche à mon frère, qui a repris l'atelier familial, et d'autres à ma soeur, qui est costumière dans un des théâtres d'Eauprofonde. A mon grand désespoir, je n'ai pas une tête à chapeaux, personnellement, mais je peux quand même en apprécier les formes, les couleurs, les textures, la qualité du travail de l'artisan..."

[color=#FFF66]-Je comprends[/color], acquiesça Taliesin. Et même pour le profane que je suis, certaines de ces pièces sont particulièrement belles, ou particulièrement intrigantes. Il n'a pas dû être évident de les trouver.
Il songeait notamment au casque qui n'aurait pas dépareillé sur la tête d'un géant.

" Oh, Hélonna est cosmopolite et certaines cités marchandes voient défiler des gens de partout, vous êtes bien placé pour le savoir. Sous la lumière de Lathandre, les colporteurs circulent dans tous les coins, avec leurs merveilles de la Vallée du Nirvana, ou de plus loin, en Maztica ou ailleurs. Comme j'ai ma petite célébrité, et que mon goût pour les chapeaux est connu dans certains cercles choisis, je n'ai pas beaucoup d'efforts à faire pour qu'on vienne frapper à ma porte... J'ai quelques fournisseurs zélés, et puis il y a un ou deux endroits — des brocanteurs — qui me gardent les belles pièces..."
Il haussa les épaules.
" Au bout d'un certain moment, il n'y a plus tellement d'efforts à faire. Les chapeaux me viennent. C'est presque un peu décevant."

-Il faut vous trouver un concurrent, quelqu'un qui essaiera de vous voler les bonnes grâces de vos fournisseurs, d'obtenir avant vous les belles pièces, d'intercepter les cargaisons qui vous sont destinées... Cela pourrait donner lieu à une véritable lutte d'influence, voire à une véritable guerre des chapeaux propre à rester dans les mémoires. Et ainsi, il y aurait un peu plus de piment pour la complétion de votre collection...

" Ah mais cette collection ne sera jamais complète ! Vous n'imaginez pas la vastitude du monde et des chapeaux associés !" s'exclama Haran en riant.
Il se fit plus sérieux et piqua pensivement dans son assiette.
" Cela dit, vous n'avez pas tort. Je devrais me trouver un adversaire. Mais voilà, c'est plus facile à dire qu'à faire ! Et puis je serais si frustré, si certaines pièces m'échappaient !"

-Ce serait en effet à double tranchant. Rien ne vous empêcherait, bien sûr, de recruter des hommes pour tenter de les récupérer mais leur réussite ne serait pas garantie. Et puis, votre concurrent pourrait très bien tenter de faire pression sur vous, en faisant en sorte que vous n'ayez ces pièces que si vous cédez à ses exigences littéraires dans vos prochains romans...
Le barde sourit.
-Tout cela pourrait donner lieu à d'intéressantes chroniques, pour les commentateurs de ce duel...

" Aaah ! Vous êtes un monstre ! Maintenant je vais devoir me chercher un adversaire ! Mais où ? A l'amphithéâtre de Luménis ? Au Temple de Sunie d'Eredhun ? Chez un chapelier de la côte, à Gondor ou Solarcis ? Et comment faire ? Avez-vous une idée pour le dénicher ? C'est bien beau de faire miroiter des merveilles aux gens, mais encore faut-il pouvoir... se montrer à la hauteur ensuite !"

-Eh bien, pourquoi ne pas mettre une annonce en préambule de votre prochain roman ? Un défi à vos lecteurs, cela pourrait renforcer votre complicité ! Enfin, sauf vis-à-vis de celui qui deviendra votre rival, même si la rivalité peut être envisagée comme une forme de complicité. Par ailleurs, si vous le souhaitez, je pourrais clamer haut et fort votre défi dans chaque auberge où je serais amené à séjourner...

" Oh, mais ne trouvez-vous pas qu'un défi est peu naturel ? Ce serait tellement mieux de trouver, simplement, un amateur de chapeaux ! Quelqu'un qui a véritablement ça dans le sang, pas un fan désireux d'attirer mon attention, qui feindrait cette passion pour s'attirer mes bonnes grâces... ou mes grâces tout court, en fait."
Il grimaça.
" Vous n'avez pas idée comme c'est épuisant, les fanatiques. Oui, vous allez dire que c'est du caprice d'homme célèbre, vous avez raison... mais moi je ne demandais qu'à écrire, pas à me retrouver... assiégé. Heureusement que c'est la mauvaise saison, d'ailleurs. En été, il y a souvent des curieux qui me traquent. Bon, je serai honnête... mon manoir est extrêmement difficile à trouver.
— On le voit de la route ! s'exclama Baptiste.
— Ce qui ne signifie pas qu'on y accède facilement...
— Wouah ! Je parie que c'est de la magie qui perd les gens !" dit Victor.
Haran sourit.
" J'ai des voisins commerçants et artisans qui m'envoient leurs remerciements régulièrement, d'ailleurs."

Taliesin acquiesça.
-Je comprends aisément que lorsqu'on atteint un niveau de célébrité tel que le vôtre, il devient nécessaire de prendre certaines précautions pour préserver sa tranquillité.
Évidemment, il n'avait jamais lui-même été confronté à ce phénomène. Mais il pouvait fort bien imaginer ce que cela donnait et à quel point cela pouvait vite devenir pénible.

" C'est toujours à double-tranchant, dit Haran en haussant les épaules. Mais je me rends disponible, régulièrement. Simplement, certains n'ont pas de limites."
Il écarta le sujet d'un signe de main.
" Si vous descendez un peu plus au sud d'Athrey et que vous partez vers la côte, vous finirez par atteindre un village qui s'appelle Sans-Rats. Pas qu'il n'y ait pas de rats. Les historiens pensent qu'originellement, c'était Sans-Raz, comme un raz de marée. Ou alors, comme pour tout, dans le coin, c'est une transformation d'une langue ancienne... Bref, ça n'était pas ça le sujet. A Sans-Raz vit Deana Racc, l'auteure de la série des Carcasses de Faisan."
Baptiste parut décontenancé, Victor eut une grimace.
" C'est pour les bébés, ça ! s'offusqua-t-il.
— Oui, enfin, c'est de l'horreur pour la jeunesse. Une introduction plus adaptée au genre..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route d'Erhedun à Rohan