La Couronne de Cuivre

Or donc, ils auraient préféré la version sinistre ?
Décidément...
-Non, "maître queux", ça veut dire grand cuisinier. C'est de Baptiste dont il est question, de bout en bout.
Et la prochaine fois, si on n'était pas content de ses annonces, on s'en chargerait : on ne pouvait pas à la fois lui demander de tout faire et sans arrêts critiquer ce qu'il faisait.

" On a retrouvé le père de Baptiste ? demanda Mathieu.
— Tu vas t'en aller ?" ajouta Jehan.
Marius leva les yeux sur Galathée qui eut un sourire contraint.
" Ils vont se rencontrer une première fois, c'est normal.
— Je croyais qu'il était orphelin, dit Marius, contrarié.
— Parfois ça revient quasi au même, intervint Baptiste. Jusqu'à ce genre de situations."

-Baptiste ne savait rien de son père. Si nous avions eu des pistes, nous aurions essayé de le retrouver : ç'aurait été normal. Mais là... Ni piste, ni indice, ni rien. Au point qu'il pouvait fort bien être mort.
Il n'en dit pas davantage, par crainte qu'à nouveau, ses interventions soient mal prises, mal comprises.

" Moi aussi je crois que mes parents sont encore vivants, déclara Marius. Mais franchement personne est obligé de les chercher."
Galathée lui ébouriffa les cheveux.
" En tout cas, ici, Baptiste va aller rencontrer son père. Avec Taliesin.
— Et moi, dit Victor.
— J'peux venir aussi ?" demanda Mathieu.
Galathée grimaça.
" Baptiste ira juste avec Taliesin."

A son avis, Galathée était intervenue uniquement pour que les petits Merlus, toujours tenus à l'écart de ses périples, n'emboîtent pas le pas à Mathieu dans l'espoir de pouvoir, à leur tour, vivre quelques aventures. Mais il tirerait tout cela au clair durant la soirée.
-Ça ne va pas être un voyage d'agrément, de toute façon. Nous irons d'abord à Eredhun, pour que des clercs soignent le bras de Baptiste. Ensuite, nous prendrons la direction de la maison de son père. Voilà tout. En dehors de ça... Uniquement des trajets fort ennuyeux !

" Rederin ! Ah beurk ! C'est plein de prêtres ! s'exclama Mathieu.
— Il parait que si tu vas à Riderhein, après, ils te kidnappent et tu dois devenir helmite,
— Mais non, c'est pas vrai. Ils t'achètent à tes parents. Après tu peux envoyer des sous, ça aide pour finir le mois. C'est pas si mal, Erd... Ere... Eredrin...
— Vous racontez vraiment n'importe quoi. A Eredredrin, y'a une grande rivière sauvage où on peut faire des supers plongeons !"
Titus paraissait toujours un peu perdu.
" C'est quoi Eredhun ? demanda-t-il.
— Une ville de pèlerinage, dit Galathée.
— Ils vont kidnapper Baptiste ?
— Non. Mais peut-être Victor.
— Quoi ? Pourquoi moi ?
— J'imagine que c'est la raison pour laquelle tu veux accompagner, non ?"

Plusieurs plaisanteries lui vinrent à l'esprit. Il songea à dire que vendre Victor à un culte quelconque lui pemettrait de s'offrir de nouvelles bottes, ou que menacer des clercs de le leur confier était le plus sûr moyen pour qu'ils acceptent, afin d'éviter cela, de soigner gratuitement Baptiste. Toutefois, il préféra s'abstenir, pour ne pas encourager le gamin dans l'idée qu'il allait venir avec eux. Ce qui, jusqu'à preuve du contraire, n'était pas le cas.
Aussi se contenta-t-il de se fendre d'un sourire amusé.

" Je te vois bien prêtre de... " commença Baptiste.
Puis il secoua la tête.
" Non, en fait, je te vois pas bien.
— Haha."
Guillhem se leva.
" Bon les gars, c'est le tour de Benoît et Félix à la vaisselle, je supervise. Merci d'empiler les assiettes. Mathieu, tu t'occupes du seau à déchets. Victor, les restes. Marius, la table. Taliesin... Taliesin, tu peux aller fumer la pipe dehors, tiens, tu as aidé en cuisine."
Et ce fut aussitôt le branle-bas de combat.

-Ça me va.
Et il sortit donc.
La nouvelle était annoncée, les explications données... Ne restait plus que cette discussion avec Galathée puis ils pourraient procéder aux préparatifs concrets de ce voyage dont les dieux savaient qu'il aurait préféré se passer.
Mais c'était pour la bonne cause. Ensuite, il serait toujours temps de passer à des projets plus enthousiasmants.

La discussion vint au moment de se coucher, même si, avec le temps, Galathée avait appris à ne plus compter sur son compagnon, qui s'esquivait plus souvent qu'à son tour à l'instant fatidique.
" Victor veut venir, dit-elle. Il dit que ça vous fera de la compagnie, qu'à vous deux, vous allez broyer du noir, qu'aucun des deux ne parviendra à soutenir l'autre, qu'il vous connait, qu'il vous a vus à l'oeuvre. Je dois dire que... je pense qu'il n'a pas complètement tort. En même temps, je sais que c'est aussi volontiers une source de complications. Qu'est-ce que toi, tu en penses ?"

-Qu'il n'a pas forcément tort, et que je ne doute pas que ce soit en partie pour ça qu'il souhaite venir. Mais nous en avions discuté, toi et moi, et conclu qu'il valait mieux que j'y aille seul avec Baptiste, notamment vis-à-vis de Marius. Par ailleurs...
Il chercha ses mots.
-Par ailleurs, autant il peut être raisonnable et responsable en certaines situations, autant d'en d'autres... Oui, il est cause de complications. Sans compter qu'il se soucie comme d'une guigne de mes consignes. Du coup, j'ai peur que ça soit définitivement fichu quant à mon autorité, s'il obtient encore une fois gain de cause.

" C'est toi qui dois décider, parce que c'est toi qui y vas. Mais si tu refuses, je propose que tu en parles, très posément, avec lui. S'il fugue pour vous poursuivre, je le retrouverai sans mal, c'est mon métier, après tout, mais je me vois mal l'enfermer dans l'étable pendant un mois."
Elle retira sa chemise.
" Par ailleurs, tu ne dois pas t'inquiéter pour Marius. Il n'y aura d'ailleurs plus de Marius ici quand vous reviendrez. Le papillon aura quitté sa chrysalide et Victor n'a pas une influence très propice sur cette métamorphose."

-Tu fais des merveilles, dit-il, souriant. Et c'est signe, aussi, qu'il... enfin qu'elle se sent bien chez nous.
S'il avait, ces dernières veilles, consacré peu de temps aux enfants - hormis l'indispensable école -, il n'en avait pas pour autant totalement négligé ses devoirs, discutant de temps à autre avec les deux petits nouveaux pour voir si tout allait bien. Car ce n'était pas parce qu'ils s'étaient rapidement rapprochés de Galathée qu'il se désintéressait d'eux, loin s'en fallait.
-Quant à Victor, j'ai déjà essayé de discuter posément avec lui. Et en général, c'est dans les heures qui suivent qu'il fait une énorme bêtise, pour peu que je lui aie pas donné satisfaction. Ceci dit, je ne lui jette pas la pierre : depuis un certain temps, il semble que j'aie perdu mes dons de diplomate. Il n'est donc guère étonnant que je ne parvienne jamais à le convaincre de quoi que ce soit. Bref, tout ça pour dire que s'il ne vient pas, discuter ne servira à rien.

" Victor est Victor, dit Galathée. Tu ne peux pas espérer qu'un enfant traverse tout ce qu'il a traversé puis se comporte comme... n'importe quel enfant. Il est résilient, beaucoup trop résilient, et il teste sans cesse les limites. Il faut garder le cap, même si tu as la sensation que ça ne sert à rien. Mais lui interdire quelque chose, par principe, c'est exactement la chose à faire pour le provoquer... Je ne sais pas. Je comprends ton sentiment. Mais j'ai l'impression que nous gagnons à en faire un partenaire plutôt qu'un... subordonné. Même si c'est seulement un enfant. Notre enfant. Mais je lui parlerai. Il peut être raisonnable, et je pense que s'il s'engage, sans fracas, il respectera sa parole. Je pense juste que ceci... c'est sa manière d'exprimer qu'il est déboussolé. Il cherche la stabilité autant que les autres. Il était mécontent de l'arrivée de Baptiste, et puis il s'y est fait, il l'a accepté... et à présent, tout est à nouveau remis en question. C'est un enfant qui a besoin de contrôle et il a l'impression que la seule manière de contrôler les choses, c'est d'y être, aussi dangereux cela soit-il. Je peux comprendre ça. Beaucoup de choses lui ont échappé, autrefois."

-Je vois ce que tu veux dire.
Il soupira.
-Écoute, c'est mieux si c'est toi qui en parles avec lui, au moins dans un premier temps. Après tout, c'est ce qu'on a fait quand il y a eu des soucis avec Baptiste et... ça a fonctionné. Parle lui, dis-lui que je préférerais qu'il ne vienne pas, et si ça ne suffit pas à le faire changer d'avis... alors soit, j'en prendrai mon parti.

" D'accord, je m'en chargerai demain." dit-elle en se glissant sous les couvertures.
Elle posa une main sur son dos.
" Quand partez-vous ?"

-Je ne saurais te dire. Déjà, on doit être fixés sur Victor avant que je n'aille acheter nos places sur le bateau. Ensuite... Eh bien, ça dépendra du moment où il lèvera l'ancre. Tu le sais, je ne suis pas spécialement motivé par ce périple, mais il me semble que retarder l'échéance serait contre-productif.
Il se glissa à son tour dans le lit, se tourna vers son épouse.
-Par contre, à mon retour, il faudra que nous discutions. Je passe mon temps en vadrouille tandis que toi, tu es bloquée ici... je trouve cela injuste et ce serait bien si nous inversions les rôles, du moins si vadrouiller également te tente...

" Oh, je suis beaucoup en vadrouille, moi aussi, dit-elle avec un sourire doux. Simplement, je vadrouille à proximité..."
Elle lui toucha la joue.
" Je vadrouillerai plus loin quand les enfants seront grands. Pour l'instant... Ce ne serait pas sage. Il faut assumer les décisions prises..."

-Tu pourrais malgré tout vaderouiller un peu plus loin. Deux ou trois jours d'affilée. Cela ne poserait aucun problème...
Il lui prit la main.
-Enfin, nous en rediscuterons... Et en attendant, je ferai tout mon possible pour te tenir au courant. Il est dommage que je n'aie pas encore pu apprendre des sortilèges de communication à distance mais ça viendra. Et d'ici là, le courrier fera l'affaire.

" Oui, dit-elle. Ne t'en fais pas. Je suis rodée, désormais."
Le gratifiant d'un baiser sur le crâne, elle se coucha.
" Je parlerai à Victor demain. Je pense que vous pouvez compter de partir... après-demain... que les lessives nécessaires soient faites, aussi. Et que Baptiste ait le temps de faire un dernier tour des lieux avant de partir."

-C'est mieux, oui. Après, comme je le disais, ça dépendra aussi de quand partira le prochain bateau : il se peut qu'il nous faille attendre quelques jours de plus.
Il se coucha à son tour.
-Oh, et si Victor ne démord pas de son idée de venir... Peut-être qu'en parler à Baptiste serait bien : je pense que son avis doit primer et on ne sait pas ce qu'il préférerait, en ce domaine...

" Je pense que le mieux est de rester à Luménis, si le bateau devait tarder... Une fois que vous serez partis... Les allers et retours ne feront de bien à personne, et sûrement pas à Baptiste. C'est un peu comme les pansements... Quand on les arrache, on les arrache."
Elle vint se blottir contre lui.
" Et je pense qu'ils en ont déjà parlé, Victor et Baptiste. Je ne suis pas sûr que Baptiste soit vraiment capable de prendre une décision claire à ce niveau... Il ne pense pas droit, comme on dit."

-Alors nous verrons ce qui ressort de votre conversation...
Il l'enlaça.
-Sinon, je pensais faire un saut à Luménis tout seul, pour acheter les billets, et revenir ensuite à la maison. Mais si tu peuses qu'il vaut mieux n'y aller qu'une fois pour de bon, puis attendre le départ là-bas... D'accord.

" Il doit y avoir des départs tous les deux trois jours, à mon avis... Mais je n'en sais rien, en fait. Je ne me souviens pas bien de notre voyage vers le sud, quand nous avons quitté la Vallée... Les enfants avaient bien aimé, surtout Mathieu, ça je me souviens."
Elle poussa un bref soupir.
" Fais comme tu le sens, Taliesin. Mais je pense que... tôt ou tard, il faudra y aller."

-Et le plus tôt sera le mieux.
Il se fit pensif.
-Il faudra que je propose, un jour, une petite excursion aux enfants de Guilhem. Ils ne sont pas tous aussi aventureux que Victor, mais quand même, ça doit les ennuyer, à force, de voie leurs copains partir en vadrouille tandis qu'ils doivent rester ici... Mais on verra. Chaque chose en son temps et, dans l'immédiat, nous avons d'autres chats à fouetter. Et nous ferons donc comme tu l'as dit : nous partirons après-demain et nous attendrons le bateau à Luménis.
D'ici là, il passerait un maximum de temps avec les jumeaux. Et ne négligerait ni Marius, ni Titus.

La rôdeuse s'endormit peu après, laissant à Taliesin le loisir d'aller s'entraîner, si tel était son désir. Puis l'aube vint et le barde la manqua, comme souvent. Galathée vint le trouver avec les jumeaux qu'elle abandonna sur son lit, lui souhaitant la bonne journée. Elle partait en tournée et emmenait Victor, ce qui lui laisserait largement le temps de bavarder avec lui. Elle lui confiait la mission de préparer le matériel dont ils auraient besoin pour voyager : en bateau à l'aller mais en coche au retour, puisque le domaine d'Averlande n'était pas directement sur la côte. Il y avait une lessive sélective à organiser — c'était la fin de l'été et on ne pouvait pas deviner à quel moment l'automne déciderait de frapper*— et idéalement, il fallait qu'il convainque Baptiste d'emporter avec lui quelques objets propres à le rassurer... Vaste programme, sans compter l'éternel potager, qui avait besoin de soins quotidiens et assidus.

Il s'attela sans tarder à ce programme, en commençant bien évidemment par s'occuper d'Héloïse et de Tristan.
Quand vint le moment de rassembler leurs effets, il opta pour des mises légères, au cas où l'été se prolongerait, et pour des tenues de mi-saison, au cas où il serait malheureusement promptement chassé par l'automne.
En dehors des vêtements, il prendrait de quoi écrire, le pipeau, son épée ainsi que la petite harpe que Victor lui avait offerte à Loth Imarhil (puisqu'il n'était plus en mesure d'en invoquer par magie). Et, comme convenu, il suggéra à Baptiste d'emporter quelques objets auxquels il tenait : mais pas tous, insista-t-il, car quelle que soit la façon dont la situation évolurait, il était tout de même très probable qu'il puisse revenir ici... ou qu'on ait la possibilité de lui rendre visite.

Galathée rentra avant le souper, avec Victor, et prit tout de suite Taliesin à l'écart, tant que Flore était encore là pour s'occuper des jumeaux.
" Il a promis de t'obéir au doigt et à l'oeil. Je me dis que ça pourrait être un bon test. Il va être infernal, ici. Et il est sincèrement inquiet pour Baptiste. Je sais que ce n'est pas l'idéal... mais je ne sais pas... Imagine si c'était toi : ça t'envahirait l'esprit."

-Sans doute. Et puis, je suis d'accord avec ce que tu disais hier : compte tenu de tout ce qu'il a traversé, on ne peut pas attendre de lui qu'il se comporte totalement comme un gosse ordinaire, et on ne peut pas tout à fait le traiter comme tel.
Soupir.
-Alors soit, qu'il vienne. En plus, c'est vrai qu'il y a de réels liens entre eux, désormais... Ah, c'est juste dommage que tu ne puisses pas venir, toi aussi : c'est le genre de choses qu'il faudrait faire tous ensemble...

" Je serai avec vous en pensée. Et je serai la bonne excuse pour que Baptiste nous revienne, au moins le temps de véritables adieux."
Elle sourit.
" Je vais lui annoncer la nouvelle. Il sera ravi. Et moi soulagée."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins