[Lieu] Une route oubliée

[Galathée]

Albérich ne pouvait que le comprendre. En même temps, il avait toute une communauté sous sa responsabilité, cinq cents personnes qui fuyaient à présent vers Clairétoile, et il ne pouvait pas perdre davantage de temps à raisonner avec un gosse meurtri qui, il avait raison, ne survivrait pas indemne à la mort d'Hubert. Il survivrait, pourtant. On survivait à tant de choses, la résilience humaine était formidable, beaucoup plus formidable qu'on le croyait quand on était au coeur de la souffrance.
Il se détourna.
" Attends-moi ici."
Il partit en direction du train de bagages et se mit en quête de Grand Vent.

[Taliesin]

L'écuyer lui jeta un regard suspicieux mais n'ajouta rien, se contentant de l'observer tandis qu'il s'éloignait.
Albérich ne mit pas longtemps à repérer le destrier du paladin. D'abord parce qu'il était reconnaissable entre tous, ensuite parce que c'était l'unique monture à ne pas transporter la moindre caisse, le moindre ballot. Les palefreniers avaient dû se souvenir qu'il se volatilisait deux heures par nuit mais le laisser avec les autres chevaux pour l'allant, voire le réconfort qu'il était capable de leur inspirer.

[Galathée]

Albérich flatta l'encolure du destrier et l'entraîna à l'écart de ses congénères. Il le ramena jusqu'à l'endroit où se trouvaient les deux écuyers et tendit les rênes à Alban. Il se tourna ensuite vers Ruth.
" Pour le salut de ta mère, Ruth, je te demande de venir avec moi."
Il ne se faisait pas d'illusions la concernant, mais il ne pouvait pas ne pas lui demander.

[Taliesin]

La petite fille grimaça, embarrassée.
-M'sire... J'ai aucune envie que ma maman s'inquiète ou qu'elle se retrouve toute seule. Mais si ça chauffe, ici, et si Alban fait comme d'habitude sa tête de mule, vous croyez pas qu'il vaut mieux que quelqu'un reste avec lui, histoire de l'assommer et de le ramener dans la colonne ?
L'intéressé lui jeta un regard noir, mais elle le soutint sans ciller.

[Galathée]

L'assommer, c'était exactement ce qu'aurait dû faire Albérich. Ruth avait plus de cran que lui, il devait le reconnaître. Il soupira. Il n'avait plus le temps de polémiquer avec eux.
" Pour la dernière fois, je vous demande de suivre le train de bagages. Vous avez le pouvoir de protéger l'arrière de la colonne. C'est ce que je voudrais que vous fassiez. Si Hubert vous avait voulus sur les remparts, il vous l'aurait demandé. Si vous ne voulez pas m'obéir... Ainsi soit-il. Je ne vais pas me battre avec vous."

[Taliesin]

-Évidemment que messire Hubert ne m'a pas voulu sur les remparts. Je suis juste bon à faire semblant d'être un écuyer et à pleurer les morts, lâcha froidement le gamin.
Ruth soupira.
-Je vais venir avec vous, dit-elle finalement.
-Moi aussi. Mais s'il arrive malheur à messire Hubert, je restituerai le sceptre à la Communauté, puis je ferai ce que j'aurai envie de faire. N'ayant alors plus de maître et plus de tuteur, je crois que je pourrai agir librement sans trahir personne.
L'instant suivant, il entraînait le destrier en direction du tunnel.

[Galathée]

Albérich musela son soupir. Il était soulagé, mais désolé. Il comprenait l'élan du gosse, bien sûr, il ressentait quelque chose de similaire. Mais il avait la sagesse de savoir qu'il ne pouvait pas agir de la sorte. S'il n'avait pas été conseiller, s'il y avait eu quelqu'un d'autre pour guider le groupe... Mais il n'y avait personne. Il était l'ultime représentant de l'autorité de la communauté et il devait se comporter comme tel, aussi coûteux cela soit-il. D'autant qu'ils ne savaient absolument rien de ce qui se déroulait en haut... Une hydre aurait-elle été déterminante ? Ou pas ? Impossible d'en juger. Il fallait conserver leurs atouts pour le moment propice et ne pas les griller avant l'heure.
Il espéra qu'Hubert survivrait. Il fit plus qu'espérer.
Et il espéra que s'il mourrait, ils mourraient tous.
Et puis il repoussa des pensées aussi atroces. Il fallait honorer les morts tombés pour leur salut, en allant de l'avant.
C'est ce qu'aurait voulu Hubert, c'était ce que voulait Lathandre.
Ce n'était pas ce qu'il voulait, lui, mais son destin lui avait échappé.
Il hésita à poser une main compatissante sur l'épaule d'Alban, mais renonça. Le gosse le repousserait, à raison.
Il ne leur restait plus qu'à partir.

[Taliesin]

Au dehors, c'était le chaos.
Sur les escaliers, Hubert avait terrassé son adversaire et même le suivant, mais un troisième, plus féroce encore, avait pris la suite.
Sur le rempart ouest, les mercenaires ferraillaient toujours, même si le flot d'ennemis semblait un peu moins nourri.
Depuis les autres murs, flèches, carreaux, rochers et traits de balistes pleuvaient sur les cannibales qui, malgré cette grêle mortelle, malgré les créatures invoquées qui les assaillaient, tentaient de pénétrer dans les tours... et d'ouvrir les portes du fort.
Pour l'heure, ils n'y parvenaient pas : entre eux et les défenseurs, c'était le statu quo.
Mais combien de temps cela durerait-il encore ?

[Hubert de Maleval]

Hubert était conscient que s'il ne prenait pas — tout de suite — la décision de rapatrier une partie de ses hommes dans les caves, ils seraient tous perdus. Sauf peut-être la communauté, mais comment s'en assurer ? Transmettre des ordres devenait aussi un exercice de moins en moins efficace. Il songea qu'ils auraient dû convenir d'un code de repli.

Hubert -> Châtiment du Mal -> son adversaire

Profitant d'un court répit, il se tourna vers le soldat le plus proche de lui.
" Dis à Gaspard et Ezéchiel de se replier avec les lanceurs de sorts. Qu'ils n'ouvrent que l'issue désignée, au nord-est. Edgar et les archers suivront. Nous devons abandonner le fort."
C'était sans doute une terriblement mauvaise idée mais à aucun moment ils n'avaient parlé de défendre le fort jusqu'à la mort, et il aurait eu l'impression de trahir ses soldats à subitement décider de les abandonner à la déferlante cannibale. Pourtant, ils ne feraient que déplacer les combats dans les sous-sols... avec une chance de fermer le passage secret à la barbe des Paludiers, pourtant, et celle de fuir jusqu'en lieu sûr. Ce n'était pas rien... Il fallait tenter le coup.

[Taliesin]

Le soldat grimaça, n'en acquiesça pas moins et s'en fut au pas de course.
C'est alors qu'un groupe fraichement sorti de la brèche attira l'attention d'Hubert. Il était composé d'une vingtaine de cannibales particulièrement bien armés, particulièrement bien organisée. Une escouade d'élite, sans doute.
Ou une garde personnelle.
Car à sa tête marchait un individu de haute stature.
Un individu qui portait l'armure du Loup Blanc, qui brandissait la lame du Loup Blanc.

[Hubert de Maleval]

Hubert n'était pas le plus raisonnable des hommes et cette vision lui fit bouillir le sang. Bien sûr, il avait envisagé depuis le début de rester en arrière avec Guillermo et ses mercenaires. Un capitaine abandonne le navire le dernier, il ne pouvait pas en être autrement. Mais cet homme... ce monstre... l'armure de Robert... Il ne pouvait pas faire autrement que de tenter de le venger. Hier, il avait reculé devant la multitude. Aujourd'hui, ils étaient moins nombreux... et ils le narguaient, dans ce fort qu'il avait juré de défendre et qu'il allait pourtant perdre.
Ils sont beaucoup plus frais que toi, tu es épuisé, tu vas te faire tuer.
Il hésita, une pulsion de survie bataillant avec son sens de l'honneur, sa soif de revanche, la frustration explosive d'avoir été incapable de repousser cet assaut démentiel.
Il savait que c'était stupide.
Mais il ne pouvait pas fuir, ce n'était pas digne, il devait combattre et chaque homme qu'il mettrait à terre serait un homme de moins qui poursuivrait la communauté dans les couloirs enfouis des Landes.
Il songea à ceux qui s'étaient désormais mis en branle dans le ventre du fort. A Alban qui risquait de perdre son second maître quelques jours seulement après le premier. A Albérich auquel il aurait voulu tant dire et auquel il n'avait jamais rien osé avouer.
Vu les circonstances, c'était mieux.
Il pria Lathandre, le temps d'un battement de coeur, puis commença à ferrailler pour descendre vers l'adversaire qu'il se réservait.

[Taliesin]

Animé par une irrépressible détermination qui confinait à la rage, il vint à bout de ceux qui tentaient de lui barrer le passage, les abattant ou les précipitant au bas de l'escalier.
Enfin, il mit pied dans la cour.
Un ordre retentit, prononcé dans une langue gutturale qui lui était totalement étrangère.
Le cannibale revêtu des oripeaux du défunt Robert le désignait de la pointe de son épée.
Ses hommes s'écartèrent, formèrent un demi-cercle derrière lui.
Manifestement, le barbare aussi s'était réservé un adversaire...

[Hubert de Maleval]

Hubert se sentit envahi d'une satisfaction dangereuse. Bien sûr, il n'imaginait pas que ce duel était décisif. Il avait retenu les leçons de Varamyr : quand un chef tombait, on se précipitait pour prendre sa place. S'il parvenait à terrasser le paludier, les autres lui tomberaient dessus aussitôt et épuisé comme il ne manquerait pas de l'être, il ne ferait probablement pas le poids. Mais il voulait tuer celui qui osait parader dans l'armure du Loup Blanc, souillant sa mémoire de son mépris et de sa vilénie. Cette armure, cette épée, ne devaient pas être portées par un être maléfique. Elles appartenaient à la Lumière, et la Lumière récupérerait son dû. Il s'imagina offrant la lame à Alban, et cela le gonfla d'un courage un peu dément. La voix paniquée de la raison s'était réduite à un murmure et de toute façon, il était trop tard. Descendu dans l'arène, il devait mener son combat, et même si c'était l'ultime, et que la vie basculait ensuite dans le noir, il n'aurait pas démérité.
Il se garda. L'adversaire était puissant, il ne l'ignorait pas. Il ne pouvait pas le sous-estimer, à aucun moment. La fatigue pesa sur ses épaules, mais il la repoussa, elle aussi, dans un recoin de sa conscience. Il devait être dans l'instant, et dans l'instant seul. Plus rien au monde ne devait exister.

[Taliesin]

Dans le souterrain profondément enfoui qui partait vers le sud, vers l'antique Cléirétoile, la colonne progressait d'un bon pas, dans un silence que ne troublait que le bruis des bottes ou des sabots sur les dalles de pierre.
Personne ne parlait. On gardait son souffle pour avancer au plus vite. Ou pour conserver le contrôle sur soi même.
Albérich.
La voix du Chauntéen. Pour la troisième fois.
Hubert est en train de se lancer dans une action dont il n'a absolument aucune chance de réchapper vivant. Or, la Communauté ne se relèverait pas de la mort de son champion... ou, même si elle s'en relevait, serait condamnée sans un homme de sa trempe pour commander à ses forces armées. Je t'en conjure, enfourche son destrier et rejoins-le pour le ramener à le raison. Tu es le seul à pouvoir y arriver. Ézéchiel est en train de se replier, il prendra ta place parmi les colons, en attendant ton retour.

[Galathée]

Albérich se figea dans ses bottes, tétanisé par les paroles du clerc. Il regarda le grand cheval gris, quelques pas devant lui.
Mais déjà Grand Vent tirait sur les rênes, comme pour échapper à Alban, percevant sans doute ce que Barthélémy venait de lui apprendre.
Ezéchiel était en route.
Et Hubert allait se faire tuer.
Sa décision fut prise en une seconde. Il n'avait jamais voulu lier son destin à celui de cette communauté, mais il devait tout à Hubert. Et, exactement comme Alban, il ne voulait pas envisager de voir se lever une aube où il ne serait plus là.
Il se porta à la hauteur du destrier, attrapa le pommeau de la selle et se hissa sur son dos d'un mouvement, embrasé par l'urgence.
" Je vais chercher Hubert." annonça-t-il simplement.
Puis, porté par la puissance du cheval, il fit volte-face et détala dans le couloir.

[Taliesin]

-Et tous vos sermons, tous vos beaux discours ? hurla Alban dans son dos, hors de lui. Vous êtes un menteur ! Vous...
Ses récriminations indignées se perdaient déjà dans le lointain.
Le destrier filait comme le vent dont il portait le nom, remontant le souterrain à une vitesse incroyable, jaillissant dans la nef, partant à l'assaut de la rampe...A son sommet, il passa en trombe devant un groupe où, du coin de l’œil, Albérich crut reconnaître Ézéchiel. Il cavala ensuite dans les couloirs, sûr de la direction qu'il suivait. Bientôt se dessina devant lui les premières marches d'un escalier récemment dégagé. Barthélemy et Giovanni, avisant ce qui fondait sur eux, se plaquèrent contre le mur.
Le cheval donnait l'impression de vouloir avaler les degrés de pierre sans ralentir le moins du monde...

[Galathée]

La vitesse était telle qu'Albérich se sentait arraché à lui-même, emporté dans une transe dont il ne mesurait rien, comme une flèche tirée droit sur son objectif, qui ne peut plus dévier. Il vit à peine défiler les couloirs, les salles, les escaliers, devina l'expression de ceux qu'il croisa sans ralentir.
Folie, devaient-ils penser, car c'était folie, bien sûr.
Des vivants. Il eut envie de rire.
Il ne savait pas ce qu'il trouverait dans la cour, s'il parviendrait à raisonner une mule comme Hubert, s'il arriverait à temps, simplement, mais ça n'avait pas d'importance. Il fallait tout tenter.
Il raffermit sa poigne sur le manche de sa masse et laissa le destrier charger droit dans la lumière.

[Taliesin]

Grand Vent gravit l'escalier sans paraître se ressentir de l'effort, déboula au rez-de-chaussée de la tour puis fonça à l'extérieur.
Sur les remparts, Albérich vit des archers, des arbalétriers, des soldats : ses alliés.
Dans la cour, il vit des monceaux de cadavres de cannibales. Et une foule de cannibales bien vivants
Non loin de l'escalier grimpant le long de l'un des murs, à l'air libre, il aperçut un attroupement. Des barbares en demi cercle, surveillant leur meneur. Leur meneur qui, revêtu de l'armure de feu Robert, croisait le fer avec Hubert.

[Galathée]

Albérich marqua un temps d'arrêt. Hubert était debout, il combattait, et pour l'heure les cannibales n'intervenaient pas dans son duel au sommet. S'il se manifestait, le Luménien risquait de déconcentrer le paladin et de précipiter sa chute. Il eut subitement l'impression d'avoir fait une grossière erreur en déboulant de la sorte : si Hubert l'apercevait, les chances étaient grandes qu'il ne puisse pas continuer à lutter avec autant d'efficacité, rattrapé par sa colère et son angoisse de le voir à découvert. Il se souvint des paroles qu'il avait adressées à Alban (et du dernier éclat de celui-ci) et mesura leur véracité. Dans son empressement à répondre à l'inquiétude légitime de Barthélémy, il s'était placé dans une situation difficile. Il essaya d'évaluer l'équilibre du combat qui se déroulait sous ses yeux. Pouvait-il attendre qu'Hubert soit victorieux ou fallait-il les interrompre avant l'échec ?

[Taliesin]

Par son intensité, par l'armure qu'il y voyait, aussi, le combat lui rappela celui auquel il avait assisté lors du tournois, une éternité plus tôt, et qui avait opposé Hubert au véritable Loup Blanc. C'était une débauche de prouesses martiales, d'assauts flamboyants, de parades éclair, de souples manœuvres d'évitement. Mais, aussi peu expert soit-il en l'art de la guerre, Albérich saisit d'emblée que le paladin aurait le dessous. Il était épuisé, contrairement au cannibale, et si pour l'heure la fureur lui permettait d'être d'une rare efficacité, il finirait par flancher, tôt ou tard, par offrir une ouverture involontaire dans laquelle son adversaire s'engouffrerait. N'avait-il pas, déjà, été touché à plusieurs reprises ? Le sang sur ses mailles en témoignait...
Ailleurs, assaillants et défenseurs se tenaient immobiles, observant le spectacle et reprenant leur souffle, comme s'ils avaient conclu quelque trêve étrange. Une trêve qu'un rien suffirait à briser.

[Galathée]

Albérich était conscient que ce qu'il allait faire lui vaudrait la fureur de son ami. Sa rancoeur. Peut-être pire.
Car il allait se montrer déloyal, incroyablement déloyal, en intervenant dans ce duel qui, pour l'heure, se déroulait dans les règles.
Mais il ne fallait pas être sorcier pour comprendre que le paladin ne pouvait pas l'emporter, malgré tout son désir légitime de venger Robert. Le Luménien en fut sincèrement désolé pour lui. C'était un échec qui le hanterait longtemps et dont il serait le maître d'oeuvre. Avant de passer à l'action, il espéra qu'Hubert pourrait le pardonner.
Il chercha et trouva le phylactère dans sa poche, en caressa la surface rugueuse, puis mit pied à terre.
" Grand Vent, ce sera à toi d'aller le chercher."
Puis, sans plus tergiverser, il s'imagina hydre, la plus grande hydre possible, et pendant une seconde, se demanda à quoi le monde ressemblait quand on avait douze têtes.
Ce ne serait en tout cas pas pratique pour redescendre les escaliers.

[Taliesin]

Le fort lui parut subitement beaucoup plus étriqué et, dans la cour qui se trouvait désormais loin sous ses douze paires d'yeux, les cannibales avaient l'air de créatures aussi minusciles qu'inoffensives.
Il entendit des cris de surprise. De la part de ses alliés comme de ses ennemis. Et, de toutes part, des regards effrayés pointaient sur sa gigantesque silhouette.
Il entendit de sinistres craquements, aussi. Ceux des corps des Paludiers qui s'étaient subitement retrouvés écrasés lorsqu'il avait brusquement pris possession de son nouveau corps...

***

Lentement mais sûrement, la fatigue tétanisait ses muscles.
Lentement mais sûrement, une conviction se frayait un chemin à travers son esprit embrumé.
Il allait perdre. Il allait tomber.
Il parait, encore et encore. Il attaquait, parfois. Mais cela devenait de plus en plus difficile...
Il fut soudain saisi d'un vertige, eut l'impression que le sol tanguait sous ses pieds.
Sa lame s'abaissa légèrement, de même que son bouclier. Conséquence de son malaise.
Conséquence que le cannibale allait exploiter. Déjà, son épée s'élevait, prête à lui infliger un nouveau coup.
Un coup fatal, cette fois.
Mais des cris retentirent alors. De surprise, d'effroi.
Le barbare, surpris, se désintéressa brièvement du paladin, jeta un regard par-dessus son épaule.
Cela n'allait durer qu'une seconde. Moins, sans doute.
Une seconde suffisante, peut-être...

[Hubert de Maleval]

Hubert ne fonctionnait plus qu'à l'instinct, il n'avait plus la force d'autre chose. Il ne devait sa survie qu'à d'anciens réflexes qui guidaient sa carcasse meurtrie dans chacun de ses mouvements. Mais cela ne suffirait bientôt plus. Il avait épuisé ses dernières ressources, amaigries par une succession de nuits trop courtes, et il allait chuter devant le bourreau du Loup Blanc. Il espéra qu'Alban n'en saurait jamais rien.
Sans plus réfléchir, la partie animale de son être continuait à parer les coups alors que son esprit se repliait à l'intérieur de lui-même, dans l'endroit obscur où il s'éteindrait sans heurts.
Aussi, quand l'ouverture se fit-elle, il en profita sans hésitations, sans même de réaliser que quelque chose s'était produit. Quoi qu'il soit apparu derrière lui, cela ne le concernait pas. Il allait mourir mais il voulait vaincre, juste vaincre cette ordure avant de tomber. Aussi, sans se soucier de se découvrir, désormais, il frappa de toutes les forces qui lui restaient.

Hubert -> Châtiment du Mal -> Barbare

Ensuite, il ne se faisait pas d'illusions, il poserait sûrement un genou à terre, que son ennemi soit mort ou pas.

[Taliesin]

Il y eut un craquement.
Une gerbe de sang chaud qui lui éclaboussa le visage.
Un son métallique quand le corps de son ennemi s'écroula sur les pavés.
Un bruit plus léger quand sa tête l'y rejoignit.
Ses jambes se dérobèrent sous lui.
Il mit un genou en terre, comme il avait su qu'il le ferait.
Mais ce fut pour, l'instant suivant, sentir la présence chaleureuse de Grand Vent à ses côté, son souffle dans ses cheveux.
Il perçut des sifflements, des chocs mats ou clairs.
L'on tirait depuis les remparts.
Il entendit des bottes claquer, des épées s'entrechoquer.
L'on avait dévalé l'escalier et couru sus aux barbares.
La bataille avait repris.
Mais la victoire semblait avoir changé de camp.

[Galathée]

Albérich peinait à faire sens du flux d'informations qui lui parvenait des douze têtes de la bête.
De ses douze têtes.
Il avait tantôt l'impression d'être dans l'une, tantôt dans l'autre, parfois dans toutes à la fois, et la sensation était déconcertante, comme s'il était ivre et invulnérable, présent et en même temps complètement ailleurs. Mais petit à petit, il prit le pli de son nouveau corps. Il apprit à diriger une attaque tout en parant une autre, à faire confiance à l'instinct sauvage de sa forme bestiale, à fouetter le sol de sa queue pour faucher deux hommes, à hurler d'un cri rauque et furieux, à saisir une tête entre ses dents et à la broyer comme un grain de raisin répugnant. Le goût du sang le révulsa, mais pas assez, oh non, pas assez, et il fondit sur un autre cannibale, et un autre, et un troisième au même instant. Il gardait néanmoins deux têtes hautes, pour surveiller la situation. C'était étrange, il pouvait même observer sa propre lutte.
Il sentit la morsure de l'acier dans sa peau écailleuse et vengea l'affront d'une éventration brutale.
Une de ses têtes croisa le regard d'Hubert, un regard épuisé et stupéfait. Le paladin était appuyé à l'encolure de son cheval, peinant à se maintenir debout, et Albérich sut qu'il avait tout compris, et que sa surprise était trop grande pour qu'il puisse ressentir quoi que ce soit d'autre à cet instant. Il se sentit désolé, mais il ne pouvait pas relâcher sa vigilance : même les hydres sont mortelles, et il ne disposait pas du pouvoir de régénération fantastique des hydres réelles, ce dont les cannibales se rendraient compte dès qu'ils auraient réussi à lui trancher une première tête... Il se demanda si l'une d'entre elles était la bonne.
Mais un homme téméraire s'approchait du paladin et Albérich, mû par son instinct de bête, arqua le cou pour intercepter l'agresseur, le secouer un instant dans les airs, et l'envoyer valdinguer contre un mur.

[Taliesin]

Les cannibales ne surent jamais qu'il ne se régénérait pas.
Entre l'apparition de l'hydre et les ravages qu'elle avait causés, la chute inattendue de leur champion, le brusque élan des défenseurs rescapés, ils ne surent vite plus où donner de la tête, perdirent tout élan et commencèrent à se débander.
Albérich vit Giovanni décocher un carreau bien ajustée dans la gorge d'un colosse à l'antique armure de bronze.
Il vit Barthélemy agiter les mains, puis une colonne de feu s'abattre au beau milieu d'un contingent barbare.
Il vit Edgar, Gaspard et leurs hommes mettre en déroute un groupe deux fois plus nombreux d'ennemis, qui se ruèrent vers la brèche...
...pour s'empaler sur les lames des mercenaires, judicieusement positionnés par leur capitaine.
La cour était devenu une nasse dont les nœuds se resserraient sans cesse sur ceux qui avaient eu l'audace de l'investir.
Une brise légère se mit à souffler, faisant s'agiter la bannière du Loup Blanc, là-bas, au sommet de la tour sud-ouest.
Faisant aussi, se déchirer les nuages et apparaître un soleil radieux qui déversa ses rayons sur le champ de bataille.

[Hubert de Maleval]

Accroché à la crinière de son cheval, Hubert ne reprit pas tout de suite part à la bataille. Il ne parvenait pas à croire qu'Albérich soit intervenu en prenant cette forme monstrueuse et qu'il soit à présent au coeur de la mêlée, à semer la mort comme une bête sanguinaire. Il y avait là quelque chose de... profondément déstabilisant. Mais il ne pouvait pas se laisser aller. Guillermo, Giovanni, Edgar, tous se battaient depuis des heures pour le fort. Il devait en faire de même. Profitant du rempart que formait Grand Vent et de l'ombre de l'hydre, il croisa les bras sur sa poitrine pour soigner ses blessures. Ensuite, il attrapa le pommeau de son cheval et se hissa en selle. Puis il retourna dans la mêlée.
Il n'était pas vraiment moins fatigué qu'une minute plus tôt, mais il y avait de l'énergie dans l'air, on pouvait presque la saisir. Grand Vent, lui, était frais comme un gardon et prêt à en découdre.

[Taliesin]

Et il eut de quoi se défouler, tout comme son maître.
Certes, l'armée ennemi était en déroute. Mais elle demeurait nombreuse et composée de combattants aguerris qui, face à la mort, furent beaucoup à ne pas se dérober.
La lame d'Hubert s'abattit, s'abattit encore, rouge.
Les sabots de Grand Vent frappèrent, frappèrent encore, pourpres et poisseux.
Les têtes de l'hydre s'abaissèrent, mordirent, broyèrent.
Les arcs, les arbalètes, les balistes crachèrent la mort. Et quand ils n'en eurent plus à déverser, leurs propriétaires les abandonnèrent pour se jeter dans la mêlée.
Un instant de doute saisit pourtant les combattants de la Communauté lorsque, se révélant enfin, deux shamans se mirent à incanter.
Promesse de destruction.
Le premier, cependant, fut écrasé par un rhinocéros jailli d'on ne sait où.
Le second quant à lui, fut frappé d'un éclair imprévisible dont le craquement retentissant vrilla plus d'un tympan.
Pour les barbares, ce double coup du sort signifia la fin.
Peu à peu, les survivants furent repoussés dans un coin de la cour, où ils tombèrent un à un.

[Hubert de Maleval]

Les gosses avaient osé remonter. Hubert était furieux, comme il était furieux sur Albérich, mais il ne pouvait rien leur dire dans l'immédiat, surtout après leur coup d'éclat. Il ne devait pas baisser sa garde, pas encore : démontant de son destrier au pied de l'escalier qui menait aux remparts, il l'escalada en courant pour aller contempler la vue depuis le mur ouest. Il voulait voir ce qui restait de leurs agresseurs, si des troupes s'enfuyaient, combien ils étaient, morts et vivants.
" Rassemblez les blessés, ordonna-t-il aux hommes encore sur pied dont il croisa la route. Menez-les à Barthélémy."
Ils devaient décider rapidement quoi faire de la communauté : pousser jusqu'à Clairétoile ou revenir en arrière. Tout ça dépendait de ce qui restait de l'armée cannibale.

[Taliesin]

La brume s'était entièrement dissipée, chassée par le vent, et il aperçut des Paludiers se replier. Peu nombreux. Par petits groupes.
Dérisoires, comparés à la marée qu'ils avaient jadis constituée.
En revanche, les cadavres qu'ils avaient laissés à l'extérieur du fort, au pied du rempart ouest, et à l'intérieur, sur les pavés de la cour, paraissaient innombrables.
Combien ?
Impossible à dire, pour l'heure. Mais ils devaient être plus de cent. Beaucoup plus.