La Couronne de Cuivre

Le sourire de Giovanni disparut, remplacé par une expression grave.
-N'aies aucune crainte à ce sujet. Alban et moi avons pris soin de cacher l'objet de nos recherches. Seuls Ruth et Albérich savent qu'elles sont liées à toi ou, du moins, que tu nous les a demandées. Et le second a copieusement récriminé quand nous avons refusé de lui en dévoiler la nature exacte. Bref, tu peux nous faire confiance. A lui comme à moi.

" Merci. Je n'ai pas envie que les gens me regardent autrement. Et ils le feront, nous le savons bien, toi et moi."
Il haussa les épaules.
" N'en parlons plus. Je vais guetter Alban à sa sortie de la salle à manger."

-Très bien. Mais si tu as davantage besoin de parler à Albérich, n'hésite pas : Alban n'est pas à quelques heures près. Et surtout... Ne te mets pas martel en tête non plus par rapport à notre discussion à ton sujet. En ce qui me concerne, celui qui se tient devant moi est et demeure Hubert. Cela ne change rien. Pourtant, je n'ai pas la prétention d'être meilleur ou plus tolérant que les autres...
Il lui serra l'épaule avec chaleur puis le laissa partir.
Lorsque le paladin gagna les abords de ls salle à manger, il constata qu'on commençait déjà à en sortir.
Et il ne tarda pas à remarquer son écuyer. Lequel, lui, ne l'avait pas encore vu.

Il s'approcha du petit garçon, vérifiant qu'il avait terminé de manger avant de se montrer. Il ne voulait pas le déranger, ni le prendre par surprise. Quand le gosse le remarqua, il se fendit d'un sourire timide, puis se glissa à table devant lui.
" Tu as un peu de temps pour moi ? Je me demandais... heu... si tu avais eu le temps de t'entraîner aujourd'hui."
Juste après le repas, une très mauvaise excuse, mais il était trop tard pour la rattraper.

Alban, qui avait terminé son assiette et était sur le point de la ramener en cuisine, secoua la tête.
-Je suis à votre disposition, messire. Et je n'ai pas pu m'entraîner : j'ai fait mon possible pour aider monseigneur Albérich puis Giovanni.
Il le fixa un instant, l'air soucieux, puis jeta un regard autour de lui, comme pour s'assurer qu'ils ne pouvaient pas être entendus.
-Tout va bien, messire ?

" Ça va, je te remercie." dit-il.
Il haussa légèrement les épaules.
" J'avais eu un peu de temps pour me préparer à la nouvelle, je suppose... J'aurais aimé que le résultat de vos investigations soit moins... radical... Mais il n'est jamais bon de se voiler la face."
Il le débarrassa de son assiette qu'il confia à une autre personne qui retournait vers la cuisine, et lui indiqua le couloir.

Alban le suivit et ne reprit la parole que lorsqu'ils furent seuls.
-Je vous présente à nouveau mes excuses pour ma maladresse de l'autre jour, messire. Je n'avais pas mesuré que cela vous mettrait à ce point mal à l'aise et j'aurais pourtant dû... Je crois que vu de l'extérieur, il est difficile d'envisager cela autrement que comme une chance incroyable, alors que quand on est directement concerné, cela doit être... plus déstabilisant.

" C'est déstabilisant, oui. Mais en même temps, je suis sûr que j'en viendrai à considérer ça comme une grande chance... quand j'aurai mesuré les autres implications et... que je les aurai acceptées."
Il sourit doucement, marchant sans but précis dans les couloirs.
" Je sais que beaucoup de gens aimeraient être différents... Moi je me sens déjà assez différent comme ça."
Il pensa à nouveau à sa famille, se demanda si ce que Giovanni avait dit était vraiment possible, si ce pouvoir avait pu sauter une génération, ou si c'était juste une manière d'adoucir la nouvelle.
" Mais je m'y ferai. Ce n'est pas comme si je pouvais y changer quoi que ce soit."

L'écuyer acquiesça.
-Serait-il indiscret de vous demander, messire, pourquoi vous vous sentez différent ? demanda-t-il bientôt d'un ton très hésitant. Si cela tient au fait, par exemple, que vous puissiez voir dans le noir ou que vous soyez insensible au froid... Est-ce que savoir désormais ce que vous êtes change vraiment la donne ?

" Non. Non, ça ne tient pas à ça. Je ne me suis jamais posé de grandes questions par rapport à ces choses... Certains d'entre nous sont plus souples ou nagent comme des goujons, d'autres parviennent à retenir un nombre incalculable de choses ou à comprendre des concepts arcaniques tortueux... Le fait de ne pas être frileux... Bah, ça ne m'a jamais semblé étrange. Et que je puisse voir dans le noir... En fait, je n'en avais jamais fait l'expérience à ce point. A Solarcis, même en pleine nuit... Une ville n'est jamais vraiment sombre. Il y a toujours des torches et des lumières... Je pensais... simplement y voir mieux que la moyenne... sans que ça ait rien de surnaturel."
Il avait éludé la question, mais dans le même temps, comment y revenir... et surtout pourquoi ? Alban était très jeune. Il n'avait pas besoin qu'on lui placarde ce genre de révélations sous le nez.
" Je me suis toujours senti différent parce que... certains de mes goûts étaient très... particuliers... parmi les gens que je fréquentais, c'est tout. Et j'aspirais... quand j'étais plus jeune... à rentrer dans le rang. Simplement."

Fidèle à lui-même, Alban se contenta de ce qu'on lui dit, ne chercha pas à en savoir davantage.
-Je pense que je comprends, murmura-t-il, songeur. Ce qui est étrange, c'est que nous avons tous l'air de vouloir être autres que ce que nous sommes : ceux qui sont dans la norme voudraient être un peu plus originaux tandis que ceux qui sont différents voudraient être comme la majorité, ceux qui sont ordinaires rêveraient d'être extraordinaires tandis que ceux qui le sont préféreraient ne pas l'être...
Il grimaça subitement.
-Pardon, messire. Ma réflexion était peut-être impertinente.

" Non, pas du tout, tu as raison." dit Hubert.
Ils déambulaient désormais dans la direction approximative des jardins.
" Mais je pense que c'est une question d'équilibre... A moins d'être vraiment très sûr de soi... On a envie d'être unique sans être en marge... Différent mais pas trop... Je crois que c'est important de pouvoir se sentir... appartenir à un groupe... quel qu'il soit. D'avoir des pairs. Des semblables."
Ce que je n'ai plus, songea-t-il, et le mal du pays le frappa à nouveau. Il avait vraiment envie — besoin — de rentrer à Maleval, désormais.

-Je crois que je vois ce que vous voulez dire. Il y a plusieurs formes de solitude et on peut se sentir seul même en étant tien entouré, simplement parce qu'il n'y a personne qui ait les mêmes différences.
Il garda le silence quelques instants.
-Mais peut-être qu'il est possible de se sentir moins seul si l'on côtoie des gens différents d'une autre manière que soi mais différents malgré tout de la majorité...

" Oui. Chercher des semblables est un leurre, de toute façon. On n'est jamais vraiment les mêmes... ça dépend du critère qu'on choisit. Les hommes ou les femmes. Les adultes ou les enfants. On pourrait se classer par couleur d'yeux ou de cheveux ou par légume préféré... Je crois qu'immanquablement... On est toujours seul à certains moments. On se sent toujours... incompris ou étranger... Le tout, c'est de réaliser que c'est une impression fugitive, et de ne pas se focaliser là-dessus. Même si je ne suis pas... un être humain..."
Il eut du mal à continuer mais se reprit.
" Vous restez mes pairs. Mes amis. Mes proches. Peu importe, finalement, le reste. Je ne suis pas obligé d'y accorder trop d'attention. Je reste hélonnien de souche, paladin de Lathandre, membre de la communauté."

L'écuyer le fixa, l'air surpris, comme s'il comprenait mal que la révélation de sa véritable nature ait pu à ce point amener son maître à se remettre en cause.
-Vous restez messire Hubert de Maleval, dit-il doucement. Non, je crois vraiment que ce n'est pas très important et que rien n'est changé. Et puis... Vous restez humain. Un humain qui a aussi du sang céleste. Cela ne vous enlève rien. C'est plutôt... une richesse.

" Oui. Ne t'en fais pas pour moi... Giovanni a raison, je me comporte comme un gosse de seigneur qui jouerait les gênés. C'est juste que... ça change le sens de qui je suis."
C'était un discours absolument inadapté pour un gosse de son âge. L'identité se forgeait au fil des années, au fur et à mesure des expériences, et Alban n'était pas encore entré dans la période critique de cette formation. Ou alors peut-être si, trop tôt, comme l'avait suggéré Gabriel.
" Mais je te suis extrêmement reconnaissant pour le temps et le soin que tu as consacrés à cette affaire. Sans toi, je serais toujours dans le flou... et c'est bien pire. Maintenant, grâce à ton aide, je vais pouvoir me reconstruire autour d'un nouveau noyau. Plus solide, sans doute"
Mais pas avant de savoir qui était le céleste dans l'équation. Il faudrait tenir jusque là.

Le petit garçon était devenu cramoisi.
-Je... je n'ai pas fait grand chose, messire, balbutia-t-il. Simplement, comme j'avais lu en entier le livre sur les êtres de Lumière, j'ai eu l'impression que vous aviez quand même plus de pouvoirs qu'un Aasimar et quand j'ai vu la fresque... Bref, j'ai juste fait un rapprochement et c'est Giovanni qui s'est ensuite occupé de l'essentiel des recherches. Mais si j'ai pu vous être utile... J'en suis très heureux, messire. Car c'est ce que je cherche à être.

C'était la brèche, il fallait s'y engouffrer.
" Je sais qu'il est du devoir de l'écuyer d'être utile à son maître, mais il est du devoir du maître d'être utile à son écuyer, sinon ce serait une relation de maître à domestique, ou de servage, et ce n'est certainement pas à cela que des hommes de notre trempe aspirent."
Il s'arrêta et se tourna vers le petit garçon.
" Je voudrais pouvoir t'aider, autant que tu viens de le faire, et j'ai désormais une dette immense envers toi. Il y a des choses que je suis impuissant à réaliser pour l'heure, comme t'offrir un bon cheval et t'apprendre à ne plus en avoir peur. Même si..."
Il eut subitement un petit sourire mutin et entraîna le garçon jusqu'au parc. Une fois qu'ils y furent, le paladin invoqua... Grand Vent.

Alban ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes et même s'il ne le fit finalement pas, il semblait qu'un instant, il ait eu l'impulsion de reculer. Sonr egard alla alors du destrier au paladin, du paladin au destrier...
-C'est vraiment... Un cheval splendide... dit-il finalement. Splendide et... Impressionnant.
Une brise chaude, légère et chargée de fragrances florales les enveloppa.
Ici, l'hiver paraissait lointain. Irréel, même.

Grand Vent secoua la tête et Hubert lui caressa l'encolure.
" Il est très flatté que tu dises ça. Assez pour que tu l'enfourches. Je vais te régler les étriers."
Le cheval était beaucoup trop grand pour qu'Alban puisse grimper sur son dos sans aide, aussi Hubert le souleva-t-il de terre et le posa-t-il directement en travers de la selle. Pendant une seconde, il se demanda si le contact serré qu'il avait avec sa monture était lié au fait qu'ils partageaient l'un et l'autre ce sang extérieur... puis il repoussa ces pensées. Le mot céleste renvoyait à des espèces très différentes. Même si Grand Vent venait d'ailleurs, ils n'étaient pas apparentés. Et tous les paladins avaient une connexion avec leur destrier.
" Bon. Montre-moi comment tu te positionnes en selle, déjà."

-Bien, messire... souffla l'écuyer, plus pâle qu'à l'accoutumée.
Il était néanmoins tellement habitué à s'exécuter sans discuter qu'il obéit aussitôt, adoptant une posture on ne peut plus correcte. Si l'on exceptait le fait qu'il soit beaucoup trop tendu, beaucoup trop rigide...
-Est-ce... Est-ce que Grand Vent ne va pas être vexé d'avoir un cavalier aussi... aussi insignifiant sur le dos ?

Le cheval encensa en poussant un hennissement étouffé.
" Grand Vent est honoré que tu lui fasses confiance pour te porter. Et il peut sentir la grandeur en toi, les ferments du futur... Il sait, comme moi, qu'on ne peut pas juger la qualité d'une personne à sa mine, son statut ou son âge."
Il attrapa les étriers et les replia au dessus du pommeau.
" Laisse pendre tes jambes, comme si elles étaient deux sacs de sable que tu transportais à bout de bras. Lourdes et flasques et pendouillantes..."

En entendant sa première tirade, le gamin l'avait observé avec une incrédulité mâtinée d'inquiétude. Manifestement, il se demandait si son maître n'avait pas été quelque peu perturbé par la révélation du jour ou... s'il n'avait pas emprunté quelque liqueur à Giovanni pour retrouver de l'allant. Quoi qu'il en soit, quand le paladin en vint aux consignes, il les suivit de son mieux, l'air concentré. Et toujours aussi tendu.
-Voilà... murmura-t-il.

C'était de la relaxation qu'espérait Hubert, pas de la tension. Il changea d'optique et redescendit le gamin du dos de Grand Vent. Il dessella ensuite le cheval, déposant son harnachement dans l'herbe, puis l'invita à se coucher, ce que le gros animal fit sans rechigner. Le paladin reprit ensuite l'enfant et l'assit sur le dos du destrier. Lui-même s'installa contre le ventre de l'animal, juste à côté du gosse, à l'intérieur du repli d'un antérieur massif.
" Maintenant que tes recherches sont finies... qu'est-ce que tu aimerais faire de tes journées ?"

L'écuyer semblait extraordinairement embarrassé.
-Oh, et bien... Je pense que messire Gabriel aura toujours besoin de moi avec les Paludiers. Et s'il sort, j'essaierai d'aider celui qui le remplacera. Après, peut-être que les instituteurs ne refuseraient pas un coup de main pour leurs recherches... Sinon, du renfort n'est jamais de trop pour la cuisine, la lessive, le raccommodage...
Il s'interrompit.
-Messire, je suis vraiment un cas désespéré, pour l'équitation ? lâcha-t-il d'une petite voix.

" Non, pas du tout. Mais oublie ce cheval. Nous avons une conversation. Parle avec moi. Grand Vent profite de sa sieste."
Le cheval ne broncha pas.
" Mais je ne t'ai pas demandé ce que tu pensais que les autres voudraient te faire faire, ni même où tu pourrais te rendre utile. Je t'ai demandé ce que toi, tu voudrais faire de ta journée."

Alban rougit. Il ouvrit la bouche une première fois. La referma, parut réfléchir.
Enfin, il soupira et détourna la tête.
-Ce que j'aimerais faire n'est pas envisageable dans l'immédiat pour diverses raisons, messire, murmura-t-il. Il me faudra donc être patient. Et en attendant, me rendre utile me fait du bien.

Hubert posa la main sur son genou.
" Alban, honnêtement, autant rêver et parler du futur... Raconte-moi... Même si ce n'est pas possible demain, ça le sera peut-être le jour d'après, ou le suivant... Comme ça je saurai pour le moment où ce sera à nouveau possible."
Il sourit, s'appuya contre l'encolure de son cheval. C'était un endroit immensément confortable, chaud, un peu odorant. Il songea aux hurlements que pousserait Albérich en le décelant sur son unique chemise. Même les destriers célestes sentaient la poussière et le foin.

Alban demeura un moment silencieux. Il finit par refaire face à Hubert et l'observa longuement.
-Avec tout le respect que je vous dois, messire... Vous ne pourrez rien faire, murmura-t-il. Seul le temps le pourra.
Il eut un sourire un peu amer.
-J'aimerais être grand, messire. L'être maintenant. J'aimerais pouvoir contribuer aux expéditions et, le moment venu, à la libération de nos compagnons. Et s'il faut se battre, j'aimerais être déjà un chevalier pour affronter l'ennemi. Et donner ma vie si elle peut changer la donne.

La réponse du gosse stupéfia le paladin et pendant une seconde, il fut si décontenancé qu'il manqua éclater de rire. Pas par moquerie, bien sûr, mais par amertume. Comment avait-il pu croire, une seconde, qu'il arriverait à quelque chose avec cet enfant ? Il avait l'impression que la seule solution était qu'un barde lui efface une partie de la mémoire. Certains en avaient le pouvoir. Mais c'était radical, impossible, et cruel, quelque part.
" Alban... Etre grand... Ça ne résout rien, murmura-t-il finalement. Est-ce que c'est parce que... tu te sens impuissant face aux événements qui nous ont frappés ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue