La Couronne de Cuivre

" Ah." dit Albérich.
Pendant une seconde, il ne sut pas quoi dire.
" Je n'aurais pas imaginé que... qu'il se rendrait compte si aisément du danger dans lequel Hubert s'était placé. Après tout, combattre sur un champ de bataille, c'est le rôle d'un soldat... Mais je lui parlerai. A Hubert, je veux dire. Pas que je pense que ce sera utile... J'ai eu une discussion avec lui, à ce sujet, il y a quelques jours... Mais un paladin, Barthélémy... Ça reste un paladin. Ce sont des êtres d'absolu qui, de manière générale, transigent peu. Plutôt mourir l'honneur intact que survivre en ayant démérité. Ce ne sont pas des contes, c'est la vérité de leur vocation. Je trouve déjà Hubert beaucoup plus souple que la moyenne, à vrai dire."

-Je ne dis pas le contraire, répondit le vieux Chauntéen tout en continuant à lui prodiguer des soins. Cependant, tu es bien placé pour savoir à quel point il est difficile d'être attaché à un paladin : savoir qu'il va s'exposer plus que nécessaire et peut-être périr alors qu'il aurait pu l'éviter, c'est extrêmement difficile à supporter.
Il soupira.
-Personne ne pourra changer ce qu'est Hubert. Mais Alban... Il a perdu son premier maître alors que celui-ci s'est sacrifié pour sauver quelqu'un. Cela a été terriblement rude, mais il y avait un sens évident, une cause dont on comprend tout de suite à quel point elle est louable. Et il vient de manquer perdre le deuxième... pour des motifs beaucoup, beaucoup plus difficiles à saisir. Je ne veux pas présumer de la manière dont il a interprété ce qu'on lui a raconté... Car on lui a forcément raconté ce qui s'est passé, vu sa tête... Mais je pense qu'il a conscience que cela se reproduira et qu'il se demande s'il est prêt à poursuivre cette collaboration dans de telles conditions. Pour être franc, je me demande aussi si c'est bon pour lui.

Albérich pinça les lèvres.
" Je dois avouer que j'ai les mêmes réserves que toi. J'en ai parlé à Hubert, d'ailleurs. J'espérais... je ne sais pas ce que j'espérais. De toute façon, je suis arrivé trop tard : il s'est associé à Alban tellement vite... Ils auraient dû se laisser un mois de réflexion. Mais à chaud, avec la mort de Robert, la culpabilité qu'Hubert a ressenti et son sentiment d'impuissance... Il s'est engouffré dans la seule manière qu'il a trouvé pour se racheter, pour honorer la mémoire du Loup Blanc... C'était noble. Et donc c'était suffisant. Mais crois-moi, je lui ai parlé du risque que cela représentait pour Alban. Je crois que j'espérais le tempérer un peu... Lui faire prendre conscience qu'il était obligé de songer aux autres, aussi, avant de se brûler... Et je pense qu'il le fait, la plupart du temps."
Il sourit douloureusement.
" Je ne sais pas s'il peut véritablement changer sans avoir la sensation de trahir sa voie. J'ai l'impression que c'est un choix que lui doit poser."

-Bien sûr. Mais s'il décide de rester entièrement fidèle à sa vocation, ce qui est évidemment un choix on ne peut plus respectable, il lui faudra prendre les décisions qui s'imposent, en particulier pour le bien d'Alban. C'est triste à dire mais parfois... Mieux vaut un déchirement violent mais bref qu'une longue souffrance.
Il soupira, se redressa.
-Enfin, notre paladin ne manque pas de sagesse, et son écuyer doit savoir, en son for intérieur, ce qui est bon ou non pour lui. Je ne doute pas qu'ils finiront par trouver la bonne solution, quelle qu'elle soit.

Albérich sourit. Barthélémy ne manquait pas de métier : en l'entretenant d'un sujet grave en le soignant, il avait tellement accaparé son esprit que le Luménien en avait oublié d'avoir mal. Mais aussi sensées soient les paroles du vieux clerc, Albérich doutait qu'Hubert ait la sagesse dont il l'affublait. Se séparer d'Alban serait vécu comme un terrible échec et, même si c'était une chose raisonnable à faire, peut-être, le paladin ne s'y résoudrait jamais de lui-même. Lathandre lui commandait d'avoir foi dans le futur mais aussi de ne pas redouter la mort, passage naturel, récompense presque, pour le brave qui a défendu la Lumière. Ce serait à Alban de prendre la décision, et Hubert en serait choqué et tenterait par tous les moyens de le faire changer d'avis... sauf peut-être si lui, Albérich, passait par là avant. Mais ce n'était pas gagné, loin de là. Le paladin pouvait être têtu comme son écuyer.

-Si tes plaies te font trop souffrir, n'hésite pas à revenir me voir : je te préparerai quelque chose d'apaisant. Pour le reste, il faudra attendre demain, qu'Hubert et moi ayons retrouvé nos pouvoirs... Mais tu t'en es bien tiré. Il faut dire qu'une hydre, ça a la peau épaisse...
Sur ses entrefaites, Alban reparut et vint déposer près du Luménien l'une de ses tenues.
-Messire Barthélemy, puis-je vous aider à autre chose ? Messire Hubert m'a mis à votre disposition, fit-il en se tournant vers le vieillard.
-Oh, je devrais bien parvenir à te trouver quelque tâche...

" Merci pour tes soins..." dit Albérich avec un sourire reconnaissant.
Il replia la couverture et entreprit de se changer. C'était sa dernière tenue et il venait de perdre son manteau d'hiver et ses bottes, ce qui n'était pas très futé. La prochaine fois, il faudrait sans doute qu'il songe à se déshabiller avant de se métamorphoser. C'était pour le moins embarrassant, mais c'était nécessaire. Il passa le manteau que Thibault lui avait offert avec une certaine nostalgie. Il n'était pas adapté à la saison mais il n'avait pas mieux.
Il décida ensuite de descendre dans la cour, afin de procéder à une tâche macabre : trouver un cannibale qui avait sa pointure et qu'il pourrait délester de ses bottes.

Nul doute qu'il trouverait botte à son pied, compte tenu du nombre impressionnant de cadavres qui jonchaient la cour. Hubert, Giovanni, plusieurs officiers et des soldats, dont une bonne part de mercenaires, s'échinaient à les trainer et à les entasser au pied de l'un des murs, L'espace peu à peu libéré de la sorte n'en était pas ragoûtant pour autant : sur les dalles usées demeuraient des membres sectionnées, des tripes abandonnées, des flaques de sang et d'autres substances ignobles déjà saisies par le gel...
Vision cauchemardesque s'il en était.

Albérich s'immobilisa à l'entrée de la cour. Les sensations de l'hydre lui revinrent en mémoire : le goût du sang, la violence obligatoire, les chocs, la mort. Combien parmi ces cadavres, portaient-ils des marques de crocs ? Giovanni avait plaisanté sur la possibilité de festoyer du corps de leurs ennemis, mais ne l'avait-il pas déjà fait ? Pouvait-il jurer qu'il avait recraché tout ce qu'il avait déchiré ? Il n'en était plus sûr, et il se sentit mal. Sans prononcer un mot, il clopina le long d'un mur encore épargné par le charnier, et se plia en deux pour vomir, yeux fermés. Il ne voulait surtout pas voir ce qu'il rendait : la moindre trace de sang l'aurait transi d'horreur. Pendant un moment, il se promit de ne plus jamais se métamorphoser, de rendre le phylactère à quelqu'un de plus solide, mais il réalisa qu'en agissant de la sorte, il rentrerait dans le jeu d'Hubert. Or, si les paroles de Barthélémy avaient inspiré quelque chose en lui, c'était l'idée que, peut-être, il pouvait être la conscience de son ami... aussi sur le terrain, pas seulement dans les moments où ils se retrouvaient en tête-à-tête.
Il prit plusieurs inspirations puis refit face au massacre. Il allait prendre sur lui, assumer, trouver des bottes. Le mal en l'homme, il le connaissait. Il fallait pouvoir le regarder droit dans les yeux.

Et il le fit, au sens propre comme au figuré. Car au fil de ses recherches, il croisa maints regards fixes, vitreux, enfoncés au milieu de visages déformés par la douleur de l'agonie, défigurés par quelque coup meurtrier ou rongés par les flammes. Des bottes à sa taille, il finit par en dénicher : elles avaient appartenu à un solide jeune homme d'une vingtaine d'année, sans doute débordant de vie avant que celle-ci ne s'écoule en un flux immonde au travers de son abdomen béant.
Le Luménien entendit des croassement au-dessus de sa tête et, levant les yeux, il aperçut des corbeaux. Pas des nuées, non : jusque volatiles épars attirés par l'odeur de charnier...

Albérich était peu à peu entré dans une sorte de transe, tâchant de voir sans regarder, de manipuler sans toucher, d'empêcher son esprit d'intégrer les odeurs et les images, le son répugnant quand un corps flasque était déplacé, la chaleur aussi, certains déjà froids, d'autres encore tièdes, ou déjà gagnés par la rigor mortis. Il connaissait la mort, bien sûr, c'était le lot des clercs. Il savait ce qui palpitait à l'intérieur d'un corps, il avait soigné mille blessés, mutilés, agonisants, pendant les jours intenses de la révolution à Luménis. Mais c'était une chose, dans le feu de l'action, d'être porteur de vie et de soulagement, une autre d'être désormais un charognard au milieu des cadavres. Il n'en avait jamais vu autant, il ne s'était jamais senti responsable, il n'avait jamais eu cette impression de pesanteur, comme si le massacre était contagieux, comme s'il était en train d'être perverti par l'insoutenable. Il ne voulait pas être détaché, il voulait être révolté, et pourtant il ne pouvait pas se le permettre. Il devait penser à la suite, aux cannibales, et accepter la nécessité de toutes ces vies perdues.
Une fois qu'il eut trouvé des bottes, il ne trouva pas la force d'aider ceux qui charriaient les carcasses. Il préféra remonter à l'infirmerie pour aider Alban et Barthélémy. Dès que la communauté serait de retour, il descendrait accueillir Ezéchiel et trouver des volontaires, tout en protégeant un maximum de colons de ces visions d'horreur.

Au dispensaire, Barthélemy et son assistant de circonstance faisaient boire au blessés d'apaisantes décoctions. Si les plaies les plus graves avaient été guéries par magie, les moins urgentes n'avaient pu bénéficier que de soins ordinaires, lesquels ne suffisaient pas à faire entièrement disparaître la douleur.
Une bonne demi-heure plus tard, alors que la plupart des patients s'étaient endormis, Ézéchiel entra dans la pièce, Ruth sur les talons.
-Ah, voici donc notre hydre providentielle, fit-il en apercevant Albérich. Je regrette de ne pas avoir assisté à ce spectacle, mais ce sera pour une prochaine fois. Hubert est dans la cour, j'imagine ?

Le Luménien se tourna vers le nouveau venu et ne fit aucun commentaire concernant l'hydre. Apparemment, tout le monde s'attendait à ce qu'il en reprenne la forme assez rapidement.
" Oui. Nous pouvons descendre le rejoindre. Il a besoin de l'aide des colons pour plusieurs tâches, mais vu le spectacle... Nous devrions sans doute choisir les estomacs les mieux accrochés."
Il se tourna vers Barthélémy.
" Je pense que tu devrais venir, toi aussi. Nous devons prendre une décision ferme sur le destin des cadavres ennemis, et tes lumières divines sont attendues."

-Très bien. Ruth, Alban, je vous confie le dispensaire. Venez me chercher s'il se passe quoi que ce soit.
-Conformément aux instructions d'Hubert, j'ai donné des consignes pour que les colons demeurent au sous-sol, fit le rôdeur. Pour l'heure, tous seront donc préservés du spectacle offert par se charnier.
Ils gagnèrent la cour. Elle était désormais un peu plus dégagée, tandis que le monceau de cadavre, lui, s'était élevé en conséquence. Le paladin et ses compagnons de besogne s'activaient toujours, même si la fatigue transparaissait dans tous leurs gestes.

Albérich fit signe à Hubert et ce dernier abandonna le corps qu'il transportait pour venir dans leur direction. Tout, dans son attitude, révélait son épuisement, et le Luménien se sentit désolé pour lui. Il était moulu, lui aussi, mais pas à ce degré. Il était temps que les militaires puissent aller se reposer et que les colons prennent la relève.
" La colonne est de retour, bonne nouvelle, dit Hubert avec un sourire las. Nous avons besoin d'aide pour terminer à déblayer... et nous devons décider quoi faire des cadavres. Guillermo et Giovanni estiment que la chose raisonnable à faire est de les balancer par-dessus les remparts. Outre l'aspect choquant de cette pratique, je suis conscient de son côté pragmatique... mais j'ai besoin de savoir si nous courrons le risque de réveiller quelque chose de pire..."

-Spontanément, je serais plutôt de l'avis de Guillermo et de Giovanni...
-Il est certain que ce serait la solution la plus simple, admit le Chauntéen. Néanmoins, les risques pour que, privés de toute sépulture décente, les morts se relèvent ou que leurs esprits reviennent nous hanter ne sont pas à négliger. Je ne suis pas expert en ces matières, car elles sont contre-nature, mais les Landes semblent extraordinairement favorables à l'apparition de morts-vivants...

Albérich était songeur, Hubert lui jeta un regard en coin. Le Luménien finit par prendre la parole.
" Une solution serait de s'en débarrasser comme ils le préconisent, et de revenir assainir le charnier plus tard, quand nous en aurons le temps et la latitude. Gabriel doit avoir eu une formation assez rigoureuse en la matière, et je pourrais lui donner des conseils, au besoin. Cela n'empêcherait pas un fantôme ou l'autre de se lever, mais si nous agissons promptement, nous devrions pouvoir prévenir l'apparition d'une armée spectrale hantant la passe... D'autant que même si la plupart de ces hommes avaient la haine au ventre, ce qui est un bon prédicteur de leur absence de repos, ils ont été vaincus dans les règles... Il n'y a eu ni traîtrise, ni poison, ni maléfices... Enfin. J'espère qu'on peut voir les choses comme ça."

-Ils ont été vaincus dans les règles, c'est indéniable. Mais s'ils se sont montrés braves et sont tombés honorablement, nous ne rendront pas hommage à leurs dépouilles comme l'exige leurs traditions. Et cela risque de mettre leurs âmes en rage...
-Je serais malgré tout de l'avis d'Albérich, dit Ézéchiel. D'autant que mettre en œuvre une autre solution réclamerait d'immenses efforts, alors même que nous devons sécuriser le fort et, sans doute, songer à détruire ce qu'il reste de la tribu, laquelle représente toujours une menace non négligeable.

" De toute façon, nous n'allons pas les manger. Même si nous en avions le temps ou le matériel, que nous les enterrions, les brûlions ou offrions leurs dépouilles au vent sauvage, nous offenserions leurs pratiques." ajouta le Luménien.
Hubert soupira.
" Très bien. Balançons-les par-dessus la muraille. Côté est. Ainsi, ils ne bloqueront pas la passe et Lathandre les illuminera dès demain, si certaines de leurs âmes aspirent à autre chose. Les soldats sont épuisés, cependant, et je ne suis pas certain que nous trouverons des colons prêts à faire ce sale travail... Je ne suis même pas sûr que c'est un ordre ou une demande que je pourrais formuler. J'entends la nécessité de cette procédure mais elle me révulse."

Ézéchiel observa un instant le paladin, une grimace aux lèvres, mais il ne dit rien.
-Je crois que nous sommes tous épuisés et que, par conséquent, trancher sur un sujet aussi complexe nous est difficile... fit Barthélemy. Pourquoi ne pas nous contenter, pour l'heure, de les entasser ? Cela devrait être rapide et, ensuite, je pourrais procéder à une oraison funèbre : non que j'aie de la sympathie pour eux mais, ainsi, la morale sera sauve. Ensuite... Peut-être disposerons-nous sous peu de davantage de combustible, ce qui permettrait de réaliser un bûcher.

Hubert était manifestement embarrassé par ses propres réserves. Il faut dire qu'il y avait quelque chose de presque paradoxal dans cette soudaine délicatesse alors que, un peu plus tôt, quand les cannibales étaient vivants, il les avait massacrés sans la moindre hésitation. Albérich trouvait cette déférence pour les cadavres un peu étranges : ce n'était plus rien que des carcasses, après tout. Ce qui les avait rendues merveilleuses était parti.
" Nous pourrions nous servir des plantes qu'ils ont utilisée pour gravir les remparts, dit soudain le paladin. Il y en avait beaucoup et débitées en morceaux, elles pourraient bien brûler..."

-Cela constituera une bonne base, sachant qu'il y aura aussi leurs vêtements. Je vais aller jeter un coup d’œil à ces plantes puis, si tu en es d'accord, mobiliser certains de mes éclaireurs pour procéder à leur arrachage.
Il s'éloigna d'un pas, s'immobilisa.
-Hum, et que fait-on des cadavres qui sont à l'extérieur, au pied du mur ouest ? Les rentre-t-on par la brèche ? Les laisse-t-on où ils sont ? Parce qu'ils sont assez nombreux, me semble-t-il.

" On devrait tous les sortir, observa Albérich. Même si on arrive à les brûler, l'odeur et le dégagement de fumée vont être insupportables. Personne ne pourra rester dans la cour, et encore moins travailler à la brèche ou monter la garde. Nous devrions les empiler à l'extérieur, profiter du trou, justement, pour les sortir et les mettre le plus loin possible, s'il reste un repli de terrain plus ou moins plat... Ici... C'est nous condamner à rester dans le sous-sol pendant plusieurs jours."
Hubert pinça les lèvres.
" Il faut voir si on peut trouver un site approprié."

-Hum... Les pentes de l'éminence sont trop raides, les corps rouleraient jusqu'en bas et ce serait un traitement... peu délicat. Après, il y a des endroits presque plans sur la sente qui descend jusqu'à la passe, mais si nous y empilons des cadavres, nous ne pourrons plus passer par là. Et... Ne pensez-vous pas qu'une telle opération risque d'être périlleuse ? Ceux qui effectueront le transport seront très exposés, dans l'hypothèse où les barbares s'en rendent compte et nous attaquent. Ils ont sans doute encore quelques dizaines de guerriers... Et j'imagine que leurs "civils" ne sont pas des tendres non plus.

" Hum." dit simplement Hubert, la mine chagrine.
Ils avaient été sur le point de trouver une solution, et voilà qu'elle était non applicable. Albérich lut la tension sur le visage du paladin. Il était manifestement trop fatigué pour supporter ces discussions.
" Faisons comme a dit Barthélémy, intervint le Luménien. Empilons-les au mieux dans la cour, préparons les plantes, disons une courte oraison, et nous aviserons demain. Il faudra trouver un moyen pour repousser les charognards, cependant."
Le paladin tressaillit comme si cet écueil supplémentaire était le coup de trop. Albérich eut envie de lui conseiller d'aller se coucher mais n'osa pas le faire devant public. La journée n'était pas terminée et Hubert refuserait de plier avant que tout soit sous contrôle.

-Bon, je vais m'occuper de ces plantes... dit le rôdeur avant de s'éloigner.
-De mon côté, après un rapide passage par notre dispensaire improvisé, pour m'assurer que tout va bien, je descendrai au sous-sol, pour voir si le moral de nos compagnons est bon et pour recruter quelques personnes à l'estomac bien accroché afin qu'elles aident au... déblaiement. Ensuite, nous pourrons déplacer quelques-uns des chariots qui ont survécu pour masquer l'empilement, puis travailler à bloquer cette brèche. Demain, je devrais être en mesure de la reboucher par magie, entièrement sur sa largeur et sur une bonne partie de sa profondeur.
Il leur sourit puis s'en fut à son tour.

Albérich et Hubert demeurèrent en arrière, un peu penauds. Le Luménien finit par poser une main sur l'épaule de son ami.
" Ne t'en fais pas, nous allons trouver une solution." dit-il
Le paladin parut émerger d'un songe.
" Bien sûr, murmura-t-il. Je vais aller avertir l'état-major des décisions prises...
— Je vais descendre avec Barthélémy. Trouver des sentinelles. Il est temps que vous soyez tous relevés et que vous puissiez aller vous reposer. Tu as l'air d'avoir besoin de dormir...
— Je ne peux pas me le permettre.
— Mais tu dois le faire, ou la prochaine fois, tu seras incapable de jouer ton rôle."
Vu l'état d'Hubert, il était ridicule de même songer à aborder des sujets plus graves. Ce dernier opina d'un air absent.
" Nous verrons. Je ne suis pas plus épuisé que Guillermo, Edgar ou Gaspard... Ou prends simplement Barthélémy ! Il a trois fois mon âge ! Aucun d'entre eux n'est en train de dormir. Je ne peux pas déroger à mon devoir."
Albérich hocha la tête, renonçant.
" Fais comme tu le sens."
Puis, sur un sourire contraint, il se dirigea vers l'escalier qui descendait dans les caves du fort.

Hubert alla donc trouver ses officiers, toujours affairés à charrier des corps sans vie. Ils l'écoutèrent avec attention, acquiescèrent puis se remirent à la tâche. A leurs mines, à leur gestes, il put mesurer leur immense état d'épuisement. Ni eux ni leurs hommes ne tiendraient encore longtemps et la relève devenait de plus en plus urgente... En fait, seul Giovanni avait encore un semblant d'énergie, malgré son teint livide. Il esquissa néanmoins un sourire en apercevant le paladin et, sur le ton de la plaisanterie, lui glissa que si ça n'avait pas été la couleur de sa déesse, il n'aurait plus utilisé de rouge dans ses peintures avant très, très longtemps.

***

Dans les sous-sols, les colons avaient rapidement retrouvé leurs marques. Le moral était très bon : l'annonce de l'éclatante victoire avait fait son petit effet, et les bribes d'informations livrées par l'un ou l'autre des combattants étaient sur toutes les lèvres. Mais tout le monde était fatigué, aussi : contrecoup de la marche et des émotions fortes. Toutefois, Albérich n'eut guère de mal à trouver des volontaires. Bien des membres de la Communauté avaient vu, voir subi des horreurs, et ils étaient de ce fait plus endurcis qu'on n'aurait pu le croire.

Albérich remonta donc à la surface avec les hommes qui s'étaient proposés pour monter la garde durant la fin d'après-midi, tandis que Barthélémy avait géré la question de la brèche et des cadavres. Le Luménien ne se sentait pas de retourner harceler Hubert, aussi se concentra-t-il sur la répartition des hommes sur les remparts. Il nomma un responsable par mur, lui trouva un cor auprès des militaires, puis leur demanda de donner simplement un coup en cas d'alerte. Il redescendit ensuite dans les caves pour demander à Gus de préparer quelque chose de roboratif que les gens pourraient venir manger selon leur bon vouloir. Certains des soldats avaient peut-être plus faim que sommeil, après tout.
Chaque fois qu'il passait par la cour, il lorgnait vers la silhouette des officiers, espérant que l'un d'entre eux finirait par montrer l'exemple et s'avouer vaincu. Mais ils semblaient se livrer un combat ridicule à celui qui tiendrait le plus longtemps.

***

Mais la lutte cessa finalement. Constatant que les civils avaient désormais investi la cour, Hubert décréta qu'il était temps, pour chacun d'entre eux, d'être relevé de son poste. Il n'imposa à personne d'aller dormir : les thermes, la compagnie des autres colons, les bras d'une partenaire, la cantine, peut-être... Il y avait mille endroits où aller tromper sa fatigue ou fêter leur victoire. Lui avait l'intention d'aller s'écrouler sur sa couche.

Et il le put. Mais avant de s'écrouler sur sa couche, il réussit à rassembler assez de forces pour se défaire de son armure. Ensuite, quelques instants seulement après s'être étendu, il sombrait.
Albérich fut donc le seul témoin de la suite des opérations. Les plus vaillants des civils déplacèrent les cadavres restants, ajoutèrent à l'ignoble monceau les membres épars - ainsi que les armes et les projectiles récupérables - puis s'efforcèrent de nettoyer la cour à grandes eaux, organisant pour cela des allers-retours jusqu'au puits. Ils constatèrent ainsi que les pavés, en pente très légère, conduisait le liquide rougeâtre vers de minuscules ouvertures. Les Anciens avaient prévu un système d'évacuation pour éviter que les lieux ne soient inondés...
Enfin, l'on déplaça les chariots pour masquer les corps et l'on barricada au mieux la brèche.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée