La Couronne de Cuivre

Il acquiesça.
-Oui, messire. Aujourd'hui... comme hier. J'ai toujours été impuissant devant les événements. Et beaucoup de temps s'écoulera avant que cela ne change.
Il soupira.
-Mais je sais bien, au fond, qu'être grand ne change rien. La plupart des gens n'ont d'autre choix que de subir les événements... Je n'ose même pas imaginer à quel point leur sentiment d'impuissance est pire que le mien. Mais... j'ai quand même l'impression que c'est plus facile de se persuader qu'on peut infléchir le cours des choses, ne serait-ce qu'un tout petit peu... avec une épée entre les mains.

Les adultes qui avaient eu la charge de cet enfant — et qui l'avaient encore — s'étaient montrés incapables de le protéger, c'était ça, le véritable problème. Hier et aujourd'hui. C'était quelque part preuve de résilience qu'il entrevoie encore une solution, quelque chose de constructif pour échapper à cet état de fait. Il aurait pu se replier dans un sentiment que rien, jamais, n'est contrôlable, quoi que l'on fasse. En cela, il était fort. Et en cela, briser sa manière de gérer l'indicible était cruel. Aussi Hubert n'en fit-il rien. Le monde s'était montré dur avec Alban et il s'était refusé à baisser les bras. Peut-être leurs bonnes intentions sunites et lathandrites étaient-elles mal avisées, tout compte fait. Qui étaient-ils pour juger de l'élan qui permettait à l'enfant d'avancer ?
Les gosses aimaient rire et jouer parce que c'était quelque chose qui venait de l'intérieur d'eux-mêmes, une... jeunesse innée, inhérente à leur absence de maturité. Mais si Alban était adulte avant l'âge, qu'y pouvaient-ils, finalement ? Et pourquoi était-ce un mal ? On pouvait regretter son enfance, mais regarder vers hier avec nostalgie ne servait absolument à rien. Le forcer à une joie insouciante qu'il ne ressentait pas était stupide. Il fallait construire sur l'être qu'il était.
" Je comprends ce sentiment."
Il avait raison. Il serait plus à même de se défendre, et les autres, quand il serait chevalier.
" Et si tu le désires, nous pouvons nous entraîner davantage."

Il acquiesça.
-Je veux bien. Mais seulement si ça ne vous prend pas trop de temps et si ça n'empiète pas sur vos activités plus cruciales. Parce que même si j'aime bien m'entraîner, même si c'est important pour ma formation... Ce n'est pas moi qui ferai la différence si on en arrive à un point ùù même moi je dois me battre. Et j'espère bien qu'on n'en arrivera pas là, parce que ça voudrait dire que la situation se serait beaucoup aggravée...
Il grimaça subitement.
-Je suis désolé : je dis un peu tout et son contraire en seulement quelques phrases. Mais... Je suis un peu perdu, messire.
Il eut un sourire malheureux.
-Des fois... Des fois, j'aimerais être moins compliqué.

" Je crois que c'est la vie qui est compliquée, et que toi, simplement, tu t'y es adapté au mieux, comme tu le pouvais."
Le paladin soupira. Robert avait eu tort d'entraîner un enfant blessé dans pareille aventure. Alban aurait eu besoin de stabilité, dans un village de campagne ou dans une commanderie, pendant dix ans. A la place, il s'était retrouvé embarqué dans une expédition qui, selon toute probabilité, allait connaître des écueils. Et elle en avait connu. Et Hubert ne pouvait même pas promettre au gosse qu'une fois les Ithiliens chassés, les choses rentreraient dans l'ordre. Il n'en avait aucune certitude... bien au contraire. La menace était venue du dehors, mais ils savaient toujours peu de choses sur ce qui avait chassé les habitants de la cité.
Non, en tant que paladin, il ne pouvait pas se permettre de mentir.
" C'est normal d'être perdu, en ces circonstances. Nous ne pouvons qu'espérer que peu à peu, chacun reprendra ses marques."

-Ce sera plus facile quand... la situation se sera arrangée.
Il soupira.
-Et je suis désolé, je me plains alors qu'en réalité, je n'ai pas de motif réel de le faire. Je n'ai pas été capturé, toutes les personnes dont je suis le plus proche ne l'ont pas été non plus, on a un refuge, j'arrive à me rendre utile même si ce n'est pas par des actes flamboyants... Il faudrait que je sois un peu moins... entier. Que j'arrive à voir le verre à moitié plein plutôt que le verre à moitié vide.

" Oui. Etre entier... Ce n'est pas toujours évident. Et c'est un paladin qui te le dit. Le monde est gris et je pense que... rien n'est jamais parfait, par essence. La perfection appartient aux dieux."
Il observa l'attitude de l'enfant à la dérobée, curieux de voir s'il s'était détendu malgré l'endroit où il était perché.
" Ecoute, je voudrais que nous nous fixions une règle, toi et moi... Une heure par jour, je voudrais que tu fasses quelque chose purement pour toi. Ça peut être n'importe quoi. Lire un livre, visiter un recoin du palais, combattre un camarade, rêvasser... Je m'en fiche. Tout le reste du temps, si tu veux, rends-toi utile. Mais juste une heure par jour. Sois égoïste. Vraiment égoïste. Oublie les autres autour de toi et fais... fais ce qui te plait."

Prit par la conversation et par ses réflexions, l'écuyer semblait ne plus guère prêter d'attention au destrier. Quoiqu'il lui caressait distraitement le poil... Mais peut-être n'en avait il pas vraiment conscience.
-Je crois que la plupart du temps, j'essaie de m'oublier, fit-il. D'oublier ce dont j'aurais envie, ce que j'aimerais qu'il se passe... Je me dis que c'est le meilleur moyen de ne pas être déçu. Mais c'est sans doute aussi stupide que de ne plus vouloir s'attacher à personne pour ne plus souffrir en cas de disparition... Aussi stupide et aussi illusoire, car on ne maîtrise pas ce qu'on ressent...
Il soupira.
-Je vais essayer, messire. Il y a des parties du palais qui m'intriguent. Et les jumeaux n'arrêtent pas de nous taquiner, Ruth et moi, en disant qu'ils sont meilleurs à l'épée que nous...

" Je ne te demande qu'une heure par jour, ce n'est pas beaucoup, dit le paladin. Et souviens-toi que dans la fable, face à la tourmente, c'est le roseau qui survit, et le chêne qui s'écroule. Les absolus sont nécessaires, sinon nous n'aspirerions jamais à rien... Mais il faut pouvoir les réserver aux moments critiques et ne pas s'y réfugier par défaut, dès qu'on ne sent déstabilisé. Mieux vaut... se tourner vers quelqu'un..."
Il sourit, heureux de constater que l'enfant caressait le cheval sans y prendre garde.

Alban resta quelques instants à l'observer, hésitant, embarrassé.
-Cela m'est difficile de me tourner vers les autres, dit-il enfin, comme un aveu. Ce n'es pas une question de manque de confiance, pas du tout. Simplement...
Il chercha ses mots.
-Simplement, reprit-il, je rechigne à ennuyer autrui avec... mes interrogations et autres trucs du genre. Tout cela est tellement insignifiant, comparé à ce qui nous arrive... Tellement insignifiant comparé à touts les sujets auxquels vous et les autres devez penser, toutes les tâches auxquelles vous devez vous consacrer... Alors je prends sur moi, simplement. Je trouve que c'est plus... responsable.

" C'est une erreur, je pense. D'abord, je crois que tu peux parler avec tes pairs... Je veux dire... avec Ruth, sans doute, en première ligne. Je suis certain que même si elle a son caractère, elle serait... ravie que tu lui témoignes pareille confiance."
Il pinça les lèvres.
" Mais je sais que tu dois te défier d'elle, parce qu'elle m'a parlé de cette histoire de thermes..."

L'écuyer vira instantanément au rouge pivoine.
-C'est sûr que j'étais... en colère. Mais je sais qu'elle ne pensait pas à mal, qu'elle devait trouver cette histoire ridicule et qu'elle n'imaginait pas vraiment... trahir un secret.
Il baissa les yeux.
-Mais ça m'a servi de leçon et je ne lui parlerai donc pas des autres mortifications.

L'utilisation d'un mot aussi sinistre, dans une bouche aussi jeune, donna instantanément la nausée au paladin.
" Alban, est-ce que tu ne crois pas que ces... mortifications... sont un bon exemple de... l'importance de ne pas se référer à des absolus dans des contextes où... ce n'est franchement pas constructif ? En quoi penses-tu que te... priver aide les gens prisonniers, au juste ?"

Le gamin parut vouloir disparaître sous terre.
Ou sous Grand Vent, en l'occurrence.
-Je vous présente mes excuses, messire. Nous avons fait la paix avec Ruth et... Elle m'a demandé de dire une bêtise pareille. En réalité, je n'envisage pas de vraies mortifications, je puis vous le garantir.
Il soupira.
-Pour vous expliquer... Il y a quelques semaines, j'avais emprunté un livre concernant les différentes religions, à la bibliothèque, et j'avais lu, entre autres, le passages sur les Ilmates, qui expliquait cette notion de mortification... Alors là, comme je me sentais coupable d'être dans un palais bien confortable alors que les autres étaient prisonniers, comme je ne pouvais pas les aider, je me suis dit que ce serait peut-être... un geste symbolique... De me priver de quelque chose que j'aime bien parce qu'eux n'y ont pas accès...

Quand diable Ruth avait-elle eu le temps de se réconcilier avec Alban ?! Maudite gamine ! Il y avait cru ! Et il y avait de quoi, tout bien considéré...
" Je comprends et dans le même temps... Je pense que prier pour eux, ou les garder dans tes pensées, est amplement suffisant. Les gens ont besoin de notre aide. Et pour les aider, nous allons avoir besoin d'énergie, de force, de courage, de confiance... et nous ne puiserons pas toutes ces choses dans nos doutes, notre souffrance ou des privations. Nous sommes soucieux et inquiets. Les thermes... c'est un des rares endroits où on peut se détendre. Et te détendre, tu en as besoin, Alban. Tu veux être fort, et tu es fort, mais tu te fragilises en t'imposant tous ces... troubles."

-Je ne me les impose pas vraiment, murmura-t-il.
Il poussa un profond soupir.
-Vous savez, j'aimerais être... moins torturé. Arrêter de me poser tant de questions, arrêter de m'inquiéter pour tant de raisons, réussir à profiter de ce que j'ai... Et j'ai plus que je n'aurais jamais osé l'espérer, à certains moments... J'aimerais beaucoup. Mais ce n'est pas simple.

" Non, je sais."
Il frôla l'herbe rase du bout des doigts. Grand Vent paraissait assoupi.
" Mais les moments de détente sont d'autant plus cruciaux. Je sais qu'on a tendance à s'enfoncer dans l'action quand on est troublé, qu'on veut... se changer les idées... mais en réalité, le mieux, c'est aussi de prendre le temps, par moments, d'affronter ce qui nous hante et de lui tordre le cou."

-Ça ne m'a jamais réussi de réfléchir à ces choses-là. Je l'ai fait, pourtant, mais je n'ai jamais trouvé de solution, encore moins d'apaisement. Alors d'accord, essayer d'en faire abstraction, ça n'est pas un moyen formidable, parce que ce qu'on essaie d'ignorer trotte toujours dans un coin de notre tête mais...
Il soupira.
-Mais me détendre... Je peux essayer.

" Laisse-toi faire. De temps en temps... donne les rênes à Ruth. Consciemment. Fais-lui confiance, elle mènera la danse, et peut-être que vous vous retrouverez dans des situations cocasses ou même périlleuses... Mais ainsi soit-il. Je crois que tu dois renouer avec... une partie de toi-même à laquelle tu as renoncé trop vite."
Il lui serra la jambe.
" Tu as une bonne position, maintenant. Tes épaules sont détendues, ton bassin en arrière, et tes jambes pendent parfaitement. Essaie de ne resserrer que les genoux."

L'écuyer se crispa aussitôt mais... Cela ne dura qu'un instant.
Déjà, penaud pour sa prime réaction, il s'exécutait.
Il semblait que Grand Vent l'impressionne moins. Un peu moins, en tout cas. Il faut dire que le contraire aurait été... désespérant : ne venait-il pas de passer de longues minutes installé sur le puissant destrier sans que celui-ci ne fasse mine de se débarrasser de lui, sans que rien de fâcheux ne se soit produit ?

" Nous viendrons faire de l'équitation ici le soir, après le repas, chaque fois que c'est possible, dit le paladin en souriant au gamin. Mais ne t'inquiète pas : au début, il ne s'agira que de petites séances de... rencontre, comme aujourd'hui. Sans selle, sans harnachement, il faut que tu t'habitues au mouvement de vie, à la chaleur, au souffle..."
Il flatta l'encolure du destrier.
" Tu peux descendre, maintenant. Je vais le renvoyer dans son plan."

Le petit garçon obéit mais non sans avoir, au préalable, flatté le dos du cheval d'un geste timide.
Il resta ensuite un moment à l'observer, pensif.
-Messire, est-ce que vous avez déjà rêvé de... de l'accompagner ? s'enquit-il. Je veux dire, quand il rentre chez lui ? Dans... dans son monde ? J'imagine que cela doit être un endroit merveilleux...

" En fait, non, dit Hubert. J'ai toujours imaginé son monde comme une... vaste prairie de fleurs... Jolie et odorante, propice aux grands galops, et... terriblement ennuyeuse."
Grand Vent poussa un léger hennissement.
" Hé ! Désolé, hein !"
Il gratta son cheval sur le chanfrein.
" Mais en fait, je n'ai jamais songé à quitter ce monde-ci... Il est déjà bien assez vaste..."
Pourtant, à présent qu'il savait n'être qu'à moitié issu de ce Plan... N'aurait-il pas dû brûler de curiosité pour l'autre ? Celui dont il était aussi originaire, quelque part ?

Alban opina du chef.
-C'est sûr qu'il est vaste. Et empli de lieux intéressants voire merveilleux. Mais c'est un monde qui sait se montrer rude. Très rude, même. Alors que dans les plans lumineux, dans le séjour des dieux bienveillants... Le mal n'existe pas.
Il eut un sourire triste.
-Parfois, j'aimerais connaître de tels endroits. Mais je trouve déjà très réconfortant de savoir que nos disparus peuvent y accéder, y être en paix.

" Je ne crois pas que ce soit un endroit pour les vivants." dit Hubert.
Il posa le front contre celui de son cheval, échangeant avec lui, une seconde, des émotions brutes et furtives, de bonheur et d'amour. Puis il le renvoya d'où il venait et Grand Vent s'évanouit dans l'air, avec son harnachement complet, par magie.
" Mais c'est vrai qu'il est réconfortant de savoir que nous y serons accueillis au moment propice."
C'était une pente glissante.
" Toi et moi, cependant, sommes un peu jeunes pour songer au repos éternel. Nous avons de l'énergie, du courage et de la curiosité à revendre. Plus une mission cruciale : inviter la lumière à rayonner chaque jour davantage sur ce monde imparfait."

-Je ne sais pas si j'ai les épaules pour une telle mission, messire. Ni si je suis assez... lumineux moi-même. Mais je pense que c'est encore un peu trop tôt pour que j'y renonce. Et au pire, on n'est pas cantonné, pour ce faire, aux actes flamboyants : on peut également répandre la Lumière par de petits actes. Par de petits moments.
Il sourit plus franchement.
-Merci pour celui-ci, messire.

" C'était avec plaisir. Et naturel. Mais tes épaules vont s'élargir, encore, Alban. Mais crois-moi, les journées d'entraînement ont déjà fait leur petit effet sur cette jeune musculature."
Il s'épousseta les genoux. Les chevaux célestes perdaient aussi leurs poils.
" Tu seras le chevalier que tu désires... si c'est cette voie que tu décides d'emprunter, une fois que nous aurons le temps de nous poser. Mais tu as raison de dire que la lumière... Elle ne jaillit pas avec le sang. La lumière, c'est la vie. La lutte que mène un paladin, c'est parfois le mal nécessaire pour qu'elle puisse se frayer un passage mais... elle ne nait jamais sur un champ de bataille. Elle prend sa source dans ce qui vient ensuite et reprend ses droits."

L'enfant acquiesça, grave.
-J'en suis conscient, messire. Et si je souhaite devenir chevalier, c'est avant tout pour défendre, pour protéger, pour empêcher que des gens ne subissent des malheurs... Je trouve que c'est ce qui lui donne du sens. Quant au combat... C'est grisant, quelque part. C'est épique. Mais ce n'est pas une fin en soi. C'est juste... Un mal nécessaire, oui

Hubert faillit lui dire que dans le futur qu'ils se dessinaient, si la cité voyait finalement le jour, les chevaliers seraient sans doute globalement inutiles, mais il se retint : cela n'aurait pas été constructif. A cause de sa courte vie mouvementée, Alban croyait que le monde était un endroit dangereux. Ce n'était pourtant pas vraiment le cas, sur Hélonna : ils étaient probablement au coeur du pire drame qui s'y jouait en ce moment. Et en son for intérieur, le paladin demeurait très incertain quant à un choix de carrière aussi radical pour l'enfant : il avait le sentiment qu'Alban s'était enferré dans une voie par pure loyauté envers Robert, et qu'il aurait dû se sentir libre de réfléchir aux autres possibles.
" Oui. Mais finalement, être chevalier, c'est un état d'esprit. Bien des magiciens, des bardes, des clercs ou des rôdeurs font exactement la même chose que les hommes en armure."
Ils repartirent vers les zones plus habitées du palais, d'un pas tranquille, sans se presser.

L'écuyer acquiesça.
-Bien sûr. On peut être chevaleresque sans être chevalier. Il y a de bons exemples, au sein de la Communauté.
Comme il n'était pas encore très tard, il y avait du monde, aux abords de la salle commune : des colons se promenaient ou devisaiient par petits groupes, des gamains cavalaient... Peu à peu, l'on s'appropriait le palais, on y était moins intimidé.

" Oui, assurément."
Le paladin posa la main sur l'épaule du gamin et sourit.
" Bon, je vais te laisser rejoindre Ruth et les autres. Pense à ce que je t'ai dit : une heure de détente par jour, obligatoire."
Ce devait être l'heure du conseil, le paladin avait complètement oublié, obnubilé par les déclarations de Giovanni. Sans doute l'avait-on cherché, peut-être avait-on procédé sans lui.
" Hum... Je crois que je dois filer."
Avec un peu de chance, les autres seraient encore dans la salle des cartes...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue