La Couronne de Cuivre

Elle marcha donc, de long en large, dans la cité déserte, et le temps s'écoula, morne, sans que rien ne se produise. Il n'y avait aucun signe de Wethrin, la neige continuait de tomber mollement, le vent sifflait par moments avant de s'éteindre. Si les elfes les guettaient depuis l'extérieur du site, Astrée n'avait aucun moyen de les voir. Malgré le bon état des ruines, et leurs couleurs fantastiques dans la blancheur environnante, la désolation et le silence régnaient en maîtres. La présence du magicien n'avait apparemment rien changé à ce sentiment d'abandon. Au fil de ses allers-retours, Astrée apercevait tantôt une falaise rouge, tantôt une falaise bleue, des maisons d'eau et des maisons de feu. Rien d'autre. Personne.

Elle poursuivit un long moment ses déambulations, d'abord par acquis de conscience, au cas où il se passe quoi que ce soit, puis pour s'occuper et se réchauffer. Il ne semblait pas y avoir le moindre danger, la moindre menace, et sa présence ici était probablement inutile. Mais elle était encore plus inutile auprès du mage. Au moins, ici, avait-elle l'illusion de faire quelque chose...

Elle s'arrêtait près de Dimitri à intervalles régulier, vérifiant qu'il ne fondait pas, qu'il ne risquait pas de se trouver au soleil, que la température restait glaciale. Elle lui parlait, à chacune de ces pauses, juste quelques paroles d'encouragement pour lui répéter que Wethrin allait trouver une solution, et qu'elle ne l'abandonnerait pas comme ça. Mais son coeur se serrait malgré elle chaque fois qu'elle prononçait ces paroles rassurantes, et le doute l'envahissait. Existait-il vraiment une solution ? Et dans ce cas, pourquoi le mage était-il si long à la trouver ? Bien sûr, les elfes avaient une relation au temps très différente des humains, et il avait mis des siècles à rassembler quelques maigres connaissances. Mais tout de même, ils ne pouvaient pas attendre le dégel...
Elle refusait de se laisser aller au désespoir, et se répétait qu'il y avait certainement une solution, que Wethrin était compétent, qu'il allait la trouver. Lorsque le doute la saisissait, elle marchait d'un pas rageur pendant un moment, comme si la hargne qu'elle mettait à poser ses pieds dans la neige pouvait avoir un quelconque effet sur l'avancement de la situation. L'angoisse refluait, vaincue par la fatigue physique, et elle poursuivait sa ronde monotone, sans jamais s'éloigner hors de vue de Dimitri

Malgré son impatience, elle s'interdit d'aller déranger le mage : elle ne pouvait pas lui être utile, et il avait certainement besoin de concentration. Elle décida qu'elle remonterait un moment dans l'après-midi, juste une dizaine de minutes, pour se réchauffer un peu et peut-être se préparer une tasse de thé -il avait un âtre et elle avait le nécessaire pour cela. Elle reviendrait ensuite monter la garde jusqu'au soir. Elle se souvenait que la nuit pouvait être plus dangereuse, davantage chargée de magie. Elle espérait cependant ne pas avoir à attendre jusque-là...

Quand Astrée regagna le coeur pour se réchauffer (elle en avait vraiment besoin), Wethrin parut à peine réaliser qu'elle était là. Installé à une table, penché sur de nombreux livres et parchemins déroulés, il semblait prendre des notes en marmonnant à mi-voix. De temps en temps, ses mains esquissaient des gestes et de petites étincelles argentées surgissaient entre ses doigts, après quoi il recommençait à écrire.
L'âtre était vigoureux et agréable, et Astrée put en profiter. Elle nota qu'il ne s'agissait pas de flammes ordinaires : elles brûlaient sans combustible, avec une intensité étrangement stable, probablement générées par magie.

Astrée resta discrète, veillant à se déplacer en silence pour ne pas gêner l'elfe. La chaleur distillée par les flammes lui faisait un bien fou, et elle resta de longues minutes debout près du feu, comme si elle cherchait à emmagasiner toute la chaleur possible avant de retourner affronter le froid.
Elle avait dans sa sacoche de soins un peu de thé et une tasse métallique, et pouvait donc se préparer quelque chose de chaud à ingurgiter sans avoir besoin de déranger l'elfe. Le doux parfum du thé en train d'infuser lui parut encore meilleur que d'habitude : elle avala le breuvage avec délices. Par politesse, elle en fit une seconde tasse qu'elle alla poser sur la table où travaillait le mage. Le parfum avait dû parvenir jusqu'à lui, malgré sa concentration, et il lui semblait indélicat de ne pas lui en proposer.
Elle attendit quelques instants, au cas où il souhaite lui parler, ou peut-être refuser la tasse de thé. Elle redescendrait ensuite monter sa garde inutile.

L'elfe parut à peine réaliser qu'elle était là. Comme elle demeurait à proximité, il finit par lever les yeux, lui adressa un sourire, puis se replongea dans son travail. Il ne fit aucun geste vers la tasse, mais peut-être s'y intéresserait-il plus tard... Il était en tout cas bien trop absorbé pour s'extraire de ses recherches pour une petite conversation.

Elle ne s'était pas vraiment attendue à ce qu'il ait envie de parler, à moins qu'il n'ait besoin d'information complémentaire. Mais il lui semblait que le thé était un bon stimulant intellectuel, et qu'il pourrait apprécier d'en boire une tasse. Plus tard, peut-être...

Avec un léger haussement d'épaule, elle s'éloigna, referma son manteau, et redescendit auprès de Dimitri. Elle allait poursuivre sa garde vigilante, consciente que c'était certainement inutile, mais incapable de s'éloigner durablement. Elle devait rester à proximité, juste au cas où.... au cas où quoi, elle aurait été incapable de le dire. Il ne semblait y avoir aucun danger à proximité, pas d'animal susceptible de s'en prendre à une statue de glace, pas de tempête capable de la renverser, pas de redoux risquant de la faire fondre. Mais elle allait continuer à veiller.
" Il cherche dans ses parchemins, commenta-t-elle à l'adresse du mercenaire en se rapprochant de lui. Il va trouver, ne t'en fais pas..."
Bien sûr, il n'entendait rien, ne savait rien de ce qui se passait au-dehors. Elle lâcha un profond soupir en le contemplant, inerte, inaccessible, comme mort... et pourtant vulnérable, elle en était consciente. Elle se demanda où était l'âme, quand le corps était dans cet état qui n'était ni la vie, ni la mort. Quelque part, en un lieu inaccessible? Combien de temps pouvait-elle y rester ? Que se passait-il si le corps venait à être détruit, comme ça avait été le cas pour l'elfe ? Elle espérait, de toutes ses forces, qu'il n'arrive rien de tel à Dimitri, pourvu que le mage trouve une solution à temps...

Elle finit par chasser de son esprit ces pensées stériles, et se remit en mouvement, reprenant sa ronde monotone.

Et la lumière déclina, insidieusement, petit à petit. Astrée en prit conscience en observant le ciel gris, mais aussi dans la chute de la température et dans le regain d'énergie du vent sifflant. Dimitri en était plus ou moins protégé par l'endroit où il avait été placé, mais Astrée ne bénéficiait pas de cet avantage, et elle devina que la nuit serait particulièrement glaciale. Il lui serait impossible de rester exposée, sans feu, pendant les heures à venir. Elle devait décider d'un endroit où se replier : dans le coeur avec le mage elfe, dans la structure plus sombre aux alcôves juste en face de l'endroit où se trouvait Dimitri ou dans l'une des maisons élémentaires, quitte à y faire une nouvelle rencontre onirique...

Astrée était indécise. Dormir dans l'une des maisons élémentaires était exclu : la fillette l'avait avertie qu'elles n'étaient pas adaptées à ceux de sa race, et le mage le lui avait déconseillé également, à cause des résidus de magie. Il lui restait à choisir entre s'installer dans une alcove à proximité de Dimitri ou aller se réchauffer dans le coeur. Cette dernière option était la plus tentante, et certainement la plus raisonnable. Il pouvait subsister de la magie élémentaire au-dehors, et elle ne voulait pas en être victime. De plus, elle aurait besoin de dormir au moins quelques heures, et elle ne pourrait donc pas veiller efficacement. Quitte à dormir, autant le faire au chaud...
Mais la nuit tombait tôt en hiver, et elle décida de ne pas rentrer immédiatement. Elle pouvait allumer une petite flamme, lorsqu'il ferait trop sombre, et rester une bonne heure dans l'obscurité à continuer sa veille en bravant les éléments, avant de se réfugier au chaud.

Il fit de plus en plus froid et de plus en plus noir. Puis, soudain, le coeur s'illumina comme il l'avait fait la veille, multicolore dans les ténèbres, en taches projetées sur tous les bâtiments environnants. Le vent était glacé, la neige se remit à tomber, et Astrée fut forcée de trouver refuge sous les arches sombres pour maintenir sa flamme.

Astrée se demandait si Dimitri n'allait pas complètement disparaître sous un manteau neigeux. Malheureusement, elle ne pouvait pas grand-chose pour l'empêcher : le déplacer était impossible. Et puis, l'essentiel était qu'il garde sa forme, qu'il soit ou non enfoui sous la neige.

Réfugiée sous une arche, gardant un oeil sur Dimitri qu'elle distinguait avec peine, elle songea aux les elfes qui devaient toujours les attendre à la sortie de la cité. Savaient-ils que leur camarade avait été détruite par un sortilège ? Connaissaient-ils le sort que subissait Dimitri ? Après tout, ils avaient pu envoyer le faucon les espionner, même si elle n'avait rien remarqué de particulier. Elle espérait qu'ils se méfiaient suffisamment des lieux pour ne pas être tentés d'approcher : le mercenaire était totalement vulnérable sous cette forme et ils n'auraient aucun mal à le détruire. Elle s'accrochait à l'affirmation de Dimitri concernant les avertissements, suffisamment explicites selon lui pour les dissuader. Et puis, le sort de leur congénère devait les convaincre de rester prudents.
Mais la suite des événements l'inquiétait un peu. Que se passerait-il s'ils ne ressortaient pas de la cité le lendemain matin -ce qui lui semblait de plus en plus probable ? Considéreraient-ils que Dimitri avait perdu la partie ? Allaient-ils tuer les deux humains, ne serait-ce qu'en représailles pour la mort de l'elfe qu'ils avaient kidnappée ? Et qu'allait-il advenir de Prince ?
Elle ne pouvait pas imaginer de réponse satisfaisante à ces vaines interrogations, et tout cela lui paraissait finalement secondaire. Sauver Dimitri primait sur tout le reste...

Elle attendit encore un moment, frissonnant à chaque rafale de vent qui s'insinuait dans les tunnels, grelottant de plus en plus. Elle finit par se résigner à rejoindre le coeur, se demandant si l'elfe, obsédé par ses recherches, allait songer à manger quelque chose...

Astrée retourna donc dans le coeur, escaladant sa corde alors que le vent et la neige la malmenaient, peu désireux de lui rendre la tâche facile. Une fois à l'intérieur, elle vit que la lumière qui étincelait au dehors provenait de la structure même de la salle centrale, des piliers, du sol, et la traverser s'avéra extrêmement difficile, car ce déluge était aveuglant. Astrée fut forcée de fermer les yeux et même de les protéger d'une main tant la lumière —*blanche à l'intérieur du bâtiment, avant de frapper les vitraux — était violente. Elle progressa donc à tâtons, finit par trouver la porte, et s'esquiva dans la partie arrière, puis dans les escaliers. Elle déboucha dans la grande bibliothèque silencieuse et obscure. Elle discernait l'âtre brûlant, des lueurs de magie ici et là, violacées, dorées, d'argent ou couleur printemps, émanant de brume, d'objets inconnus, de livres parfois, de dessins sur le sol. La table où s'était trouvé Wethrin était déserte. En fait, elle ne voyait le mage nulle part. Mais les lieux étaient immenses, et il était probable qu'il se trouvait hors de vue, derrière une étagère ou une statue.

Un peu décontenancée, elle s'avança dans la pièce, écarquillant des yeux dans la pénombre, encore aveuglée par la lumière qui venait de lui agresser la rétine. Elle s'approcha d'abord du feu, désireuse de se réchauffer un peu après ces heures à guetter au-dehors. Elle se demandait où était le mage. Il pouvait y avoir une annexe à la bibliothèque... ou bien, tout simplement, une cuisine quelque part. Elle se souvenait qu'il y avait d'autres pièces dans la partie arrière de l'étage principal illuminé. Et il avait parlé d'un niveau inférieur servant autrefois de réserves de nourriture.
Elle attendit un peu, profitant de ces minutes inactives pour se réchauffer, avant d'oser appeler.
" Wethrin ?"
Si elle n'obtenait pas de réponse, elle explorerait un peu la pièce, sans toucher à rien, sans pénétrer dans les zones balayées de magie. Mais s'il ne s'y trouvait pas, il lui faudrait descendre à la recherche de quelque chose ressemblant à des pièces d'habitation.

Astrée chercha donc dans la bibliothèque. Elle était immense, pleine de recoins, et à certains endroits, s'étendait sur plusieurs niveaux. Elle eut beau chercher et appeler, elle ne trouva cependant pas Wethrin. La pièce semblait s'étendre sur toute la surface du coeur, sans qu'il n'y ait aucune autre issue que l'escalier qui menait au niveau principal. La magie rayonnait ici et là, parfois en mouvement, parfois fixe, mystérieuse mais muette. Astrée n'avait aucun moyen de savoir à quoi pouvaient servir ces différents artefacts et comment les activer. Sans doute certains étaient-ils dangereux.
Wethrin, en tout cas, semblait avoir déserté les lieux.

Elle n'insista pas davantage. Vu l'heure, il était probable que Wethrin soit en train de cuisiner quelque chose. Elle se demandait d'ailleurs où il pouvait trouver des provisions. Il n'avait rien d'un chasseur ou d'un agriculteur : il devait utiliser la magie. Il pouvait également être entré en rêverie, puis qu'il avait parlé de la nécessité de réactiver ses souvenirs.
Elle décida donc d'explorer le reste de la bâtisse, en commençant par le niveau principal : le mage avait mentionné la présence de quelques pièces à l'arrière. Elle frapperait aux portes avant d'entrer, bien sûr, pour ne pas le déranger.

Les trois pièces du rez de chaussée étaient vides, désertes et éblouissantes. La plus vaste servait d'antichambre aux deux autres, qui abritaient simplement les cages d'escalier : pour l'une vers la bibliothèque, pour l'autre vers les entrailles du coeur. Celle-ci semblait s'enfoncer dans des ténèbres totales, glaciales, et l'escalier lui-même semblait en mauvais état, comme vermoulu. Astrée eut en tout cas l'impression que les premières marches n'avaient plus leur solidité d'autrefois. Pour le reste, il était impossible de voir plus bas...

Astrée observa l'escalier avec circonspection. Vu son état, il ne lui semblait pas prudent de s'y engager... Et l'état des lieux semblait suggérer que le sous-sol n'était pas utilisé. Elle ne pouvait pas en être certaine, cependant : après tout, Wethrin pouvait léviter et ne pas utiliser l'escalier. Et puis, il devait bien manger quelque part, non ? Elle n'avait rien vu ressemblant à une cuisine ou à des provisions. Bien sûr, il pouvait aussi se téléporter ailleurs, loin d'ici, pour y passer quelques heures de repos et se sustenter, ou pour trouver des fournitures dont il aurait besoin. Tout était possible, avec un mage aussi puissant. A la réflexion, il fonctionnait certainement ainsi... à moins qu'il ne produise lui-même par magie tout ce dont il avait besoin ?
Elle hésita, puis décida d'aller explorer le sous-sol. Il lui fallait juste, par précaution, s'encorder solidement avant de s'engager dans l'escalier. Elle devait donc récupérer la corde argentée qu'elle avait laissée à l'extérieur. Auparavant, elle tenta néanmoins de l'appeler, d'une voix forte... juste au cas où.

Mais seul le silence lui répondit.
Elle retraça donc son parcours à travers le coeur, toujours aussi éblouissant, la forçant à nouveau à fermer les yeux et avancer à tâtons jusqu'à la sortie. Elle avait heureusement un excellent sens de l'orientation, ce qui lui permit d'atteindre les portes sans dévier ni heurter un des piliers. Une fois au bon endroit, elle tira le battant pour déboucher sur le court parvis avant la chute. Il lui fallut un moment pour s'habituer aux ténèbres multicolores qui régnaient à l'extérieur. Le froid était piquant, le vent violent, la neige acérée. Astrée s'attaqua néanmoins au noeud qu'elle avait fait, malheureusement complètement durci par le gel. Alors qu'elle bataillait, son regard tomba en contrebas de l'endroit où elle se trouvait et, à la faveur des lueurs fantastiques qui s'échappaient du coeur, elle vit quatre silhouettes éthérées dans la rue, l'une à côté de l'autre. En fonction de la couleur qui les frappait, l'une ou l'autre disparaissait. Toutes étaient humanoïdes, de taille adulte, et toutes semblaient regarder dans sa direction. Astrée entendit un murmure, emporté par le vent, sans parvenir à en faire sens. C'étaient peut-être des illusions, mais cette fois, elle était plus ou moins certaine de ne pas dormir.

Elle était certaine d'être bien réveillée, et le mage l'avait prévenue que les manifestations de magie élémentaire se manifestaient surtout la nuit. Les silhouette devaient être des fantômes d'habitants des lieux... ou des reflets du passé... ou un reste d'énergie magique errant dans la ville à la recherche d'une victime. Ces êtres étranges étaient éthérés, peut-être ne pouvaient-ils pas lui faire de mal, mais elle n'avait aucune envie de provoquer le destin en allant le vérifier. Il valait mieux qu'elle reste hors d'atteinte, et si possible hors de vue.
Elle renonça donc à batailler avec la corde et se replia sagement dans le coeur, refermant les portes derrière elle, veillant toutefois à ne pas laisser pendre la corde : certes, ces étranges silhouettes traverseraient les murs plutôt qu'emprunter une corde, mais ce n'était pas une raison pour laisser quoi que ce soit à leur portée. Elle resta un moment immobile, les yeux fermés pour se protéger de la lumière, écoutant attentivement ce qui l'entourait, en attendant que les silhouettes s'éloignent. Elle se demandait comment les habitants des lieux pouvaient utiliser cette salle comme salle de repas avec une lumière pareille. Elle eut une pensée pour Dimitri, changé en glace, et pria de tout son coeur pour que les fantômes des lieux ne puissent pas s'en prendre à lui.
Elle y retournerait dans quelques minutes, si le danger semblait écarté.

Quand elle rouvrit la porte, les quatre silhouettes étaient toujours au même endroit, regardant toujours dans sa direction. Elles ne paraissaient pas particulièrement hostiles, elles étaient simplement en attente, les yeux fixés sur les portes et l'endroit où elle se trouvait. Elles n'avaient manifestement pas l'intention de l'y rejoindre. Peut-être n'en avaient-elles pas le pouvoir.
A nouveau, Astrée perçut des murmures. Ils l'observaient.

Elle s'efforça de faire taire la peur instinctive qui l'avait à nouveau saisie. Ces silhouettes ne pouvaient manifestement pas la rejoindre, ou peut-être, simplement, n'en avaient-elles pas l'intention. Sinon, elles auraient mis à profit les quelques minutes qui venaient de s'écouler pour tenter quelque chose en ce sens. Peut-être étaient-elles juste curieuses de découvrir un être d'une espèce qu'elles ne connaissaient pas.
Elle reprit donc son ouvrage, s'efforçant patiemment de dénouer la corde gelée, les doigts un peu plus fébriles qu'avant. Elle gardait un oeil sur les silhouettes en contrebas, et tendait l'oreille pour détecter un changement dans les murmures. Elle ne pouvait certainement rien comprendre à leurs paroles, mais pourrait peut-être percevoir une évolution agressive.

La silhouette bleue et la silhouette verte étaient immobiles, mais la silhouette jaune et la rouge étaient penchées l'une vers l'autre, comme en conciliabule. Puis, la silhouette rouge se détacha du groupe et avança en direction d'Astrée. Elle disparaissait chaque fois qu'elle était frappée par la lumière rouge, mais réapparaissait ensuite, à la faveur d'un changement de couleur. La neige en brouillait légèrement les traits, mais lorsqu'elle fut proche, Astrée put déterminer qu'il s'agissait d'un homme à moitié en flammes. Il se planta quelque secondes devant elle, le menton levé, puis s'esquiva vers la droite, en direction du chemin qui longeait le coeur vers le bâtiment sombre, et immanquablement l'endroit où elle avait laissé Dimitri.

Oh non...
Astrée blêmit. C'était le danger qu'elle craignait par-dessus tout. Est-ce qu'il pouvait faire fondre Dimitri ? Il était éthéré, peut-être qu'il ne dégageait pas de chaleur... mais elle ne pouvait pas le savoir à cette distance.
" Non... Attendez !", cria-t-elle.

L'homme flamboyant s'immobilisa et se tourna vers elle. Les trois autres s'étaient rapprochés. Elle vit alors, clairement, que la créature en flammes la désignait du doigt, puis désignait le sol. Le message était explicite. S'il voulait qu'il renonce à son projet, il fallait qu'elle ose descendre. Sans quoi il poursuivrait sa route.

Elle serra les poings.
Elle essaya de se répéter qu'il était éthéré, et qu'il ne pouvait pas faire de mal à Dimitri, certainement pas... Et que, si elle descendait, elle se mettait en danger. Elle avait conscience de l'incohérence totale de ces deux idées, cependant. S'il était dangereux pour elle, il l'était pour Dimitri, et elle devait alors descendre pour l'empêcher de lui faire du mal, quitte à prendre des risques pour elle-même. S'il n'était pas dangereux... et bien, dans ce cas, elle ne risquait rien à descendre.

Elle vérifia que son noeud malmené tenait toujours bon, et se laissa glisser le long de la corde, l'estomac noué.
Il restait à espérer que s'ils s'en prenaient à elle, ils la changeraient en glace ou en pierre. Wethrin pourrait la ramener à la vie.
Mais peut-être ne lui feraient-ils pas de mal ?
Elle posa le pied à terre avec appréhension et resta immobile, les fixant avec angoisse.

Quand elle posa le pied au sol, les quatre créatures se disposèrent en arc de cercle devant elle. Aussitôt, la neige cessa de les toucher, le vent s'adoucit et le cortège de lumières éclatantes s'atténua, comme si elle avait pénétré dans une bulle. L'être vert était une femme mince. Elle ne semblait pas de pierre mais de quelque chose de beaucoup plus souple, comme de la terre. Des fleurs et des champignons poussaient directement sur ses épaules, son ventre, et sa tête était couverte de lierre. La créature bleue était également une femme, dont la peau semblait en mouvement constant. Ses cheveux humides, longs, cascadaient sur ses épaules larges. Le jeune homme jaune était curieusement imprécis, comme si ses contours se dissolvaient en continu. Ses jambes disparaissaient dans une volute tourbillonnante. Enfin, l'homme de feu était embrasé, bras croisés, d'apparence à la fois humaine et à la fois tison.
" Nous avons un marché à te proposer, dit l'être feu. Nous avons besoin d'une arme."

Elle le regarda avec surprise, étonnée de comprendre son langage. Etait-ce l'effet du sortilège que lui avait jeté Wethrin ? Mais en l'occurrence, ça n'avait pas une grande importance.
Elle répondit aussitôt, allant droit au but.
" Une arme ? Quel genre d'arme cherchez-vous ? Et... que voudriez-vous en faire ?"
Elle avait sur elle l'épée et l'arc de l'elfe. Mais comment ces êtres éthérés pourraient-ils s'en servir ?

" L'arme, c'est toi, dit la femme d'eau.
— La cible, c'est le monstre qui vit dans le coeur, ajouta l'homme tourbillonnant.
— Mille ans de damnation, murmura la femme terre. Mille ans de murmures.
— Ce lieu peut trouver la paix, si tu frappes sans frémir. Fais-le, et nous te rendrons l'être fée."

Elle ferma brièvement les yeux. Le monstre qui vivait dans le coeur ? Ce ne pouvait pas être Wethrin, tout de même. Il s'était montré amical avec elle, et il cherchait sincèrement à aider Dimitri. C'était juste un vieux savant un peu original qui étudiait cette étrange magie...
Sauf qu'il n'avait nulle part où habiter, là-dedans. Ou peut-être vivait-il au sous-sol ?
" Je ne comprends pas... Enfin, je ne suis pas sûre. De quel monstre parlez-vous ? Que vous a-t-il fait ?"

" De l'elfe qui a détruit notre peuple par soif de pouvoir, dit l'être feu avec véhémence. Tu l'as rencontré, déjà, sans quoi tu ne serais pas montée dans le coeur.
— Le temps a passé, depuis le désastre, murmura la femme terre à mi-voix. L'elfe lui-même n'est plus le même. Il ne se souvient pas, il ne ressent... rien."
Elle secoua la tête, comme éperdue. La femme eau la frôla mais leur contact se brouilla et elles reculèrent.
" Nous cherchons le silence, dit l'être de vent. Nous ne pouvons pas le toucher. Mais tu n'es pas comme lui et ses semblables. Nous t'avons entendue. Nous nous sommes réveillés. Tu peux nous aider.
— Tu dois nous aider !" s'exclama l'être feu.

Elle grimaça.
Ils voulaient qu'elle tue Wethrin... qui ne lui avait causé aucun tort, à elle. Et qui semblait juste perdu dans cette cité abandonné.
" Je... je voudrais bien vous aider... Mais je ne comprends pas. En quoi est-ce que cela vous aiderait, si je le tue ? Qu'est-ce que cela changerait, pour vous ? Et... vous dites qu'il n'est plus le même... mais je ne comprends pas bien ce que vous entendez par là... ni comment il a pu détruire tout votre peuple..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Traversée de la Lorien