La Couronne de Cuivre

Hubert et Albérich échangèrent un regard.
" Bon, mais je m'en chargerai. Je dois dire que je trouve ça extrêmement problématique, car juger de l'utilité d'un homme... Qui sommes-nous pour le faire ? Enfin bref. Si c'est ce que vous aviez convenu, ainsi soit-il, mais... Ce n'est pas une solution saine, pas du tout."
Le paladin soupira. Autant ne pas s'appesantir. Il était heureux de ne pas être dans les bottes d'Albérich, cependant.
" Qu'allons-nous faire du corps des autres ? J'imagine que nous n'avons pas de meilleure idée qu'hier...
— Il faudrait voir si le gel les a saisis ou s'il fait trop chaud, dit le Luménien. Si l'hiver les préserve, nous ne sommes pas obligés de nous en soucier dans l'immédiat."

-Juste une précision... La démarche pragmatique que j'ai proposée n'est en rien une décision de la Communauté : il ne s'agit que de mon propre point de vue, qui est donc tout à fait discutable. Pour le reste, effectivement : si l'hiver préserve les corps, c'est un sacré dilemme en moins. C'est également une bonne nouvelle pour les corps de nos compagnons, car il ne sera pas nécessaire de les inhumer dans l'urgence, nous pourrons les emmener dans la cité avec nous et décider de quoi faire les concernant au moment opportun.

" Nous devrions envoyer Etienne directement à la mine. Plus vite nous avons des réponses à ces questions, plus vite nous pourrons soulager les gens. Ensuite, il faudra que la communauté ait une discussion de fond sur ce pouvoir contre-nature." dit Albérich, tendu.
Hubert soupira.
" Je n'ai aucune nouvelle d'Etienne. Gabriel ne m'a pas contacté hier. Je pensais demander à Barthélémy de le faire..."

Les derniers mots d'Albérich lui avaient valu un regard perplexe de la part d’Ézéchiel, qui était visiblement sur le point de répliquer lorsque le paladin prit la parole. Et c'est finalement à ce dernier qu'il répondit.
-J'imagine qu'il avait l'intention de le contacter à la mi-journée, comme chaque jour... J'espère qu'il y aura des nouvelles, en tout cas : Cela fait un certain temps que l'expédition est dans la cité, elle a dû découvrir des choses intéressantes et, au minimum, sécuriser une zone de repli.

" J'espère qu'il ne leur est rien arrivé de fâcheux... Nous avions convenu que j'étais le contact de Gabriel et que Barthélémy ne faisait le relais qu'avec les groupes partis chercher du renfort, si mes souvenirs sont bons... dit Hubert. Mais bon... Ils ont peut-être essayé pendant la bataille ou pendant que je dormais, et je ne me suis rendu compte de rien. S'ils ne se manifestent pas, j'irai voir avec Barthélémy."
Il haussa les épaules.
" Peu importe. Etienne n'aura certainement pas l'opportunité de gagner la mine et d'estimer sa valeur. Il faudra supporter l'incertitude...
— On voit que ce n'est pas toi qui dois le faire." dit Albérich, durement.
Le paladin le dévisagea mais ne releva pas. Le Luménien était manifestement en proie à des tiraillements éthiques pires que les siens. Il faut dire qu'il avait sans doute disposé d'un pouvoir similaire, autrefois.
" Bon, mais on ne peut rien décider pour les cannibales tant qu'on n'a pas vu si les corps étaient gelés. Je vais envoyer quelqu'un."
Il se leva et les abandonna un instant. Il avait l'intention d'arrêter le premier soldat qu'il croisait pour lui demander d'aller vérifier l'état des cadavres.

L'homme qu'il chargea de cette mission revint promptement lui annoncer qu'une fois n'est pas coutume, le froid s'était révélé leur allié, gelant les corps et les préservant de la décomposition. Le paladin put donc regagner l'intendance et transmettre la bonne nouvelle à ses collègues.
-Voilà au moins une chose de réglée... dit le rôdeur. Mais il reste d'autres dossiers, en particulier celui de l'assaut sur le camp ennemi. Même s'il ne faut pas confondre vitesse et précipitation, je crois que nous aurions intérêt à ne pas les laisser se remettre...

" Je pense que nous pouvons rapidement rassembler un groupe pour retourner au fort ennemi, le nettoyer et installer les engins de siège en position. Dès que nous serons prêts à les pilonner des deux côtés, nous commencerons. Avec la lumière, nous pourrons mieux ajuster nos tirs. Il faut cependant envisager qu'ils essaient de nous attaquer. S'ils ont encore des shamans, et ils en ont sûrement, nous ne sommes pas forcément à l'abri. Il faut être prêts à défendre la passe et le cas échéant, à organiser une charge. Nous avons du pain sur la planche... D'autant qu'Ariel aura probablement besoin d'un peu de temps pour construire la catapulte et les balistes."

Ézéchiel se frotta le menton, songeur.
-Nous pourrions placer nos trois balistes actuelles sur le rempart ouest et demander à des lanceurs de sorts d'y prendre position : ainsi serions-nous en mesure d'abattre des cannibales s'engageant dans la passe pour assaillir l'autre fort... ou tentant de s'enfuir de celui-ci. Nous pourrions également, le moment venu, faire transiter par les tunnels des planches, afin de renforcer les portes dudit fort...

" Souvenons-nous quand même que notre objectif n'est pas de défendre le second fort, mais bien de détruire leur campement. On peut éventuellement leur improviser des portes là-bas, mais nous devons essayer d'empêcher les cannibales d'arriver au contact. Nous n'avons pas assez d'hommes pour repousser un assaut en règle. Mais plaçons les balistes à l'ouest, c'est effectivement une bonne idée.
— Est-ce vraiment quelque chose qui concerne le conseil ? intervint Albérich. Vous feriez mieux de réunir l'état-major.
— Il faut quand même que nous décidions de l'enchaînement des choses...
— Que vous détruisiez ou pas le campement adverse, nous ne passerons pas par la route : le tunnel est bien moins exposé aux éléments. Si Etienne a sécurisé une zone de Clairétoile, les civils peuvent s'y replier dans tous les cas de figure. Vous conserverez les chevaux, les armes, de quoi vous nourrir. Au-delà de ça..."

-Il y a malgré tout un point qui fait partie des seules prérogatives du Conseil et dont nous devons encore débattre.
Leur compagnon s'était fait grave.
-Lorsque le fort ouest sera sous notre contrôle, lorsque le pillonage du camp adverse aura eu lieu, lorsque viendra le moment d'envoyer nos forces à l'assaut... Que ferons-nous des civils ennemis ? De leurs femmes, de leurs vieillards... et de leurs enfants ?

Une fois encore, Albérich et Hubert se dévisagèrent. Le Luménien soupira.
" J'imagine que cela dépendra en partie de leur attitude... dit Hubert. Ils méprisent ceux qui ne combattent pas... Je ne serais donc pas surpris que l'ensemble du camp se lève contre nous, femmes, enfants, tous ceux qui savent tenir une arme...
— Ce genre de sociétés pourrait ne pas avoir de vieillards, remarqua Albérich. S'ils valorisent la vigueur et la férocité...
— Et il n'y a pas de raison d'imaginer que leurs femmes soient moins belliqueuses que leurs hommes..."
Ce fut à son tour de soupirer.
" Les adultes seront irrécupérables. Nos choix sont de les laisser partir, de les tuer ou de les emprisonner. Si nous les emprisonnons, ils mourront dans leurs cellules, sans compter qu'ils taxeront lourdement nos ressources. Les tuer... Guillermo le ferait sans sourciller. Mais cela cadrerait mal avec les valeurs qu'entend défendre la communauté. Le mieux que nous puissions faire, c'est de les escorter avec un groupe de cavaliers, le plus loin possible, et puis de les abandonner à leurs propres ressources. Avec le risque qu'ils reviennent dans dix ans, armés et sanguinaires..."
Le Luménien haussa les épaules.
" La communauté sera de taille à les recevoir, à ce moment-là. Et s'il ne reste que des enfants, nous nous efforcerons de les assimiler. Nous ne pouvons pas vraiment faire autrement. Nous devons garder à l'esprit que nous ne parlons pas de n'importe quelle tribu hostile : nous parlons d'un groupe malfaisant, meurtrier et cruel."
Hubert acquiesça.
" Je sais bien."

-Si j'ai bien compris, tu envisages de laisser partir les adultes et de garder les enfants ?
Le rôdeur semblait perplexe.
-Supposons que l'essentiel des habitants du camp prenne les armes contre nous. Supposons que nous parvenions à épargner certains d'entre eux, ce qui n'est pas forcément évident dans le feu de l'action... D'une part, ceux que nous renverrons iront à une mort certaine : s'ils survivent au long trajet jusqu'à chez eux, il ne faudra pas longtemps avant qu'ils ne soient la proie d'autres cannibales, et d'aucuns pourraient penser qu'une mort rapide, de nos mains, serait plus miséricordieuse. D'autre part, tenter de... civiliser les plus jeunes risque d'être une sérieuse source d'ennuis, sachant que ce n'est déjà pas très simple d'encadrer nos propres enfants... Entendons-nous bien : je préfère ce genre de solutions. Néanmoins, il faut aussi réfléchir à leur mise en place concrète...

" Je n'entendais pas garder les enfants et renvoyer les adultes, dit Albérich. J'envisageais la possibilité qu'il ne reste que des enfants survivants au terme des combats. Des petits enfants, même, s'ils prennent les armes dès qu'ils en sont capables.
— Il est possible que les cannibales tuent eux-mêmes leurs civils s'ils pensent qu'ils ne remporteront pas l'affrontement. Vu ce qu'ils font à leurs prisonniers, ils doivent craindre ce qu'il adviendrait d'éventuels captifs entre nos mains. Nous connaissons mal leurs coutumes, mais ils connaissent sûrement mal les nôtres."
Albérich eut un rire amer.
" N'espère pas trop. Le plus probable est que nous allons nous retrouver avec des survivants. Je suis déjà surpris que sur la multitude que vous avez combattu hier, vous ne vous soyez pas retrouvés avec des blessés, que vous auriez dû décider de soigner, de laisser agoniser ou d'achever."
Hubert grimaça. Ils avaient effectivement eu de la chance, quelque part.
" Pratiquement, c'est vrai que si nous nous retrouvons avec cinquante enfants, ce sera problématique. Mais je crois qu'alors, nous devrions les escorter vers Grand Estuaire, pas vers Clairétoile, et les remettre entre les mains des autorités... ou plutôt des Temples. S'ils sont jeunes, qu'on les dissémine partout sur l'île... Ils ne seront pas forcément irrécupérables. Mais je suis d'accord avec toi, Ezéchiel. Ce n'est pas une charge que la cité naissante peut assumer. Pas du tout."

Son interlocuteur, qui avait pris un air dégagé quand il avait été question de l'absence de blessés parmi les cannibales, se fendit derechef d'une grimace.
-Je crains malheureusement que ce soit également le cas de celle qui consisterait à escorter des dizaines de petits cannibales jusqu'à la côte. Il faudrait pour cela que nous nous séparions d'une bonne partie de nos soldats, et ce pour longtemps : Grand Estuaire est un bourg relativement modeste, ses temples le sont également, et il est possible qu'on nous en refuse l'accès, ce qui impliquerait d'aller beaucoup plus loin...
Il soupira.
-J'espère que des renforts arriveront bientôt, Cela... simplifierait les choses.

Hubert avait saisi la grimace d'Ezéchiel et compris ce qu'elle signifiait probablement : que certains avaient pris sur eux d'achever les blessés. Qu'on ne lui ait rien demandé à ce sujet lui laissa une impression étrange. Ils devaient deviner qu'en tant que paladin, il ne pourrait trancher aisément ce genre de questions. Cependant, son autorité en ressortait fatalement fragilisée : si ses hommes se mettaient à agir dans son dos, quelle qu'en soit la bonne raison, il ne pourrait pas longtemps se maintenir à leur tête. Mais il décida de ne pas en faire un esclandre : depuis le début il avait pressenti qu'il n'était pas l'homme de cette situation. Il préféra essayer de calmer le jeu.
" Nous pouvons garder les enfants le temps qu'arrivent les renforts. De toute façon, nous tirons des plans sur la comète : nous ne savons pas comment ils réagiront à notre attaque. S'il reste des survivants, nous les ferons prisonniers et les garderons le temps nécessaire à une prise de décision."
Sauf, évidemment, si quoi qu'ils décident, chacun se mettait à massacrer du cannibale par pur esprit pragmatique, sans se soucier des ordres. Cela règlerait la question.

-Même si nous ne savons pas exactement comment les choses vont se passer, il était important de décider dès à présent de si nous passerions tout le monde par le fil de l'épée ou si nous tenterions d'épargner ceux qui pourront éventuellement l'être.
Il observa tour à tour ses deux compagnons.
-Voyez-vous d'autres questions à aborder ?

" Non, dit Albérich.
— Mettons-nous au travail, ajouta Hubert en se levant. Il faut rassembler l'état-major et les informer des décisions."
Il espérait que cela ne prêterait pas à de nouveaux débats, mais le risque était élevé que certains s'insurgent de leur trop grande mansuétude.
" Ensuite, nous nous répartirons les forts. Et dès qu'Etienne donne des nouvelles... Il faudra envisager le véritable départ, cette fois."
Albérich acquiesça mais Hubert le sentit déjà distant : sans doute songeait-il à ce qu'il devait aller annoncer aux veuves des soldats tombés. Il ne pouvait lui être d'aucun secours en la matière, aussi sortit-il de la pièce pour aller retrouver ses officiers.

Rassembler l'état-major ne fut guère long car, en cette heure matinale, tous ses membres se trouvaient encore dans les caves. Ils écoutèrent avec attention les explication de leur chef et n'émirent aucune protestation. Edgar et Gaspard acquiescèrent même, semblant plutôt satisfaits des mesures modérées arrêtées par le Conseil. Guillermo, lui, s'efforça de demeurer impassible, quoiqu'une moue dubitative lui échappa en une ou deux occasions. Sans doute trouvait-il que tout cela manquait de pragmatisme, mais il se garda bien de le verbaliser.

Une fois la question réglée, Hubert envoya Ezéchiel et Guillermo au second fort, tandis qu'il supervisait la défense du premier, en organisant le déplacement des balistes et le ravitaillement de la catapulte. Il demanda à Edgar de former des opérateurs tandis qu'il supervisait le ramassage de rochers : ils avaient épuisé la majeure partie de leurs réserves pendant l'assaut de la veille. Il se mit ensuite en quête de Barthélémy pour aviser avec lui du sort à réserver à la brèche. Il avait posté des guetteurs sur la tour sud-ouest, histoire d'être averti dès que le groupe du second fort serait prêt à passer à l'action.

Le Chauntéen étant sorti pour procéder à sa prière matinale, le paladin n'eut pas à aller bien loin pour le dénicher.
-J'ai pensé à la brèche et demandé le sort adéquat pour la reboucher au moins en partie, répondit-il, souriant. Suivez-moi.
Quelques minutes plus tard, le passage ouvert par les cannibales était de l'histoire ancienne : sur la face intérieure des remparts, il n'en subsistait aucune trace. En revanche, il se pouvait qu'un renfoncement subsiste à l'extérieur, mais il n'était sans doute pas très profond.
Le temps passa ensuite avec une certaine lenteur. Les opérations lancées par le paladin furent menées à bien. Mais, pour l'heure, pas encore de signe de l'équipe envoyée au fort oriental.

De son côté, Albérich avait rassemblé son courage et s'était mis en quête des veuves. Il ne savait pas où elles étaient, mais imaginait qu'il trouverait aisément des gens pour le renseigner. Il avait mémorisé leur nom et celui de leur homme, mais avait renoncé à préparer un quelconque discours de circonstances. Il s'était aussi promis de ne pas se référer aux poncifs lathandrites qui n'aidaient personne. Son anxiété des premières minutes s'atténua curieusement au fur et à mesure qu'il cherchait les deux femmes : il réalisa qu'il se détachait, qu'il endossait peu à peu le rôle qui lui était dévolu, réprimant ses doutes. Il savait que ses interlocutrices le haïraient probablement pour ce qu'il s'apprêtait à leur annoncer, pour l'incertitude qu'il leur imposerait, mais il ne pouvait pas s'en soucier. Il devait faire le nécessaire.

L'une d'entre elles, dénommée Ariane, se trouvait dans un dortoir, au côté de sa fille adolescente, qu'Albérich avait déjà vu servir parmi les sentinelles, et de ses deux plus jeunes enfants, pour l'heure endormis.
-Veille sur eux, demanda doucement la femme à son aînée sitôt qu'elle aperçut le Luménien.
Puis, se levant, elle fit signe à ce dernier de la suivre dans la couloir. Là, elle s'immobilisa et, sans prononcer un mot, attendit la suite, la mine creusée par l'anxiété.

Il se sentit envahi d'une bouffée de compassion alors même qu'il était conscient de la nécessité, pour chacun d'entre eux, d'accepter l'inexorabilité de la mort. Mais ce n'était pas le moment, et puisque l'Assemblée avait estimé que les morts pourraient être relevés, ce n'était pas son rôle à lui de condamner pareils espoirs.
" Ariane, je suis désolé, mais le conseil a décidé de ne pas ramener votre époux. Pas dans l'immédiat, du moins. Notre position actuelle est encore très précaire et nous ne pouvons pas prendre le risque..."
Il eut du mal à trouver les mots. Comment pouvaient-ils assigner une valeur à chaque homme, comment pouvait-il dire à cette jeune femme que son mari était moins précieux qu'un officier, qu'un clerc ou qu'un mage ?
" Je sais que ça doit vous paraître monstrueux, et ça l'est, sans nul doute. Mais nous devons conserver les diamants pour une possible crise, qui nécessiterait de rappeler quelqu'un de plus... central dans l'organisation de la communauté. Si cette crise ne devait pas survenir... Si la mine de diamant de Clairétoile devait être encore exploitable... Les choses seront alors différentes."

Ariane blêmit, serra les lèvres, se livra sans doute à une bataille intérieure pour garder le contrôle. Enfin, elle poussa un soupir un peu tremblant.
-J'imagine que c'est déjà... mieux que rien... d'avoir le mince espoir de le retrouver un jour.
Elle jeta un regard en direction du dortoir.
-Et je pense... que je suis d'autant mieux à même de comprendre votre décision que... Qu'il y a ces trois-là sur qui je dois encore veiller. Je sais que leur... que notre survie à tous est précaire.

Il se sentit immensément soulagé que la jeune femme le prenne stoïquement, tout en ayant honte de sa propre lâcheté. Il regarda un moment les enfants et opina du chef.
" Nous réussirons, pourtant, murmura-t-il. Et si nous le pouvons, nous vous rendrons votre aimé. D'ici là, souvenez-vous que la communauté est là pour vous. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous ne devez pas hésiter à venir me trouver."
Il étouffa un léger soupir.
" Nous allons préserver le corps de votre mari, afin de pouvoir le transporter jusqu'à la cité. Si vous désirez qu'une cérémonie soit organisée... Vous êtes seule maîtresse de cet aspect des choses. Je comprendrais que vous préféreriez attendre d'être fixée sur l'avenir, cependant."

Elle opina lentement du chef.
-Je préférerais attendre, effectivement. Une... cérémonie, cela équivaut à des adieux et... Cela n'aurait aucun sens de les faire alors que demeure... une autre possibilité. Sans compter que ni moi ni mes enfants ne trouverions là le moindre réconfort, au contraire...
Elle ferma les yeux, soupira derechef.
-Mais si vous envisagez la chose... pour les autres disparus... Ne vous retenez pas à cause de nous. Nous nous tiendrons à l'écart, voilà tout.

" Je vous tiendrai au courant, Ariane. D'ici là... Ayez foi."
Il salua ensuite la jeune femme, la laissant avec ses enfants, et partit en quête de la seconde veuve. Il n'était pas fier de lui, pourtant il ne pouvait pas ignorer cette pulsion de vie et ce désir de nier l'inacceptable. Immanquablement, tout en cherchant son interlocutrice, il en revint à ses propres disparus, aux raisons qui l'avaient poussé à ne même pas envisager leur résurrection. Bien sûr, cela faisait partie de sa foi, une foi ancienne, qui l'avait accompagné depuis bientôt trente ans... Mais cette foi était révolue, il était libre de penser et d'agir autrement, de défier la mort s'il en avait envie, d'adhérer à ce qui lui était interdit.
Si quelque chose lui disait que ramener les morts était mauvais, une partie de lui-même comprenait pleinement les sentiments des personnes endeuillées et il avait la sensation que s'il avait été face au même dilemme, il n'aurait pas hésité longtemps. C'était pourtant une chose incroyablement dangereuse...
Clairétoile, la cité où la mort n'existe pas.
Il frissonna. Comment avait-il pu en arriver là ?

La seconde veuve, une jeune et jolie femme dénommée Elia, se trouvait dans un autre dortoir, entourée de quelques amies. Sitôt qu'elle remarqua l'ancien aubemestre, elle essuya ses joues humides d'un revers de manche, glissa quelques mots à ses compagnes et se dirigea vers lui à grandes enjambées.
-Alors, messire ? Qu'a décidé le conseil ?
Sa voix tremblait, et ce qui brillait dans ses yeux, c'était un espoir immense.

Il sut tout de suite que les choses seraient moins simples avec elle. Elle était plus jeune, peut-être très récemment mariée, et le projet de rejoindre la communauté avait sans doute été un élan de couple. Il réprima ces pensées. Il ne savait rien d'elle, et de toute façon, il ne pouvait pas lui mentir.
" Je suis désolé, mais le conseil a décidé de ne pas ramener votre époux, du moins dans l'immédiat. Notre situation actuelle est encore très précaire, et nous craignons d'avoir, peut-être, à ramener quelqu'un de plus..."
Il ne trouvait pas le mot, il n'y avait de mot.
"... crucial pour la survie de la communauté... Mais si nous atteignons Clairétoile sans en avoir eu besoin, alors... nous ferons en sorte de vous rendre votre aimé."
Il se demanda si parmi les autres morts — ils avaient perdu treize hommes, la veille — certains avaient eu une mère, un frère, un ami, qui se languissaient eux aussi avec angoisse, mais qu'on avait estimés davantage capables de faire face à cette perte. Fallait-il se trouver un compagnon pour s'assurer de survivre ? N'était-ce pas profondément injuste, quelque part ?
Peut-être pas. Les morts étaient partis, et seuls les vivants souffraient. Mais quelqu'un devait pleurer ces hommes sans attaches, immanquablement, quelque part...

Elle le dévisagea, yeux écarquillés, bouche entrouverte. Incompréhension, incrédulité, colère se succédèrent sur son beau visage aux traits tirés. Elle parut d'abord sur le point de se fendre de quelques virulentes imprécations, se ravisa, se força à respirer lentement...
-Messire, il y a encore des cannibales, au dehors, et la cité abrite des morts-vivants, répondit-elle d'une voix plus ou moins maîtrisée. Or, Quentin est un excellent combattant. Si Mathias était là, il pourrait vous dire à quel point c'est une fine lame. A quel point la Communauté a besoin de lui pour assurer sa protection.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée