La Couronne de Cuivre

-Bonne nuit. Et encore merci de votre bienveillance à l'égard de ma fille.
Dans la salle commune, Hubert eut le plaisir de constater que Ruth et Alban ne se servaient plus des jumeaux comme rempart mais dormaient à nouveau l'un à côté de l'autre.
La situation revenait à la normale...
Quant à la nuit, elle s'avéra paisible : peut-être le paladin eut-il un sommeil agité mais si tel fut le cas, il n'en garda pas le souvenir lorsque l'aube le ramena infailliblement dans le monde de l'éveil.

Pour une fois, il se réveilla avant Albérich, conscient qu'il lui fallait prier au plus vite s'il ne voulait pas retarder l'expédition. Mais le clerc émergea dès qu'il se mit à bouger et ils gagnèrent leur salle habituelle aux côtés de Gabriel pour leurs prières rituelles. Le paladin s'y adonna avec plus de ferveur que jamais, comme s'il avait quelque chose à rattraper auprès de son dieu, maintenant qu'il savait qu'il était un être voué à la cause du bien par essence, et qu'il n'avait peut-être pas suffisamment exploité ses dons jusqu'alors. Il promit de faire mieux et de se montrer digne de son héritage, aussi déstabilisant soit-il, avant de retourner vers la salle commune où l'expédition devait se préparer à partir.
Albérich lui souhaita bonne journée... puis se dirigea vers les thermes pour la cérémonie du matin.

Avant qu'il ne s'éloigne, Gabriel était venu lui souhaiter bon courage pour la journée à venir et... s'excuser de ne pas avoir encore trouvé quelqu'un pour le suppléer. Comme la veille, le Luménien pourrait cependant compter sur le soutien des écuyers d'Hubert et des apprentis de Giovanni, ainsi que sur celui - plus ponctuel à cause de ses occupations - d'Ingrid. Il y avait donc des chances pour qu'il s'en sorte bien, à nouveau...
Tandis que l'expédition au grand complet s'élançait dans les souterrains, la cérémonie lathandrite se déroula, avec sa ferveur coutumière et son habituelle assistance.

Ensuite, Albérich rejoignit immédiatement les enfants. La journée de la veille lui avait permis de se remémorer les noms et les visages, d'observer les dynamiques entre eux, d'identifier des axes de travail. L'apprentissage de la langue était une bonne chose, mais les gosses avaient aussi besoin de se défouler et les couloirs du palais étaient suffisamment vastes pour s'essayer à la course.
Dès que les choses seraient bien lancées avec eux, cependant, il irait gratifier quelques uns des mages de sortilèges de compréhension des langues pour avancer dans le décryptage de tout ce qu'ils avaient rapporté. Il devait aussi contacter Frida dans la journée. Mais il n'était pas mécontent d'avoir Marthe, désormais, pour penser à une partie de la longue liste de leurs impératifs.

De retour de sa rencontre avec les mages - qu'il avait trouvés déjà à pied d’œuvre et qui avaient accueilli avec bonheur son sortilège -, il constata que son absence n'avait été en rien préjudiciable : la marmaille cavalait joyeusement dans les couloirs, Paludiers et enfants de la Communauté mêlés, dans un vacarme de cris et d'appels qui faisait presque oublier les sinistres événements de l'extérieur.
-Tu as l'air de bien t'en sortir.
Marthe l'avait rejoint sans qu'il l'entende approcher.
-Mais tu es la bête norie des couturières.
La jeune génération était, de très loin, la plus loqueteuse de tous les occupants du palais et, les activités physiques aidant, leurs frusques se détérioraient plus rapidement qu'il n'était possible à Ingrid et à ses censeurs de les rafistoler.

" Dès que Frida sera là, nous aurons à nouveau des vêtements, dit le clerc avec un calme sourire. Ils ont besoin de bouger. Cet enfermement constant... Ce n'est pas bon pour eux. D'autant que ces petits-là ont la colère facile... Canaliser leur énergie est la meilleure manière de maintenir nos relations au beau fixe."
Il croisa les bras.
" Mais je sais que tu le sais. Et je suis désolé pour les couturières. J'ai un sortilège qui fait merveille, pour réparer ce genre de choses. Mais j'ai peur de les vexer."

Elle sourit.
-Les clercs sont décidément très polyvalents... Mais je serais curieuse de voir si ton sortilège est aussi efficace que celui du sieur des Rosières. Lui ett Giovanni paraissent sortir de chez le tailleur, tandis que nous autres sommes pour le moins dépenaillés...
Elle observa un moment les enfants, attentive, amusée.
-Mais tu as raison de laisser les couturières travailler. Elles sont heureuses de pouvoir aider : elles se sentent utiles et... cela préserve leur moral.

" J'imagine..."
Il se tourna vers elle.
" Crains-tu pour celui d'autres personnes ? Tout le monde ne peut pas se rendre aussi facilement utile qu'elles, je suppose..."

-Presque tout le monde, tu veux dire...
Soupir.
-Je crois que nous ne pourrons plus très longtemps faire l'économie d'une assemblée. Nous devons dire à nos compagnons que Frida arrivera bientôt avec du matériel et des renforts, que nous avons fait d'intéressantes découvertes à l'école de magie, que nous réfléchissons à un plan d'intervention à la forteresse... Cela montrera à nos compagnons que les choses bougent, mine de rien. Et ça leur fera du bien : pour l'heure, tout le monde s'occupe comme il peut mais... Cela ne suffira plus très longtemps à contrebalancer les inquiétudes croissantes.

Il acquiesça.
" Tu as raison. Nous pouvons peut-être l'annoncer pour demain matin ? L'équipe qui est sortie risque de rentrer très tard, et c'est mieux si Hubert et Ezéchiel sont présents. De surcroît, je compte contacter Frida vers midi... Nous aurons ainsi plus de détails. Mais en prévenant déjà les gens, nous devrions répondre en partie à leurs inquiétudes et leur impatience... Enfin, j'espère."

-D'accord, je vais m'en charger.
Elle reporta son attention sur la marmaille.
-Bon courage, de ton côté. Et n'hésite pas à les faire sortir dans les cours... Certes, ils risquent d'y faire quelques dégâts mais j'ai l'impression qu'elles sont entretenues en permanence. Je m'y suis promenée tout à l'heure et il n'y avait pas la moindre trace de pas sur les allées. C'est comme si elles avaient été ratissées durant la nuit. Sans parler des pelouses : c'est à croire qu'un jardinier s'occupe d'elles tous les jours.

" Ma moitié pragmatique me souffle que nous devrions peut-être placer un veilleur pour observer ce qui se passe réellement pendant que nous dormons... Ma moitié mystique me recommande de me fier aux bénédictions dont nous sommes les heureux sujets, sans chercher à en percer le mystère."
Il soupira.
" Tout doit se trouver dans les livres, cependant. La magie des gemmes, la manière dont elle oeuvre, sa source, aussi... Mais il faut probablement une vie entière d'étude, ou dix, avant d'en comprendre réellement l'essence."

-Ou alors avoir beaucoup de chance et trouver les bonnes pages des bons livres parmi la foule d'épais volume dont nous disposons... Il faudrait voir si le pouvoir de Ruth s'étend en pareils domaines, même si je doute que cette tâche lui plaise autant que les explorations... Enfin, le cercle des praticiens des arcanes est déjà à l’œuvre... Mais c'est sûr que j'aimerais comprendre, moi aussi, quoique cela soit sans doute bien au-delà de mes compétences.
Elle lui sourit, lui souhaita à nouveau bon courage puis s'en fut.

Albérich n'était pas complètement certain qu'il soit prudent d'emmener tous les enfants dans les jardins en même temps, mais il décida d'en parler avec ses acolytes. Peut-être pouvait-il y emmener une dizaine d'enfants à la fois, histoire de superviser leurs jeux de manière rapprochée. Sans doute la plupart d'entre eux ne connaissaient-ils que le marais, et rien d'une campagne ensoleillée et tranquille où gazouillaient les oiseaux... Ce serait intéressant d'observer leur réaction..

Son quatuor d'assistants, essoufflé et en nage, ne fut pas long à rassembler.
-Ne craignez-vous pas que ceux qui n'iront pas dans la cour se dispersent, mons... commença Alban avant de jeter un regard en coin aux jumeaux et de choisir, une fois n'est pas coutume, de passer sur le titre. J'ai un peu peur que sans adulte à proximité...
-J'peux aller chercher ma mère, proposa Ruth.

" Sinon, je reste avec ceux qui sont ici, et vous allez avec eux... C'est comme vous préférez. Je ne veux pas déranger ta mère si elle travaille ou si elle veut se reposer, dit le Luménien. Mais il faut que vous soyez sûrs que vous saurez les... canaliser un minimum. Je ne veux pas de destruction massive ni des plantes, ni des animaux."

-Dans ce cas, faut pas les confier aux jumeaux, parce que ce seront les premiers à les encourager à faire des âneries du genre grimper aux arbres ou plonger dans la fontaine.
-Mensonge !
-Calomnie !
-Vérité objective.
-Mais j'vais aller chercher ma mère, c'est le plus simple. De toute façon, elle peut raccommoder n'importe où, pis elle a dit qu'il fallait pas hésiter à lui demander de l'aide. Ca lui fera plaisir.
Déjà, Ruth détalait.

Albérich regarda les jumeaux d'un autre oeil.
" Vous êtes comme ça, vous ? Je comprends pourquoi vous donnez des aigreurs d'estomac à votre nouveau maître !" dit le clerc non sans humour.
Il se tourna vers Alban et lui fit un clin d'oeil.
" Bon, je crains de laisser ces deux-là avec la mère de Ruth, du coup... Qu'est-ce que tu en penses ?"

-Qu'il est sans doute plus raisonnable que vous les emmeniez. Cependant, je vous plains : sans nous pour les canaliser, ils vous donneront encore plus de fil à retordre que les Paludiers. Mais si les choses se passent bien au jardin, vous n'aurez qu'à nous faire signe et nous viendrons vous soutenir.
Les jumeaux adoptèrent des mines outrées, arguèrent que Giovanni les adorait, qu'ils étaient sages comme des images et que leur sang elfe, simplement, les conduisait à agir dans la nature comme il se devait : les arbres étaient faits pour être escaladés, l'eau pour s'y jeter... S'ensuivit une joyeuse joute verbale qui permit à Albérich de constater qu'avec ces deux-là au moins, l'écuyer arrivait à plaisanter.
-Voilà les renforts.
Ingrid était arrivée, son ouvrage dans les bras, son petit protégé sur les talons et sa fille dans son sillage.
-Si vous me laissez un ou deux de vos assistants, je pense qu'il n'y aura pas de catastrophe ici en votre absence.

" Vous me sauvez, Ingrid. Je vais vous laisser Ruth et... toi."
Il n'arrivait pas encore à faire la différence entre les deux gamins.
" Alban et l'autre viennent avec moi. Et pour ne pas faire de jaloux, on inversera pour le groupe suivant. Je compte sur vous pour être exemplaires avec Ingrid. Je ne voudrais pas devoir vous faire découvrir les punitions en vogue dans un temple de Lathandre."

-Moi c'est Galaad.
-Et moi Pelleas.
Sauf que ça ne l'avançait pas plus : ils étaient identiques. A moins de s'en référer aux différences dans les déchirures de leurs mises, pas moyen de les distinguer l'un de l'autre.
-Et on sera sages, vous avez notre parole.
-Mais par curiosité, c'est quoi les punitions en vogue dans un temple de Lathandre ?

" Hum. Je n'en sais rien, en réalité. Je n'ai jamais été puni : j'étais encore plus sage qu'Alban. Mais j'ai beaucoup d'imagination. Je vous conseille de ne pas tenter le clerc. Ça risque d'être incroyablement ennuyeux et de comporter une plume, du papier et de l'encre. Quelque chose comme ça."
Il sourit.
" Bon, je prends Pelleas et Alban. Allez me chercher une dizaine de vos amis, et nous nous mettrons en route."

Aussitôt dit, aussitôt fait : ses acolytes filèrent s'adresser à au nombre demandé de petits Paludiers, usant de signes mais également de paroles - dans leur propre langue. Ce qui fonctionna plutôt bien.
Ainsi Albérich put-il conduire la troupe jusqu'à la première cour qu'ils avaient découverte, la plus vaste, celle avec ses arbres fruitiers et sa fontaine. Elle n'était pas déserte : Freya et d'autres membres de l'ambassade du clan des Dents Grises s'y promenaient tranquillement. Ils leur jetèrent quelques regards, hochèrent la tête en manière de salut puis reprirent leur balade sans paraître s'offusquer d'avoir de la compagnie.
Quant aux rejetons du clan des Écorcheurs, ils paraissaient tout bonnement stupéfaits tant par ce qu'ils voyaient que par ce qu'ils ressentait. Il faut dire que si le palais n'était pas glacial, l'atmosphère y était sans commune mesure avec celle, estivale, de ce petit coin de paradis.

Albérich laissa les enfants s'égayer, Alban et Pelleas compris. Lui-même s'adossa à la fontaine pour les observer. Il voulait demeurer vigilant mais son esprit était sans cesse accaparé par des pensées diverses, touchant à tout et rien, depuis ce que le débarquement de trois cents personnes supplémentaires supposerait en termes d'intendance à ce qu'il avait lu la veille, dans les livres de la bibliothèque, en passant par les révélations qu'Hubert lui avait faites, les sensations agréables de leur dernière étreinte, le contenu de l'assemblée à venir, et bien d'autres choses encore. La température et la brise étaient agréables et renforçaient son optimisme matinal.

Pendant un certain temps, les petits Paludiers demeurèrent immobiles, se contentant de dévorer le décor des yeux, d'observer les oiseaux, d'écouter leurs trilles et le chant de l'eau. Puis, peu à peu, par groupes de deux ou trois, ils commencèrent à se disperser. Dès lors, Alban et Pelleas, qui prenaient leur rôle d'assistants très au sérieux - même le second, à croire que sa réputation était quelque peu fausse -, se firent très vigilants. Il faut dire que certains de leurs camarades, déjà, s'intéressaient de très près aux arbres ou à la fontaine...
-Ce sont les rescapés du clan des Écorcheurs, n'est-ce pas ?
Freya, sans un bruit, s'était approchée d'Albérich.

Le clerc sursauta puis adressa un calme sourire à la vieille femme.
" Oui, en effet. Nous n'avons pas pu nous résoudre à annihiler intégralement leur clan, même si ça aurait sans doute été la solution la plus prudente."
Il haussa les épaules.
" La communauté transporte ses valeurs avec elles, aussi encombrantes peuvent-elles parfois sembler." ajouta-t-il d'un ton léger.

-Encombrantes et peu pragmatiques, pour sûr. Mais également compréhensibles.
Si son accent était plus marqué que celui de Varamyr, si sa manière de s'exprimer était un peu moins fluide que la sienne, elle maîtrisait néanmoins fort bien la langue commune.
-A votre place, et si tout le reste avait échoué, nous aurions pu être contraints d'en arriver à certaines extrémités. Mais, croyez-le bien, ce n'aurait pas été de gaieté de cœur.

" Exécuter autrui, même quand c'est nécessaire, devrait toujours être souffrance, dit le Luménien. Nous avons tué les adultes... comme ils le désiraient... mais je crois que les hommes qui ont participé à ce simulacre de combat seront encore longtemps hantés par ce massacre."
Il sourit, songeur.
" La rudesse des lieux n'est pas pour tout le monde."

-La rudesse des lieux... et de ses habitants. Mais ceux que vous avez rencontrés étaient parmi les pires. Vous avez pourtant réussi à les vaincre, rendant la région un peu moins périlleuse et la vie de beaucoup de gens un peu moins hasardeuse. Cela ne sera pas oublié.
Un moment, elle reporta son attention sur Alban qui, très diplomate, essayait d'expliquer à l'un de ses camarades que s'il grimpait à l'arbre qui semblait tant l'intéresser, il risquait de l'abimer.

Albérich observa la scène d'un oeil distrait. Ce n'était peut-être pas si grave si le jeune Paludier grimpait dans l'arbre, et il interviendrait si les choses s'envenimaient.
" Si les grandes cités de l'île en avaient les moyens, elles déferleraient dans les marais pour en anéantir toute menace... Mais j'imagine que pour vous, qui vivez ici, dans cet environnement, avec ces... créatures... et les aléas du temps... Ce serait un bouleversement radical de votre culture et nous serions alors des envahisseurs. Je ne sais pas quelle est la solution, à long terme, pour les Landes. Le serviteur de la lumière que je suis s'offusque qu'il y ait un endroit sur Hélonna où les morts-vivants pullulent. Dans le même temps... C'est ainsi qu'est la région, depuis longtemps..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue