La Couronne de Cuivre

-Oui. Pour être franche, nous ne serions pas mécontents s'il y en avait moins. Nous ne serions pas mécontents, non plus, si notre vie était moins rude. Mais effectivement, l'arrivée de grandes armées venues de l'extérieur... serait mal pris. Nous préférons, et de loin, que votre Communauté s'établisse et prospère. Ainsi pourra-t-il y avoir des échanges de tous ordres, ainsi pourrons-nous apprendre peu à peu les uns des autres... en douceur.
A seulement quelques pas d'eux, Pelleas essayait de convaincre deux Paludiers que s'ils avaient trop chaud, il existait d'autres solutions que de sauter dans la fontaine. Tout en parlant, Freya semblait ne rien perdre de la scène.

Le Luménien acquiesça.
" Vous ne devez pas craindre d'invasion massive. Les cités de l'île ont bien d'autres soucis et les Landes sont loin de constituer une priorité... Il y a Ithilion, bien sûr... et leur présence ici nous forcera peut-être à demander l'appui d'un soutien militaire à l'extérieur de la région... mais nous nous efforcerons de négocier le respect de notre charte... et par là le respect de votre peuple."
Marthe ne serait sans doute pas contente qu'il tienne ce type de discours hors de tout cadre diplomatique. Mais c'était Freya qui était venue le trouver, aussi, et il ne voyait pas bien de quoi il aurait pu parler avec elle sans que cela paraisse ampoulé et artificiel.

-C'est la première fois que les Ithiliens envoient une telle armée aussi profondément dans les Landes. Bien sûr, notre clan étant établi relativement près de la côte, donc relativement loin de leurs bases, nous n'avons que rarement affaire à eux. Mais nous recevons des informations des clans plus proches... Nous savons donc qu'ils lancent parfois des expéditions pour tenter de découvrir des cités perdues, qu'ils montent des raides contre les tribus cannibales et qu'ils tentent d'inféoder les peuples paludiers plus civilisés. Mais plusieurs centaines de soldats, ici... C'est du jamais vu.

" Malheureusement, le pouvoir ancien qui réside dans cette cité justifie leur présence... et c'est aussi la raison pour laquelle nous ne pouvons pas permettre qu'ils y demeurent et qu'ils en pillent le savoir. Je ne connais pas bien les Landes et leur histoire ancienne, mais Clairétoile en était peut-être la capitale, ou en tout cas un lieu de... développement. J'imagine que les Ithiliens ont été informés de la richesse potentielle de cet endroit par la personne qui nous a trahis. Dans le même temps, il l'a fait bien avant que nous ayons découvert le vrai potentiel des lieux... C'était peut-être un pari. Ou leurs bibliothèques renferment des ouvrages qui leur ont permis d'entrapercevoir ce qui était à leur portée. C'est le plus probable : ils vénèrent un dieu de la connaissance et ils possèdent des sources d'information inimaginables, que leurs hommes collectent partout sur Toril..."

-Ce y compris auprès des habitants des Landes. Il y a quelques années, l'un de leurs clercs est venu parmi nous pour recueillir nos mythes et nos traditions... J'imagine que lui-même et d'autres ont dû faire pareil ailleurs.
Face à leurs camarades de plus en plus détendus et de plus en plus désireux de s'amuser, Alban et Pelleas commençaient à être débordés.
-Selon notre tradition, la région était jadis un véritable jardin, un manière de paradis terrestre. Quand je vois cet endroit, quand je vois certaines des fresques de ce palais, j'ai tendance à penser que c'était bel et bien le cas.

" Oui. Il est regrettable que nous sachions pas davantage sur les causes de sa chute..."
Il sourit à la vieille femme.
" Je suis désolé, mais je vais devoir aller porter secours aux enfants. J'ai l'impression que l'air frais suscite bien des initiatives. Je reprendrai cette conversation avec plaisir... un peu plus tard."
Confus mais déterminé, il abandonna Freya pour se diriger rapidement vers Pelleas et Alban.

Ses assistants poussèrent un profond soupir de soulagement en le voyant arriver.
-Désolé, monseigneur, mais... Je crois qu'ils aiment beaucoup, beaucoup ce jardin et... Hum...
-En fait, ce serait plus simple si on savait ce qu'on... Ce qu'ils ont le droit de faire et ce qu'ils ne peuvent pas faire.
-Je suis d'accord. On sait bien qu'il ne faut pas abimer le jardin, et je pense qu'ils l'ont aussi compris. Mais en s'amusant, parfois...

" Allons, détendez-vous. Ils ne sont pas si nombreux et tant qu'ils ne s'adonnent pas à de la destruction gratuite... Laissez-les donc grimper aux arbres et barboter dans la fontaine, si ça leur fait plaisir. Et profitez-en pour faire de même... de cette manière, vous les encadrerez sans les surveiller. C'est mon boulot, ça."
Il leur sourit.
" Allez, filez."

Alban s'était empourpré.
-Je suis désolé si nous avons outrepassé nos...
-Tu devrais être désolé d'être tout le temps désolé, plutôt, l'interrompit Pelleas. Non seulement on a rien outrepassé du tout mais en plus, nos consignes, c'est de continuer à faire notre boulot en nous amusant ! Alors viens !
Il ne lui laissa de toute façon pas le choix et le tira à sa suite.
Freya, pour sa part, s'était écartée de la fontaine où plusieurs petits Paludiers, sans doute peu habitués à ces chaleurs - ils avaient grandi au pied des montagnes, après tout - avaient commencé à s'asperger les uns les autres, ce qui rendait les parages périlleux pour qui voulait rester sec. Pour autant, la vieille femme n'était pas partie très loin et continuait à observer ce qui se passait, attentive.

Albérich leur offrit une cible volontaire et docile, tout en repartant vers la vieille femme. Il n'avait pas l'intention de l'importuner, bien au contraire, et décida de changer de sujet, histoire de ne pas outrepasser ses fonctions. Rien n'avait été décidé, pas même discuté en fait, et il en avait sans doute déjà trop dit.
" Etes-vous bien installés, dans la pièce que vous vous êtes choisie ? J'imagine que vous n'avez pas tellement l'habitude d'autant de pierre autour de vous..."

Elle sourit, amusée.
-Je dois admettre que je n'en ai plus vu autant depuis mon dernière visite à Grand-Estuaire. Par ailleurs, je doute fort que celui-ci, ou même Corelliah que j'ai visitée dans mon jeune temps, renferment des édifices aussi grands que ce palais. Non, j'admets volontiers que les lieux sont magnifiques et que nous y sommes très bien installés. Je regrette seulement l'absence d'un bon matelas.

" Comme nous tous, dit le Luménien avec le sourire. Mais j'avais l'espoir pour vous que vos couches de voyage vous adoucissent un rien parquets et carrelages. Nous nous endurcissons, je suppose, mais les nuits sont mauvaises, et petit à petit, la fatigue mine tout un chacun. Ce ne sont pas quelques infusions et quelques sortilèges qui remplaceront les vertus d'un sommeil confortable."
Il haussa les épaules.
" Ceci doit nous rappeler que la situation n'est que temporaire et qu'elle ne doit pas trop durer."

Freya s'assombrit.
-Elle ne durera pas longtemps quoi qu'il advienne, et peut-être feriez-vous bien de dormir sur l'herbe pour vous assurer un sommeil réparateur.
Elle observa quelques secondes les enfants, sans se départir de son expression empreinte de gravité.
-J'ai la désagréable sensation que quelque chose de mauvais se prépare.

Les paroles de la vieille transirent le clerc. Il savait qu'elle était devin et son pressentiment n'était pas à prendre à la légère.
" Quelque chose de mauvais ? murmura-t-il. Vous avez... des précisions ?"

-Pas vraiment, malheureusement.
Elle soupira.
-Comme vous le savez, il m'arrive d'avoir des visions en songe. Il m'arrive également d'avoir des impressions diffuses, des sensations. Ici, nous sommes dans le second cas. Je pourrais comparer cela... à ce que ressentent les animaux avant une catastrophe naturelle. Les oiseaux, par exemple, ne chantent plus puis finissent par partir à tire d'ailes...

" Oui, je comprends."
Il pinça les lèvres.
" J'interrogerai mon dieu. Pas aujourd'hui, cependant, je ne peux pas l'improviser... Mais j'ai foi en votre sensation et je ne peux pas l'ignorer. Trop de choses sont en jeu, et trop de personnes menacées."

-Vous avez raison. De mon côté, peut-être des visions me viendront-elles. Si ce n'est pas le cas, j'essaierai de les provoquer en réalisant les rituels adéquats.
Elle se tut, observa à nouveau les enfants qui s'amusaient dans le jardin. Deux ou trois d'entre eux s'étaient juchés sur les branches des arbres et observaient leurs camarades tout en dégustant des fruits. D'autres se promenaient tranquillement, examinant les plantes, les massifs de fleurs. Le groupe principal, enfin, s'aspergeait d'eau au bord de la fontaine.
-Je puis en tout cas vous dire que j'ai rarement ressenti pareille impression, reprit-elle .En réalité, je ne suis même pas sûre d'en avoir ressenti une équivalente. Je crains donc que ce qui se prépare... ne nous dépasse. Vous, nous, et même les Ithiliens.

La catastrophe de Clairétoile. Albérich avait toujours su qu'elle finirait par les rattraper. Concentrés sur leur survie au jour le jour, ils n'avaient pas encore pu la décortiquer comme il le fallait. Peut-être leur faudrait-il fuir, finalement... Mais pourquoi Lathandre avait-il semblé si confiant en leurs capacités à mener cette aventure à bien ? Etait-il possible que le dieu lui-même ne mesure pas l'ampleur du danger qui résidait, tapi, dans les ruines de la cité ? Albérich ne pouvait pas le croire, ça aurait été éminemment sacrilège.
" Est-il déjà arrivé... que vos visions soient influencées par une entité extérieure ? Visant à vous effrayer, peut-être ?"

-Il y a des années, il y a eu des tensions assez vives entre le clan des Dents Grises et d'autres Paludiers. Leur shaman a alors essayé de m'influencer en m'envoyant des cauchemars. Dans l'absolu, ce que vous avancez n'est donc pas impossible. Mais...
Elle secoua la tête.
-Mais je doute que ce soit le cas ici. Je crois plutôt que je sens... quelque chose dans l'air, pour ainsi dire. Je l'ai perçu dès mon arrivée et, depuis, cela gagne en intensité, lentement mais sûrement.

Albérich essaya de se remémorer sa conversation avec le dieu. Peut-être celui-ci n'avait-il en rien mentionné l'expédition d'Etienne... Peut-être le pensait-il capable de mener la communauté hors de la cité avant qu'il ne soit trop tard... Car si le monde s'écroulait autour d'eux, il faudrait que les prisonniers des Ithiliens soient libérés, bien sûr. Ils ne pouvaient pas les abandonner.
" J'ai toujours pensé que... cette cité avait dû s'éteindre pour une raison cruciale, qu'il nous fallait la comprendre pour mieux appréhender le futur... mais jusqu'ici, nous n'avons rien trouvé de probant. Sinon que les gens, justement, faisaient des rêves... et que ces rêves sont devenus réalité."

Freya acquiesça.
-Vous me disiez tout à l'heure qu'il était dommage que nous n'en sachions pas davantage sur la catastrophe qui a métamorphosé les Landes. Et bien, nos plus anciennes légendes, désormais oubliées de presque tout notre peuple, l'évoquent à demi-mots. Elles laissent entendre que les hommes en sont responsables. Dans quelle mesure exactement ? Les versions diffèrent. L'une prétend qu'ils ont usé à mauvais escients de cadeaux ou de savoirs qu'ils avaient reçus des dieux. Une autre qu'ils ont été victimes d'influences malignes. Une troisième minimise le rôle de l'humanité, parlant plutôt de conflit entre puissances extérieures... Peut-être l'une de ces traditions est-elle fondée. Peut-être y a-t-il une part de vérité dans chacune d'entre elles. Je n'en sais rien.

" Sans doute. Et je vois très bien à quoi peut faire référence la première option, vu le pouvoir que renferment ces gemmes magiques. Des armes exploitant leur énergie doivent être meurtrières. Et... je ne peux pas m'empêcher de m'interroger sur l'oisiveté qu'elles permettent... Je sais que bien des labeurs sont épuisants, et que s'ils peuvent être remplacés par des... énergies... ce n'est peut-être pas plus mal. Mais il n'est plus besoin de ramasser de bois, ni de jardiner, ni de nettoyer, ni de miner... Tout se gère magiquement... C'est... sans doute utile. Merveilleux, même. Et les Anciens ont fait ces découvertes petit à petit, sans doute en parvenant à s'y adapter... Mais pour nous... Je ne sais pas. Je trouve ça... interpelant."
Pour le reste, Ignace avait été une influence maligne, Hubert était un demi-céleste, il y avait là quelque chose qu'il ne pouvait pas négliger non plus. Les gemmes étaient-elles la cause de tout ? Ou bien y avait-il autre chose... de pire encore ?

La vieille femme acquiesça.
-Il faudrait user de ces gemmes avec parcimonie, prudence et bienveillance. Mais les hommes sont faibles face à certaines choses, y compris les plus sages et les mieux intentionnés...
Il y eut alors un grand bruit d'éclaboussures : Pelleas venait de plonger tout habillé dans la fontaine, faisant ainsi honneur à ce que les écuyers avaient dit de son frère et de lui. Quoique... A voir Alban, qui se tenait juste hors du bassin, mains sur les hanches et sourire en coin - comme quoi tout était possible -, l'on pouvait légitimement se demander s'il n'avait pas plutôt poussé son ami...

Albérich sourit sans rien en penser de particulier. C'était de bonne guerre : n'importe quels enfants en auraient fait de même en plein été...
" J'espère avoir la force de m'opposer à certains usages de ce pouvoir, si la situation devait se présenter. Mais pour l'heure, nous n'en avons découvert que des applications civiles. Et les gens ont besoin de chaleur et de lumière. Je ne pense pas que nous abusions."
L'entretien des pièces et des jardins n'était pas de leur fait : juste le fonctionnement antique de ce pouvoir, qu'ils n'avaient pas perturbé.
Evidemment, ils étaient en démocratie, et si la majorité des civils décidaient de faire usage d'une puissance meurtrière, il serait forcé de s'incliner. Mais pas sans combattre. Et de toute façon, il avait foi en ces gens. Ils n'en arriveraient pas à pareilles extrémités. Pour autant qu'ils réussissent à libérer les leurs au plus vite...

Son interlocutrice grimaça légèrement.
-Pardonnez-moi, je me suis sans doute mal exprimée. Mon propos était plus général, portait davantage sur l'avenir. En l'occurence, je ne trouve nullement que vous abusiez. Au contraire, vous auriez bien tort de ne pas profiter de ce que ce lieu a à offrir. Ce lieu qui constitue un refuge idéal et qui, d'ailleurs, d'après ce que j'ai pu en voir et en entendre, paraît presque avoir été conçu dans ce but précis.

" Peut-être. Mais ils auraient pu penser aux matelas et aux vêtements, tout de même !" dit Albérich avec humour.
Il croisa les bras et acquiesça.
" Oui. Comme un vaisseau pour survivre à la tourmente, avec tout le nécessaire... pour refleurir une fois le cataclysme passé. Pourtant, ils ne semblent pas avoir réussi à y demeurer : il n'y vit personne. Ou alors ils sont peut-être partis après la catastrophe... Je suis juste surpris que nous n'ayons encore rien trouvé par rapport à tout ceci. Nous ne manquons pas de livres, pourtant. Mais sans doute n'avons-nous encore mis la main sur les plus importants."

-A moins que la catastrophe ne soit survenue trop brusquement et ne se soit avérée d'emblée trop radicale pour qu'ils aient le temps de lui consacrer des écrits... Il n'est pas impossible, non plus, qu'ils aient oublié quel était le but premier de ce bâtiment. Je suis bien placée pour savoir que le passé n'intéresse guère la majorité des gens : ils sont davantage préoccupés par le présent et par le futur.
Une clameur retentit du côté de la fontaine. De gré ou de force, Alban avait lui aussi plongé dans le bassin et était désormais lancé dans un pugilat bon enfant avec Pelleas, à la plus grande joie de leurs camarades.

" Même si la plupart des gens sont tournés vers le futur, il aurait suffi d'une seule personne se réfugiant ici pour que des écrits nous parviennent. Et je reste toujours interdit par rapport au silence de ceux qui se sont enfuis... Enfin, le fait que votre peuple dispose d'informations, même imprécises, sur ce qui s'est produit ici est le signe que certains ont parlé... mais les événements se sont probablement effacés avec le temps."
Il pinça les lèvres.
" Je regrette que nous n'en sachions pas davantage. Il est difficile de se prémunir de quelque chose d'aussi imprécis."

-C'est là tout le problème, en effet. Mais vous ne manquez pas de ressources : peut-être des pistes se trouvent-elles dans les livres que vous avez amassés ou dans cet édifice. Peut-être votre dieu ou mes visions nous aideront-elles également.
Elle sourit.
-Je vous tiendrai au courant si j'en apprends davantage. Même si nous n'avons passé aucun accord, nous sommes embarqués sur le même bateau, surtout si est sur le point de se reproduire une catastrophe telle que celle qui frappa jadis les Landes.

La vieille femme ne plaisantait pas, Albérich en était conscient, et il frémit à l'idée que leur expédition puisse être la cause d'un tel cataclysme. S'il avait envisagé leur échec, même leur annihilation, jamais il n'avait pensé qu'ils pourraient être responsables de quelque chose qui dépasserait le destin des personnes impliquées dans l'aventure.
" Oui, nous devons mettre toutes les chances de notre côté. Je vous tiendrai au courant, moi aussi."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue