La Couronne de Cuivre

Wilmarin ne fit aucun commentaire sur leur retard quand ils l'eurent rejoint. Il les dévisagea l'un et l'autre d'un air grave.
" Notre ennemi sait désormais que nous sommes là. Il sait aussi qu'il n'a plus de levier pour nous forcer à reculer. Le risque existe qu'il tente de fuir. Si c'était le cas, je pense qu'il deviendrait un adversaire beaucoup plus négligeable, mais je ne sais pas si c'est une issue que nous devrions encourager. De toute façon, à la minute présente, il s'agit d'une bête acculée et donc plus dangereuse que jamais. Elle a choisi elle-même l'endroit où elle s'est réfugiée. Je ne connais pas sa nature et je doute qu'elle soit seule."

Il opina du chef.
-De toute façon, nous ne pouvons la laisser tranquille : il faut l'éliminer, pour le bien de tous.
Cela ne collait pas exactement avec la promesse faite à Baptiste de se montrer prudent. Mais il ne pouvait pas abandonner les autres maintenant. Et puis, même si les choses venaient à mal tourner, la magie de la source à lui faire défaut... Il avait toujours le pipeau. Son ultime atout qu'il était bien décidé à jouer en cas d'extrême nécessité.

Maric opina du chef sans rien dire.
" Je propose que nous invoquions tous des alliés de petite taille et idéalement discrets. La magie de ces lieux a banni les espèces naturelles de cette région depuis longtemps mais son pouvoir s'est affaibli, et le retour de certains animaux ne devrait pas forcément attirer l'attention. L'idée est de les envoyer partout dans l'abbaye, pour qu'ils puissent localiser nos ennemis mais aussi d'éventuels alliés. Braendoril manque toujours à l'appel, comme la princesse et son capitaine. Il n'est pas interdit de penser qu'il reste d'autres otages dans les lieux. Cela fait, nous nous dirigerons vers le Temple principal... J'imagine que ses accès sont sur votre carte, Taliesin."

Il tira aussitôt la carte de sa poche afin qu'ils puissent l'examiner.
-Concernant les invocations, il me reste un sort en réserve, expliqua-t-il. Mais les plus anodines créatures que je peux faire venir, comme des chiens, des chouettes ou des blaireaux, sont toutes de nature céleste : je crains donc qu'elles ne passent pas vraiment inaperçues...
En tant que clerc de Chauntéa, Maric serait sans doute mieux armé que lui pour cette tâche.

" C'est mon cas également, ajouta Maric. Seuls les druides peuvent appeler des animaux ordinaires..."
L'elfe poussa un soupir.
" Tant pis, alors ! Appelez des bestioles ! Ce qui compte c'est qu'elles nous servent d'avant-garde ici et là... et qu'elles retardent nos adversaires. Je m'occuperai des rats..."

-Très bien.
Et il s'exécuta sans plus perdre de temps, optant pour une meute de chiens : faute d'être puissants, ils seraient relativement nombreux et donc, probablement, en mesure de mener à bien la tâche qu'on allait leur confier. Il fallait en tout cas l'espérer car c'était de son plus puissant sortilège qu'il était en train de se départir.

Taliesin --> Convocation de monstres IV

Les chiens de Taliesin se joignirent aux chouettes de Maric, et Wilmarin, comme il l'avait annoncé, invoqua des rats. Il en invoqua une douzaine, puis leur adjoignit un pixie qui disparut aussi vite qu'il était apparu. Le sage envoya ensuite les animaux vers le portail de l'abbaye, avant de se tourner vers Taliesin, Maric et le fameux plan.
" Nous pouvons passer soit par leurs appartements, soit par cette zone... on dirait des laboratoires ou, je ne sais pas, encore des bibliothèques ? Je doute qu'il s'agisse de simples chapelles. Je ne sais pas ce que vous en pensez... Nous séparer me parait moins opportun que tout à l'heure."

-Je suis bien de votre avis. Quant à l'itinéraire...
Il se tourna vers Maric.
-Qu'en pensez-vous ? Personnellement, je n'ai aucun moyen de savoir ce qui est préférable...
Hormis la distance à parcourir, évidemment.

" Je n'ai jamais mis les pieds dans cet endroit, dit Maric avec une grimace. J'ai toujours pensé que les grands prêtres... passaient leur temps en prières et en célébrations. J'étais basé à Serresentier jusqu'il y a peu... J'ai été rappelé à Champsdor au moment où le prêtre en charge des ruchers de la butte est décédé. Honnêtement... Je n'ai aucune idée de ce qu'ils trament là-dedans. Si les chemins ont la même longueur, c'est sans doute plus sûr de passer par les chambres, non ?
— Mais en passant par les laboratoires, nous pouvons nous assurer qu'ils n'y aient plus accès, murmura Wilmarin. C'est sûrement plus dangereux mais peut-être plus utile."

Il secoua la tête en soupirant.
Décidément, on ne pourrait plus dire qu'il mettait l'accent sur la prudence. Mais la mettre de côté au profit de l'utilité, c'était tout de même louable...
-Optons pour les laboratoires, alors.
Il préférait ne pas penser à ce qu'ils y découvriraient, car sans doute, en ces lieux, prendraient-ils vraiment la mesure de la malfaisance de ce culte dévoyé...

" Je pourrais les murer, tout simplement." proposa Maric tandis qu'ils montaient vers le porche de l'abbaye.
Wilmarin acquiesça.
" Oui, c'est sans doute le plus simple dans un premier temps. Cela nous laissera le loisir de les fouiller ensuite..."
Un nouveau tremblement anima alors les lieux, plus fort encore que les précédents, soulevant la poussière de la cour et arrachant des craquements à la structure du bâtiment devant eux.
" J'espère que cet endroit ne va pas s'effondrer sur nous...
— Je ne sais pas ce que c'est, dit Wilmarin. C'est en tout cas inquiétant."

-C'est le moins qu'on puisse dire.
Il jeta un regard par-dessus son épaule.
-Peut-être faudra-t-il se ménager la possibilité d'aller chercher du renfort, si nous n'en trouvons pas dans l'abbaye...
Ils avaient beau être investis du pouvoir de la source, Wilmarin avait beau être d'une grande puissance, il n'était pas pour autant certain qu'ils fassent le poids face à ce qui les attendait.

Wilmarin s'était immobilisé. Taliesin sentit à nouveau le courant d'air invisible qu'il avait perçu dans les souterrains le frôler et le vieil elfe frissonna.
" Ce qui m'inquiète... C'est que je ne crois pas que ce soit issu de cet endroit... ni même de notre ennemi... en tout cas pas directement... Quelque chose s'agite dans la Toile, je le perçois... un murmure... qui s'amplifie... et qui entre en résonance avec la magie de cet endroit..."
Il frissonna à nouveau.
" Nous devons nous hâter. Quelque chose va se produire, quelque chose qui ne nous concerne pas... mais qui pourrait nous balayer si nous sommes encore ici..."

Taliesin se demanda si, dès lors, il n'aurait pas mieux valu se replier sans tarder : si ce que pressentait Wilmarin était capable de les balayer, peut-être en irait-il de même avec le sinistre maître des lieux... Mais si tel avait été le cas, le vieux sage l'aurait dit.
-Alors allons-y, finit-il par lancer.
Autant franchir le pas sans plus tergiverser.
Et advienne que pourra.

Mais dès qu'ils franchirent les portes, ils durent ralentir. Il faisait anormalement sombre, comme si toutes les lanternes avaient été soufflées, toutes les fenêtres occultées. Les ténèbres qui régnaient avaient une odeur de terre humide, de putréfaction, et bruissaient de murmures. Il n'y avait plus trace des animaux qu'ils avaient invoqués mais nul signe qu'ils aient été tués non plus. On discernait à peine le petit hall, on ne voyait pas les portes latérales.
" C'est vers la droite." dit Wilmarin.
Il avait invoqué une lumière bleue mais elle n'éclairait pas grand chose, sinon leurs visages.
" Restons groupés. Taliesin, prenez l'arrière."
Derrière eux, les grands portes se refermèrent et ils parurent, un moment, perdus dans le rien. Les dalles étaient solides sous leurs pieds, cependant, jusqu'au moment où, à nouveau, la terre trembla légèrement.

-Bigre, voilà qui promet d'être... mémorable.
Il se demanda s'il n'était pas en train de prendre trop de risques pour une affaire dans laquelle il s'était déjà beaucoup investi, quoiqu'elle ne le concerne en rien. En même temps, il n'aurait plus pu se regarder en face s'il avait rebroussé chemin : abandonner des gens dans le besoin, confrontés à pareille menace, ce n'était pas son genre.
Heureusement qu'il avait puisé dans la source, cependant. Et qu'il avait emporté le pipeau...

Wilmarin avait atteint la porte latérale et il l'ouvrit précautionneusement avant de s'engager dans le couloir. D'après le plan de Taliesin, ils allaient avancer un moment avant de devoir tourner vers la gauche. Il y avait déjà une première salle non loin, sur leur gauche également, mais le mur de droite était percé de fenêtres qui normalement auraient dû donner directement sur la cour. Il n'en était rien. A l'extérieur du bâtiment, au travers des vitres, s'étendait un paysage de gris et de noir, d'arbres tordus de ruines étranges, où erraient des silhouettes fantomatiques, tantôt humanoïdes, tantôt pas du tout. Cela devait être une illusion, bien sûr, mais elle était particulièrement tordue, pour dire le moins. La lumière de Wilmarin ne suffisait pas pour éclairer grand chose mais il s'immobilisa néanmoins un peu plus loin. S'ensuivit un cour conciliabule entre l'elfe et Maric, puis ce dernier incanta, et un murmure emplit un instant les lieux. Sans doute le prêtre avait-il invoqué un mur, mais il était impossible pour le barde de le voir sans avancer dans les ténèbres pour aller le toucher.

Mais que se passait-il donc, ici ?
Avaient-ils basculé dans un autre plan ? A l'inverse, des choses venues d'ailleurs avaient-elles surgi dans leur monde ?
Et à quoi imputer ce phénomène ? Aux perturbations de la Toile ? Au maître des lieux ?
Tant de questions sans réponses...
Mais mieux valait ne pas s'y attarder, sous peine de laisser la peur gagner du terrain. Mieux valait rester concentré sur sa mission sans trop s'interroger. Et en ce tenant toutefois prêt à réagir au plus vite en cas de besoin...

Un peu plus loin, ils tournèrent le coin du couloir et un semblant de lumière revint. Il était cependant difficile d'en déterminer l'origine. A une dizaine de mètres environ, peut-être plus, quelque chose générait un lueur verte, fluorescente, à même le sol. Des murs et des portes, par contre, suintait une sorte de pulsation grise. On n'y voyait sans y voir, comme si c'était l'ombre des lieux qui s'exprimait, comme lorsqu'on a regardé trop longtemps une flamme puis qu'on ferme les yeux. Les murmures s'étaient amplifiés, il semblait y avoir mille êtres, invisibles et intangibles, qui bavardaient autour d'eux. Wilmarin s'était arrêté, scrutant les ténèbres devant eux. Il y avait quatre portes à gauche, trois à droite. L'odeur de tombe était plus forte que jamais. Un rire strident retentit subitement avant de s'éteindre.
" Ce sont des illusions, murmura Maric.
— A moitié." répondit Wilmarin.

-J'imagine qu'il vaut mieux tenter d'en faire abstraction, du moment que cela ne nous menace pas directement...
Car tout observer, tout détailler, c'était courir le risque de voir sa détermination émoussée, sa concentration amenuisée... Dans le même temps, il fallait quand même continuer à ouvrir l’œil, sous peine de très mauvaises surprises.
Situation délicate.
Difficile équilibre à trouver.

Ils avancèrent petit à petit, circonspects. Chaque fois qu'ils parvenaient devant une porte, Maric la murait d'un sortilège, puis ils reprenaient leur marche. Impossible de savoir si les pièces qu'ils scellaient de la sorte étaient vides. Même si ce qui s'y trouvait était de nature à défoncer les parois du prêtre, cela les retarderait.
Ils arrivèrent à hauteur de ce qui diffusait la lumière verte : c'était le cadavre d'un des rats de Wilmarin. Plusieurs champignons fluorescents avaient poussé sur son cadavre.
" N'avancez plus." souffla le mage elfe.
Taliesin eut l'impression de deviner quelque chose, tapi dans l'ombre, invisible, une présence colossale, attentive, qui attendait leur prochain mouvement.

Leur expédition virait au cauchemar et il y avait de quoi se demander s'ils seraient de taille pour la mener à bien.
Dans l'immédiat, toutefois, il repoussa ces pensées et, conformément aux consignes de Wilmarin, s'abstint de faire le moindre pas supplémentaire. En revanche, il se tint prêt à incanter, à darder de feu ce qui les guettait, tapis dans l'ombre...
De quoi pouvait-il bien s'agir ?
Il n'était pas sûr d'avoir envie de le savoir.

La porte en bout de couloir s'ouvrit brusquement et une brume grise, parsemée de petits éclairs violacés, s'en échappa. Le silence s'était fait profond. Maric recula d'un pas pour se porter à la hauteur de Taliesin. Wilmarin se mit à incanter et un vent violent se leva, luttant contre la brume. Malgré la force de ce que le mage elfe avait conjuré, le brouillard continua à progresser... moins vite, mais néanmoins, peu à peu, s'effilochant en tentacules. Il semblait y avoir quelque chose à l'intérieur du nuage gris, mais il était impossible de discerner quoi exactement...

Quoi que ce soit, ce n'était sûrement pas amical. Il fallait donc essayer de le détruire avant qu'il ne les atteigne, en profitant du ralentissement que lui imposait Wilmarin.
Il ne perdit donc pas de temps.

Taliesin --> Rayon ardent --> Nuage gris

S'il ne parvenait pas à s'en débarrasser, il faudrait songer à se replier...

Le rayon ardent fila vers la brume et, curieusement, fut accéléré encore par la brise de Wilmarin, pour aller se perdre en éclairs lumineux dans les replis de grisaille. Le brouillard se contorsionna sur lui-même puis se replia, dégageant à nouveau la porte majestueuse qui devait mener au coeur du Temple. Le silence se fit, le vent tomba.
Le pixie qu'avait envoyé Wilmarin se matérialisa brusquement devant le mage elfe, vociféra quelque chose, puis tomba raide sur le sol.
" C'est une sorte de dragon, murmura l'elfe. Laquelle, je ne sais pas..."

-Notre ennemi ? Un dragon ?!
Il n'en croyait pas ses oreilles.
-Wilmarin, ne devrions-nous pas aller quérir des renforts ? Même avec la puissance de la source, je doute que nous puissions faire quoi que ce soit contre lui, à nous trois...
Leur expédition venait subitement de prendre des airs de mission suicide.

" Le dragon n'est pas notre ennemi, dit Wilmarin. Mais il est là... et ce n'est pas forcément notre ami non plus."
Il pinça les lèvres.
" Je pourrais nous rendre invisibles, mais cela ne l'abusera pas longtemps."
Il se tourna vers les deux hommes.
" Si nous reculons maintenant, les chances que le chef de ce culte dément disparaisse dans la nature sont élevées. Et le dragon... ne bougera pas d'ici. Et s'il bouge d'ici, les dieux seuls savent ce qu'il adviendra de cette région. Vu l'instabilité des lieux... Ne rien faire me parait impossible."

-Je suis d'accord avec vous, mais...
Il soupira.
-Je suis prêt à continuer, sauf si vous me dites que nous n'avons aucune chance d'en réchapper. Au regard de mes responsabilités vis-à-vis d'un certain nombre de personnes, je ne peux pas sciemment me sacrifier.

Wilmarin le dévisagea avec une surprise un peu amusée.
" Les gosses. Si je les avais transformés en pierre, ils n'auraient même pas réalisé que vous étiez parti ! Pas de larmes, pour personne."
Il sourit.
" Et dire que vous êtes venu me chercher, moi qui étais tranquille sous mes arbres !"
Le sol trembla sous leurs pieds.
" Je ne sais pas si nous pouvons en réchapper. C'est chaque fois un nouveau mystère."

Le barde sourit.
-Cela n'aurait rien changé si vous les aviez métamorphosés en statues : il aurait resté mon épouse et nos deux petits derniers. Par ailleurs, pour ma défense, j'arguerais que vous saviez mieux que moi dans quoi je vous embarquais, eut égard à vos connaissance sur ce site, sur la source...
Il secoua la tête.
-Mais oui, cette situation me met mal à l'aise : j'aime mener à bien ce que j'ai commencé, et je me vois mal me retirer alors que je vous ai embarqué dans cette histoire. Alors croisons les doigts pour que nous nous en tirions...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile