La Couronne de Cuivre

Plus de paladin, non, à moins que le départ de la Liberté ait été retardé, ce qui ne serait pas une bonne nouvelle si l'un de ses compagnons ait été attrapé sans avoir eu le temps de se supprimer...
Il frissonna, chassa ces pensées néfastes. Le temps viendrait où il pourrait, où il devrait s'y consacrer. Mais, pour l'heure, il fallait rester positif, garder le moral...
-Je pense que j'en aurai besoin aussi, dit-il, se voulant tranquille. Mais là où je t'emmène, on nous soignera. On pourra aussi se laver, se changer, manger à satiété... Bref, j'ai hâte d'y être !
Tout en parlant, il avait entrepris de découper une large bande d'étoffe dans le bas de son manteau. De toute façon, le vêtement ne survivrait pas à l'expédition.

Baptiste continua à se débarrasser des sangsues, tout en fredonnant. Quand il eut terminé son premier pied, il accepta la bande de tissu que Taliesin avait découpée et entreprit de s'enrubaner les orteils, puis le pied, jusqu'à la cheville. Il y eut un mouvement sur leur gauche, qu'ils repérèrent tous les deux, et ils se figèrent. Dans la boue flottait une sorte d'amas d'ossements et de matières fécales, reliées par des monceaux de paille souillée. Quelque chose s'en souleva, comme un tentacule, qui parut lorgner dans leur direction un moment, puis redisparut. Pendant un moment, la masse demeura inerte, puis elle se mit en mouvement, s'éloignant doucement d'eux puis disparaissant dans le noir.
" Y'a assurément des trucs dangereux, dans cette mouise..." souffla le gamin.

Tout en découpant une seconde bande de tissu, Taliesin avait commencé à fouiller sa mémoire, cherchant à déterminer quelles créatures étaient susceptibles de hanter cet endroit. Il avait une idée assez précise de ce que l'on pouvait trouver dans des marais ou dans des égouts. Mais en ces lieux qui tenaient des deux à la fois et qui étaient alimentés par les déchets d'êtres aussi divers que variés, ne risquait-on pas de rencontrer d'abominables monstruosités hybrides ? C'était possible, malheureusement...
-Je pense aussi. Enfin, avec de la prudence, on devrait s'en tirer. Et puis, pensons au coté positif : si les Bainites et leurs acolytes osseux se lancent à nos trousses, il leur faudra aussi affronter ces bestioles...
Sauf que cet odieux marigot était peut-être un piège inextricable et que leurs ennemis, parfaitement conscients de ce fait, se garderaient alors bien d'y mettre les pieds, les considérant comme condamnés...

L'enfant entreprit d'enrubanner son second pied.
" C'est quand même fort profond... Peut-être que les égouts sont au-dessus de nous, en fait... Qu'on est dans une sorte de lac souterrain sous Mélandis..."
Il leva les yeux vers le plafond invisible.
" Mais j'imagine que les cryptes doivent être profondes aussi... On devrait sans doute trouver un tunnel quelque part, pour nous ramener... quelque part d'autre... de moins dangereux, avec un peu de chance... Même si je ne sais pas ce que ça veut dire, dans cette ville."

-C'est sûr que je ne souhaiterai à personne d'y venir, pas même à mon pire ennemi. Mais il y a toujours un peu de lumière au cœur des ténèbres. C'est le cas, ici aussi, et c'est dans l'un de ces havres minuscules que je vais te conduire.
Il adressa au gamin un sourire encourageant.
-Si nous parvenons jusque là, si aucune catastrophe ne s'est produite en mon absence, tu seras autant en sécurité qu'on peut l'être à Melandis. Il faudra ensuite attendre un moment, et puis... Tu quitteras cette ville pour rentrer chez toi.
A présent qu'ils n'étaient plus dans le temple de Baine et que les chances d'être capturés par les adeptes de la sinistre déité lui semblaient minces, il se sentait un peu plus libre pour parler.

Il jeta un regard en coin vers le barde.
" Je n'ai pas de chez moi, dit-il avec un sourire douloureux. Mais j'imagine qu'il y a des gens pour s'occuper des orphelins, non ? Il y avait l'horrible hospice de la rue des Blanches Voiles, avant le coup d'état... mais je crois qu'il a brûlé. C'est tant mieux, les histoires qui circulaient sur ce qui se passait à l'intérieur faisaient froid dans le dos..."
Il haussa les épaules dans un soupir, acquiesça pour lui-même, redressa le menton.
" Mais tout est mieux que d'être esclave. Sûrement qu'on me prendrait dans un temple. Je sais lire et écrire, je sais pas mal de choses. Il reste peut-être des gens qui me connaissent au Sanctuaire de Lathandre... Ou bien peut-être qu'ils recrutent dans l'armée ou la marine ? Je sais que j'ai que dix ans, mais je suis pas petit et plutôt costaud malgré... malgré les derniers mois. Je peux aussi trouver quelqu'un qui cherche un apprenti. Je me débrouillerai, je suppose."

C'était sans doute inutile et, pourtant, il baissa la voix lorsqu'il lui répondit.
-Les possibilités ne manquent pas, oui. Et ce qui est certain, c'est qu'on s'occupera bien de toi. Il existe un nouvel orphelinat très agréable, très chaleureux, dans les beaux quartiers. Il est tenu par le seigneur Artwin, qui a très a cœur les intérêts de ses protégés. Je peux t'en assurer, parce que c'est lui qui gérait le dossier du garçon qu'a recueilli ma compagne... et qui est devenu depuis son fils adoptif.
Il ne savait pas si raconter de telles choses était une très bonne idée : les souvenirs qui lui revenaient en mémoire le rendaient mélancolique, et il avait peur de donner de faux espoirs à l'enfant. Néanmoins, il avait l'impression qu'ils avaient tous deux besoin de se remonter le moral avant de reprendre leur expédition.

Baptiste sourit doucement.
" Je ne suis pas certain que j'ai envie de me retrouver dans un endroit, comme ça, même s'il est sympathique, où les enfants sont parqués en attendant qu'une bonne âme s'inquiète de leur devenir... J'ai l'impression... Je n'ai plus envie d'être dans cette situation. Je sais que... ce n'est pas la même chose que d'être chez le marchand d'esclaves... mais c'est la même incertitude sur le futur. Qui passera la porte ? Qui jettera son dévolu sur moi ? C'est terminé. Je ne veux plus m'en remettre à Tymora et Beshaba. Je veux pouvoir choisir moi-même le seuil que je franchirai."
Il jeta un oeil vers le barde, embarrassé.
" Mais c'est gentil de vous en inquiéter. Et puis j'aurai sûrement l'opportunité d'y réfléchir encore avant de rentrer... Je dois dire que dormir sous une caisse dans le port me suffirait déjà amplement."

Taliesin sourit à nouveau.
-Tu auras droit à un vrai lit sous un bon toit, Baptiste. Pour le reste, je suis sûr que les Luméniens se montreront très attentifs à ton ressenti, et que tu n'iras pas à l'orphelinat si tu préfères l'éviter. Comme tu le disais, les possibilités ne manquent pas, et tu es à l'âge au beaucoup d'enfants commencent un apprentissage.
Il recommença à lorgner les environs.
-Mais nous n'y sommes pas encore : nous devons d'abord nous tirer de ce pétrin. Et je ferai tout pour que nous y parvenions. Je m'en voudrais de t'avoir fait miroiter toutes ces choses pour rien, d'autant que mon garçon m'a mis en garde plus souvent qu'à son tour sur les promesses que les adultes font souvent trop légèrement.

Baptiste se rembrunit.
" Il y a pire. Il y a les promesses que certains refusent de briser, même quand ils devraient."
Il pinça les lèvres et soupira.
" Mais sans doute qu'il n'y a pas de bonne solution. Ça dépend toujours du point de vue où on se place."
Il se laissa glisser de la pierre jusque dans la boue, et sourit bravement au barde, même si ce dernier vit qu'il avait les yeux brillants.
" Allons-y. J'ai les pieds bien protégés, maintenant."

Il se sentait mal à l'aise, soudain, car il aurait dû, comme souvent, tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. Mais il était difficile de mener, sans commettre d'impair, une conversation à bâtons rompus avec quelqu'un de très éprouvé dont on ne savait presque rien, au final...
-Tu as raison, il est temps de repartir, répondit-il simplement.
Et ils se remirent en route, lui ouvrant la marche avec tout autant de précautions qu'auparavant : des bandes de tissu, aussi épaisses soient-elles, n'étaient pas aussi résistantes que des bottes. Et puis, qui sait quelle horreur pouvait surgir brusquement hors de l'abominable magma ?

Ils pataugèrent dans la boue un certain temps, ralentis par des détritus invisibles qui se prenaient dans leurs jambes. Taliesin devait de plus mesurer sa cadence pour ne pas distancer l'enfant. Il sonda soudain une dépression importante dans le sol du lac de fange et dut les détourner. Il sembla alors au barde qu'il percevait un courant, infime, à la surface. Des ridules se dessinaient, dérivant vers ce qui apparut bientôt comme une paroi. Leur itinéraire les ramena près d'un nouvel amas de paille souillée, d'ossements et de bois pourri, qu'ils contournèrent prudemment. Un tentacule en jaillit quelques secondes, comme s'il les observait, puis disparut et le tas putrescent s'éloigna vivement.
" Je crois que ce sont des otyughs... plutôt petits, dit finalement le petit garçon. Ils ont peur de nous. Tant mieux, je suppose... ou alors ils vont se rassembler et nous attaquer tous ensemble... Enfin. Normalement, ils aiment plutôt les choses pourries. Ils vont peut-être nous suivre jusqu'à ce que nous mourrions... et s'ils convoitent suffisamment nos carcasses, ils nous protègeront des autres prédateurs. Non ? Non, peut-être que non."

-Fichues saletés que les otyughs... Toutefois, vu tous les déchets que leur déversent régulièrement les Bainites, vu que des enclos ont été nettoyés il y a à peine quelques heures, il n'est pas impossible qu'ils soient suffisamment rassasiés et, par conséquent, qu'ils nous fichent la paix...
Lentement mais sûrement, il avait pris la direction de la paroi fraîchement repérée.
-En tout cas, je te tire mon chapeau : tu connais vraiment des tas de choses. C'est impressionnant.

" J'aimais bien lire, répondit le petit garçon. Quand le cheval de Sire Phinneas m'a cassé la jambe... C'était de ma faute, alors le Grand Maître de la Commanderie a décrété que je devrais guérir par des moyens naturels. Je me suis retrouvé calé au lit pendant des veilles et des veilles... J'ai pris mon mal en patience en lisant. C'était rude, au début. J'avais envie d'aller cavaler en rue avec les copains... La lecture, c'était juste bon... pour les novices du temple, quoi."
Il renifla avec mépris.
" Et puis petit à petit, j'y ai pris goût... J'ai réalisé ce que j'avais failli manquer en jouant les durs ! Il faut dire que la plupart des paladins... n'étaient pas de grands intellectuels... Alors j'imagine qu'on se comporte un peu comme les adultes qu'on côtoie... J'ai lu des tas de choses : des romans, et des textes religieux, et des livres sur la nature, et sur Hélonna, et sur Luménis... des histoires de personnes connues... des livres de recettes, même... Il n'y avait pas grand chose à la commanderie, alors certains, je les ai lus... six ou sept fois."
Il rit doucement à son propre souvenir.
" Mais en fait, personne s'est jamais moqué, à la commanderie. Ça ne se moque pas, un paladin. Et la plupart ont été plutôt gentils... Je me souviens que Pélagie faisait un détour par la Bibliothèque pour me ramener certaines choses que je lui demandais, parfois, et Phinneas, il se sentait responsable de ma mésaventure, même si c'est moi qui avais testé le mélange poivre-avoine sur son destrier, alors il me rapportait des trucs incroyables qu'il dénichait dans des bouquineries du port..."
Sa voix fléchit une seconde et le barde l'entendit prendre une profonde inspiration.
" Quand je me suis retrouvé sur le bateau, puis dans les cages, puis chez les Cresalys... J'ai toujours repensé à ce que j'avais lu pour m'évader, au moins dans ma tête... Je sais que c'est bête, parce qu'en fait, je ne bougeais pas... mais parfois, je me dis que c'est ce qui fait que je ne me suis pas jeté sous les roues d'un chariot."

Condamner un gosse victime d'une vilaine fracture ouverte à se remettre de manière naturelle, alors qu'il aurait suffi d'une petite incantation pour le guérir ? Le barde trouvait cela à la limite de la cruauté, quand bien même l'intéressé avait fait une très grosse bêtise, quand bien même ce n'était pas la première fois... Mais il préféra ne pas rebondir sur le sujet, par crainte que l'afflux de souvenirs ne soit trop douloureux pour l'enfant.
-Je ne trouve pas ça bête du tout, et je suis convaincu que ça t'a effectivement aidé à tenir, répondit-il doucement. L'esprit, l'imagination... Ce sont de formidables moyens d'évasion. Bon, en même temps, comme je suis barde, tu prêches un converti...

" Vous êtes barde... et vous n'êtes pas de Luménis, n'est-ce pas ? Déjà, vous n'avez pas l'accent... et puis tout à l'heure, vous avez dit "les Luméniens" comme si c'était d'autres gens... Enfin... J'imagine que c'est ça la beauté du métier de barde : pouvoir visiter plein d'endroits... Cela dit, moi je pense que j'aurais dû mal à n'être chez moi nulle part... Mais peut-être que vous pouvez quand même rentrer chez vous de temps en temps..."
Ils étaient désormais très proches de la paroi et Taliesin aperçut de petits siphons dans la boue noire, tourbillons lents et visqueux, comme si la fange s'écoulait par des trous sous la surface. Le courant était cependant très faible et les spirales de petite taille : il n'y avait aucun risque d'être emporté.

Il tâterait malgré tout le sol de la botte et de la pointe de son épée, pour avoir une meilleure idée du système d'évacuation : cela pouvait avoir son importance. Ensuite, ils longeraient le mur. Peut-être en direction du grondement s'ils parvenaient à en déterminer l'origine. Savoir ce qui le provoquait serait assurément instructif et potentiellement utile...
-A dire vrai, j'ai passé la quasi totalité de ma vie sur les routes et, jusqu'à très récemment, je n'avais pas de chez moi. Mais ma compagne ayant été naturalisée luménienne, notre garçon étant natif de la cité... J'ai certains liens avec celle-ci, désormais.
Au point que j'y passerai les décennies à venir... au fond d'une geôle. A mons bien sûr qu'on ait décidé de m'y exécuter.

La boue s'écoulait au travers de trous un peu moins grands qu'une main déployée et Taliesin faillit y perdre son épée, car la succion se faisait beaucoup plus forte une fois au centre du tourbillon. Il découvrit une suite de siphons qui s'étalaient à intervalles presque identiques le long de la paroi rocheuse. Celle-ci était un peu trop escarpée et un peu trop régulière pour être complètement naturelle : il était probable que la caverne souterraine originelle ait été modifiée par une action humaine.
" C'est vrai qu'à Luménis, ils aiment bien les artistes de manière générale... A la Bienveillance, à l'Amphithéâtre... Il y a toujours des choses intéressantes à aller voir ou écouter... Enfin, c'était comme ça avant... J'espère que c'est de nouveau comme ça aujourd'hui."
Il apparut soudain au barde que ce grondement dont il espérait découvrir la source unique était peut-être simplement provoqué par les milliers de petits grondements de chacun de ces siphons miniatures, additionnés, répercutés, amplifiés par la voûte de pierre au-dessus d'eux.

Pas de terrible tourbillon susceptible de les engloutir à tout jamais... C'était plutôt une bonne nouvelle. Du moins, s'il existait une autre issue.
Bah, s'ils étaient bloqués sans espoir de salut, resterait toujours le pipeau...
-A vrai dire, depuis la chute de Nwalk, je n'ai pas passé beaucoup de temps en ville. Mais je crois pouvoir affirmer qu'à ce niveau, elle est toujours comme tu l'as décrite. Sous d'autres aspects aussi, d'ailleurs. La tyrannie a blessé Luménis, c'est certain, mais elle ne l'a pas pervertie. Enfin, si tout se passe bien, tu pourras le constater par toi-même.
Puisqu'il ne disposait d'aucune indication sur la direction à prendre, il opta pour la gauche.

Ils me remirent donc en route dans la fange, le pas plus lourd au fur et à mesure que le liquide épais imprégnait leurs vêtements, que des fragments se logeaient dans les replis de leurs chausses. Comme ils l'avaient espéré, cependant, l'odeur était devenue tolérable, même si, objectivement, elle n'était pas moins forte qu'au début. Ils s'étaient simplement habitués. Au plafond, Taliesin parvenait toujours à distinguer la brume verte en suspension et, dans un coin, il aperçut une toile blanche, gigantesque, indiquant qu'une araignée de bonne taille, ou une multitude de petites, y avaient élu domicile. Heureusement, les fils ne descendaient pas le long des murs, signe que les créatures demeuraient probablement dans les hauteurs.
Tous les quelques pieds, l'elfe trouvait un petit siphon plongeant dans les profondeurs. Il semblait n'y en avoir que le long des murs, l'étendue sombre retrouvant son immobilité dès qu'on s'en écartait un rien. Ils dénichèrent par contre une petite plage de rocaille, un espace de quelques toises de profondeur, sèche, sur laquelle trônaient quelques squelettes blanchis, des humanoïdes pour la plupart.
" On peut faire une pause ?" demanda Baptiste.

-Bien sûr. Laisse-moi juste vérifier que ces squelettes sont bien inanimés et que ce n'est pas à cause d'un monstre qu'ils se trouvent ici...
En effet, outre la fatigue, c'était là le principal danger auquel ils étaient exposés : que la monotonie de leur périple les amène à baisser leur garde, à faire preuve d'imprudence... Malheureusement, il ne voyait pas comment procéder plus rapidement : puisque les éventuelles issues dissimulées sous le putride magma étaient inaccessibles, c'était seulement en longeant les parois qu'ils avaient une chance de trouver une voie d'évasion.

Les squelettes étaient intacts, hormis des traces de petites dents le long des os. Il n'y avait nul signe d'une créature de grande taille, mais quelques rats s'éparpillèrent quand le barde grimpa sur la rive. Il semblait possible que ces personnes désormais mortes se soient hissées au sec pour mourir ensuite. De quoi, mystère... Mais aucune ne fit mine de se redresser quand l'elfe approcha, et celle qu'il frappa légèrement de sa lame se démantibula bien sagement. Evidemment, cela ne voulait rien dire... dans un sens comme dans l'autre.

-Tu peux venir, Baptiste. Mais il faudra qu'on reste vigilants...
Pas question, par exemple, de se aisser cueillir par le sommeil, sous peine d'être grignoté par une multitude de rats... Mais rester concentré ne serait pas évident, avec l'épuisement qui les menaçait, la faim qui les tenaillait...
Il songea à jouer du pipeau pour leur procurer de quoi se sustenter avant d'y renoncer : d'abbrd, il n'était pas dit qu'ils parviennent à avaler quoi que ce soit, avec cette atmosphère d'égout ; ensuite, au-dehors - ou au-dessus, plutôt -, le soleil s'était peut-être déjà couché ; enfin, si les Bainites se lançaient à leurs trousses, ils repéreraient les traces laissées par la magie lathandrite... Bref, comme il l'avait déjà décidé, mieux valait n'utiliser l'objet qu'en cas d'extrême recours.

Baptiste s'étendit de tout son long sur la grève, bras et jambes écartés, lorgnant le plafond qui, pour lui, devait être invisible.
" On va sûrement trouver une sortie quelque part... dit le petit garçon. J'espère qu'on la verra, cela dit... Elle pourrait être sous la surface... ou dans les hauteurs. Je me demande s'il y a quelqu'un qui vient parfois dans cet endroit... A part les clercs et les esclaves qui tombent par mégarde... Il y a peut-être une colonie de créatures quelque part... des... des elfes de la bouillasse..."
Il rit tout seul.
" Non, j'imagine que les elfes ne peuvent jamais être de la bouillasse... Des trolls, ou des gobelins. Des zombies en maraude. Quelque chose comme ça. Nous serons accueillis comme des dieux dans leur village, et puis ils nous mangeront."

Et bien, quelle imagination !
-D'abord, les elfes ne peuvent effectivement pas être de la bouillasse, et ils restent propres quelles que soient les circonstances : la preuve, la fange ne s'attache même pas à moi, proclama-t-il, sentencieux, avec une mauvaise foi éhontée. Ensuite, hors de question que je me laisse manger par qui ou quoi que ce soit. J'ai déjà failli être boulotté par une sorcière qui avait passé des jours à m'engraisser à mon insu, et je n'ai pas du tout envie de retenter l'expérience.

" Mangé par une sorcière ?! Ça alors !"
Il se retourna et s'appuya sur les coudes pour regarder l'elfe.
" Est-ce que c'est une histoire que vous pouvez raconter ? Ou bien c'est trop dangereux au cas où les Bainites nous rattraperaient ? Ou alors... on n'a peut-être pas le temps... Enfin... J'aimerais bien entendre l'histoire."
Il sourit, plein d'espoir.

Il hésita un instant puis acquiesça. Il suffisait qu'il n'évoque pas ce qui avait précédé... et ce qui avait suivi.
-On a tous les deux besoin de souffler, alors... Autant en profiter. Tout cela n'est pas très vieux, en fait. Cela date seulement de cet hiver. Suite à des épisodes que je ne peux te raconter, mon garçon et moi nous sommes retrouvés à proximité des Rocheuses du Dragon, par un temps aussi glacial que neigeux. Un soir, nous avons trouvé refuge dans une grotte qui s'est avérée être l'antre d'un lion... La surprise fut désagréable, l'affrontement périlleux, et si le fauve tomba enfin, ce ne fut pas sans m'avoir, au préalable, sérieusement amoché...
Il narra alors la disparition de Victor, l'arrivée de la vieille gnome d'allure si sympathique, le séjour dans sa demeure, l'abondance de la nourriture toujours accompagnée de miel, les travaux que leur hôtesse faisait faire à l'enfant... Puis il en arriva au matin fatidique, à l'état d'impuissance dans lequel l'avait laissé la drogue, à la découverte du petit garçon changé en âne, à la manière dont ils avaient finalement réussi à triompher de l'abominable sorcière...
-Et c'est ainsi que, chargés des possessions de l'horrible créature, nous avons pris la direction des montagnes, nous demandant bien par quel moyen rendre à mon garçon son apparence normale, conclut-il.

Baptiste avait écouté tout le récit avec la mine absolument passionnée. Un sourire bourgeonna sur ses lèvres.
" J'espère que j'aurai droit à la suite de l'histoire un de ces jours !" s'exclama-t-il avec bonheur.
Il se rassit ensuite et ramassa une poignée de cailloux.
" Moi aussi j'ai connu un Victor, à Luménis, qui était un peu un âne, si j'y réfléchis bien."
Son sourire s'était fait mutin.
" Est-ce qu'il nous reste quelque chose à manger ? J'ai de nouveau tout vomi en descendant."

Taliesin fut légèrement embarrassé, car il n'avait pas eu l'intention de prononcer le nom du gamin. Mais voilà : emporté par son récit, il avait oublié ses bonnes résolutions...
Bah, ça n'était sans doute pas très grave.
-Hum, pour la suite de l'histoire, je dois y réfléchir, parce que je ne tiens pas à raconter certaines choses, parce que Victor lui-même ne sait pas tout... Oh, et, à ce propos : j'espère qu'on ne parle pas du même, parce qu'il n'apprécierait pas de savoir qu'on le considérait comme un âne. Et ça n'en est pas un, crois-m'en.
EN même temps, les chances pour qu'il s'agisse du même garçon étaient minces, son prénom n'ayant rien d'une rareté.
-Sinon, il ne nous reste rien à manger, malheureusement. Si le soleil est toujorus levé, dehors, je pourrai faire apparaître de la nourriture, mais... J'ai peur que les Bainites ne parviennent à repérer les traces du sortilège, si d'aventure ils viennent jusqu'ici...
Cependant, si leur séjour en ces lieux devait se prolonger, il n'aurait d'autre choix que d'user du pipeau : ils ne pouvaient se laisser mourir de faim.

" Peut-être qu'on peut pêcher dans la mouise... dit le garçon en retournant près de la boue. Des poissons difformes au goût de... crottes. Mmm ! Ou alors du rat. Je parie que ça goûte comme le lapin. J'imaginerai les prunes et le miel tout seul comme un grand..."
Il s'éloigna du bord de la fange et remonta sur la plage, jusqu'aux parois escarpées, un caillou dans la main.
" Petits, petits, petits ! Qui veut de l'orteil de gamin luménien, nourri à la bouillie d'avoine et aux navets ? Tendre et délicieux ! Venez donc..."

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Temple de Baine