La Couronne de Cuivre

Angèle sursauta dans son lit. Une nouvelle fois, l'obscurité était une compagne idéale. Elle espéra que Malika ne l'avait pas entendue et que son trouble allait rester invisible. Elle demanda mine de rien.

"Attaché à moi ? Non, je ne pense pas. Vous savez, nous ne nous connaissons pas. Et moi ... Lui en tout cas est une personne attachante. Cet allant, cette recherche constante de connaissance et son humour quelque peu particulier."

Elle n'ajouta pas qu'il lui ressemblait beaucoup plus que son frère jumeau. Cela, Malika n'avait pas à le savoir.

Malika avait du percevoir une certaine urgence dans son ton à défaut de l'avoir entendu sursauter car elle reprit d'un ton un peu plus sérieux :

- Et pourtant il a bien changé depuis la dernière fois que je l'ai vu : il semble avoir recouvré son allant de nos toutes premières missions. Vous savez, il a toujours et un peu solitaire mais surtout depuis qu'il est veuf : il a eu beaucoup de mal à encaisser le choc de la mort de sa femme mais, sans vouloir vous mettre la pression ou quoique ce soit, il semble avoir retrouvé une amie en vous. Et je crois que ça lui fait le plus grand bien.

Cette fois, Angèle qui avait l'habitude de plaider même pour les cas les plus désespérés mit du temps à répondre.

"Vous savez, je ne sais pas s'il se souvient d'elle. Il a peut-être retrouvé de son allant parce qu'il ne se souvient tout simplement pas d'elle. C'est malheureux ... J'ai vécu la situation qui est la sienne et je n'arrive toujours pas à m'en remettre. Mais en la présence de Malo et la votre ... Cette aventure venue de nulle part ... Curieusement, je me sens mieux alors que je ne pensais ne pouvoir jamais repartir. Et pourtant ... Peut-être en est-il de même pour lui. Dans tous les cas, je le soutiendrai quels que soient ses souvenirs."

Cette déclaration était profonde et plongea apparemment Malika dans la réflexion car elle ne répondit pas immédiatement. Elle ne laissa cependant pas le silence s'installer avant de répliquer :

- Toutes mes condoléances. Je n'ose pas imaginer ce que vous devez ressentir de perdre quelqu'un d'aussi proche.

Elle marqua une nouvelle pause puis ajouta d'un ton plus assuré et toujours très sincère :

- Et je crois sincèrement qu'il s'en souvient : elle était très importante pour lui et ils partageaient la même passion.

"Merci", répondit Angèle en un souffle.

Alors Malo se souvenait. D'une certaine manière, ce n'était pas étonnant et elle avait été stupide de croire le contraire. Il n'en avait pas parlé, elle n'avait fait qu'évoquer Morgan. Exposer ce qu'on avait de plus vulnérable était difficile face aux gens que l'on connaissait à peine. Mais quelque chose lui disait qu'ils pouvaient se comprendre et s'entraider à surmonter leurs deuils.

"Alors il fait preuve d'une grande dignité, et d'une grande force."

Elle-même avait préféré mourir mais elle le passa sous silence.

"Je l'admire."

Malika se redressa dans son lit - Angèle l'entendit - avant qu'elle ne réponde d'un ton sincère :

- Moi aussi : c'est quelqu'un de vraiment admirable. Mais après la mort de sa femme, il n'a fait que se réfugier dans son travail jusqu'à l'obsession. Aujourd'hui, il retourne en expédition mais j'ai senti qu'il bénéficiait d'un nouvel allant : il ne le fait plus pour fuir sa condition, il le fait à nouveau par vocation, comme autrefois.

"Alors, je serais contente si j'ai contribué à l'aider de ce coté là.", répondit Angèle aussi sincèrement.

Elle était bien placée pour savoir qu'à force de se fuir, on finissait toujours par se rattraper.

"Mais je suis sure que vous l'avez aussi énormément aidé à surmonter cette épreuve et que vous continuerez."

Au bout de quelques secondes, Malika répondit d'une voix émue :

- C'est vraiment très gentil à vous de dire ça ! C'est vrai que je me suis efforcée de rester à ses côtés ces dernières années et que ça n'a pas toujours été facile et parfois frustrant de voir que son état ne s'améliorait pas, qu'il ne remontait pas la pente.

Angèle répondit sans hésiter.

"Et je suis sincère. Même si vous ne voyiez pas son état s'améliorer, vous êtes resté auprès de lui. Vous auriez très bien pu vous détourner et aller voir ailleurs. Vous ne l'avez pas fait. Je suis sure que vous l'avez énormément aidé comme cela car il a vu à quel point vous teniez à lui. C'est grâce à vous qu'il ne s'est pas enfoncé totalement dans la dépression. Et je suis sure qu'il ne l'oubliera pas."

En même temps qu'elle parlait, elle se rendait compte que ses amis avaient traversé exactement la même épreuve que Malika et eux non plus n'étaient pas partis.

La réponse ne se fit pas attendre non plus et Malika évoquait ces souvenirs avec une certaine tendresse :

- Lui aussi a été là pour moi - à sa façon - : il m'a appris énormément de choses. Quasiment tout ce que je sais ! Et je connais bien des jeunes étudiants qui sont verts de jalousie de savoir que je travaille avec le grand professeur Maloran ! Mais je n'en laisserai aucun prendre ma place, ça non !

Angèle laissa passer un petit silence.

"Moi aussi je vous envie. A vous deux, vous avez l'air de n'avoir peur de rien. Et vous formez une excellente équipe. Et j'ai l'impression qu'il vous tient aussi en haute estime et qu'il ne voudrait faire équipe avec aucun autre étudiant que vous. Et tout me laisse à penser qu'il a entièrement raison."

Sa remarque passionnée lui valut un petit rire de la part de Malika :

- N'en jetez plus, Angèle ! Sinon je risque d'attraper la grosse tête et je ferai en sorte de vous faire rougir à votre tour mais devant le professeur ! Oui, je sais que c'est un coup bas mais vous ne me laissez pas le choix avec de tels compliments !

Elle ne put s'empêcher de rire à son tour.

"Oh, vous pouvez toujours essayer. Quoi qu'il arrive, je reste de glace. N'oubliez pas mon surnom Malika. Et puis, j'ai des années de pratique et vous risqueriez de vous faire prendre à votre propre jeu."

Elle se sentait d'humeur taquine et ajouta.

"Verra bien qui rougira la dernière même si je sais très bien que ce ne sera pas moi."

Malika éclata de rire avant de répondre joyeusement sans plus vraiment se soucier de discrétion :

- Je prends cela pour un défi ! En plus je suis certaine que vous avez beaucoup de charme quand vous rougissez ! Et je ne veux pas croire que ça ne vous arrive jamais. En tous cas je le découvrirai !

Elle avait répliqué avec amusement, sans donner de signe de sérieux mais peut-être y songeait-elle vraiment ?

Angèle répliqua sur le même ton.

"Vous savez ... Beaucoup d'entre vous ont essayé ... En vain ... Et je m'en voudrais beaucoup de vous faire perdre votre temps. Non, vraiment, je ne rougis presque jamais. Une fois que l'on sait cela, on se fait une raison. C'est une question de maîtrise."

Nouveau petit rire de la part de la jeune femme mais elle ne surenchérit pas, peut-être consciente d'aller au devant d'une désillusion, peut-être parce qu'elle commençait malgré tout à être rattrapée par le sommeil et la fatigue de leur étape du jour.

- Nous verrons bien, Angèle, ajouta-t-elle finalement au bout d'un instant avant de lui souhaiter la bonne nuit.

Elle lui souhaita la bonne nuit à son tour. Rassérénée par leur discussion à bâtons rompus, fatiguée par leur journée de voyage, elle s'endormit avant d'avoir le temps de s'en rendre compte. Son sommeil fut reposant et paisible, sans aucun rêve. Au petit matin, son petit réflexe fut d'aller ouvrir les volets afin de se rendre compte de la quantité de neige tombée. Pas pour s'inquiéter à l'avance mais d'avoir une idée. Elle savait qu'ils agiraient en conséquence.

Puis elle adressa une prière à son dieu, lui enjoignant de lui permettre de prendre les décisions les plus justes afin de les garantir du danger tout du long de la journée.

La neige immaculée recouvrait tout le décor et, d'après la couche accumulée sur le rebord de la fenêtre, il devait y en avoir entre vingt et trente centimètres au sol. En revanche, le temps était maintenant au grand beau avec un ciel dégagé qui renforçait encore la sensation de luminosité. Malika se retourna dans son lit et ne tarda pas à ouvrir les yeux, à se lever à son tour en s'étirant puis à saluer sa colocataire :

- Bonjour Angèle, vous avez bien dormi ? Je vous parie que Malo fait encore la marmotte !

Angèle dans la précipiatation avait oublié Malika qu'elle venait de réveiller sans ménagement. Elle s'en voulut aussitôt. Souriant pour se faire pardonner, elle lui répondit.

"Bonjour, j'ai bien dormi, oui ... Et vous ? Comment allez-vous ?"

Elle s'interrompit quelques secondes.

"Pour Malo, je ne sais pas. Peut-être est-il déjà descendu et nous attend-t-il ? Voulez-vous que nous allions vérifier ?"

La jeune-femme s’étira et s’habilla rapidement avec toute l’énergie de son enthousiasme et déclara d’un ton joyeux :

- Moi je parie qu’il fait la marmotte ! Et si c’est le cas, je propose de le réveiller avec une ou deux boules de neige !

Elle s’interrompit, hésita un instant puis demanda d’un ton beaucoup plus pondéré :

- Enfin, si cela ne va pas à l’encontre de vos vœux de paladine, évidemment !

Angèle resta quelque peu stupéfaite.

"Comment ? Le réveiller avec des boules de neige ? Non ... Ce ne serait pas bien ! Être tiré du lit comme ça, ce n'est bon pour personne. Et il risquerait de nous en vouloir pendant longtemps."

Elle laissa passer un petit moment.

"Ce qui n'exclue pas que quand il sera bien réveillé et en pleine possession de ces moyens ..."

Elle eut un petit sourire entendu.

Malika sourit elle aussi en coin et lui adressa même un clin d'œil complice avant de répondre d'un ton faussement désolé :

- J'aurais dû me douter qu'une paladine combat toujours à la loyale et uniquement les adversaires capables de riposter ! Très très bien, nous le canarderons dès que nous aurons tous déjeuné.

Elle sortit et tint la porte à sa compagne de chambrée et s'avança à pas de loups vers la porte de la chambre de Malo mais dut déchanter quand celui-ci sortit pile à ce moment, la faisant bondir sur place.

- Bonjour, déclara-t-il joyeusement avant d'ajouter gaiement :

- Je parie que je viens d'échapper de justesse à un réveil par une boule de neige !

Malika se scandalisa aussitôt mais sans grande conviction :

- Pas du tout ! Nous ne nous le serions jamais permis, professeur !

Entre mentir et garder le silence, Angèle préféra ne rien dire. Elle eut cependant un petit sourire entendu en direction de Malo avant d'ajouter comme elle avait l'habitude.

"Vous ne voulez pas savoir."

Ses pensées allèrent quelques secondes à Amélie qu'elle avait laissée seule dans la grisaille manostienne. Elle espéra qu'elle se portait bien. Mais elle n'était plus aussi pressée de revenir lui tenir compagnie.

Malo lui retourna un sourire entendu et quelque peu narquois, signe qu'il n'était certainement pas dupe mais qu'il prenait la chose avec beaucoup d'amusement.

- Allons déjeuner ! Vous verrez que le petit-déjeuner vaut à lui seul le détour dans cette auberge. Même le risque de prendre quelques boules de neige !

Il emmena ensuite les deux jeune femmes vers la salle commune et la même table que la veille où se trouvaient déjà un grand plateau recouvert de viennoiseries, de pain chaud et d'un bel assortiment de confitures. Il y en avait largement assez pour trois. En outre, des récipients contenant du thé et du chocolat chaud étaient disponibles sur le comptoir et chacun pouvait se servir apparemment.

Angèle écarquilla de grands yeux. L'auberge perdue au milieu de nulle part ne payait pas de mine vue de l'extérieur et pourtant ... Elle avait bien dormi et la simple vision du petit déjeuner lui donnait faim. Elle était certes quelque peu tendue à l'idée d'aller déambuler dans le froid au risque de se perdre mais cela ne parvenait pas à lui couper l’appétit. Ils avaient vraiment de quoi prendre des forces.

Elle espéra qu'ils aient aussi du thé pour faire passer délicieusement ce qu'ils allaient pouvoir manger.

En s’approchant du comptoir, elle remarqua que le thé ne manquait pas : il y avait même plusieurs théières contenant deux parfums différents : menthe ou bergamote d’après Malo qui se tenait juste derrière elle avec son propre bol. Décidément, on s’occupait bien des visiteurs de l’établissement de sorte à assurer leur fidélité.

La tenancière apparut dans l’embrasure de la porte menant sans doute aux cuisines car elle tenait un autre plateau entre les mains – sans doute destiné à une autre table. Elle les salua chaleureusement et leur demanda s’ils ne manquaient de rien. Elle pouvait leur préparer autre chose si le menu ne leur convenait pas…

Ce qui n'était pas du tout le cas. Elle n'avait vu des tables aussi agréablement fournies qu'à la taverne de la Bienveillance à Luménis. Tout était là, de quoi donner assez d'énergie pour aller affronter la neige et le froid et bien au delà.

Elle se servit du thé à la menthe avant de retourner s'asseoir à la table et s'apperçut avec joie qu'elle avait grand faim.

Ses compagnons avaient eux aussi très bon appétit – sans doute un effet l’air d’altitude - mais il y avait largement assez pour combler leurs trois estomacs. Malo demanda si leur nuit s’était bien passée avant de déplorer que les prochaines étapes ne leur offriraient vraiment plus le même confort.

Une demi-heure plus tard, ils avaient fini de manger et réunis leurs affaires et le professeur régla la note et salua la tenancière de l’établissement avant d’entraîner ses deux coéquipières dehors puis vers la petite écurie attenante à l’auberge montagnarde. Leurs chevaux ne semblaient pas particulièrement motivés à l’idée de quitter la chaleur de leur box pour affronter la neige mais ils ne firent néanmoins pas trop de difficultés.

Ainsi donc, les trois compères prirent donc la direction des montagnes, le ventre plein et avec un certain entrain d’autant que la poudreuse ne semblait - pour l’instant - constituer qu’une source d’amusement et d’émerveillement pour les yeux. Il en serait bien sûr autrement s’ils étaient amenés à bivouaquer en pleine nuit et à plus haute altitude.

Angèle resserra autour d'elle les pans de son manteau. Tout ce blanc à perte de vue l'inquiétait quelque peu. Il lui semblait par moment que le ciel bas allait les avaler et ne laisser aucune trace d'eux. Elle n'en dit cependant rien, ne laissa rien paraître. Elle resta concentrée, sur le qui vive, ne pensant plus à la bataille de boule de neige promise. Elle resta concentrée sur le pas de son cheval et sur celui des autres, veillant à ce qu'aucun ne se blesse.

La sécurité de l'auberge s'éloignait peu à peu. Ils passaient désormais aux choses sérieuses.

Ils firent cheminer leurs montures au pas pendant toute la matinée, les traces de leurs chevaux se perdant derrière eux tandis que le paysage demeurait immaculé droit devant. Ils suivaient plus ou moins le tracé d’une petite route - guère plus qu’un sentier désormais – et, progressivement, la lande se transforma. Il y avait maintenant davantage de rochers mais aussi de conifères dont les branches étaient chargées de neige. Vers les coups de midi probablement, une forêt se dressa devant eux et Malo prit la parole :

- Le Bois des murmures. Cette forêt a mauvaise réputation et même si ce ne sont que des légendes locales, il vaut mieux demeurer vigilants car nous risquons de croiser des animaux sauvages qui peuvent effrayer nos montures.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Cojum