La Couronne de Cuivre

Astrée se souvenait parfaitement de l'anecdote avec les ânes. Tous les détails de cette soirée-là étaient parfaitement gravés dans sa mémoire. Elle se sentit rougir à ce souvenir, et posa un instant sa main sur la sienne, rêveuse. Tout avait commencé là. Par une étreinte improbable, un peu plus qu'amicale, dans le noir en pleine tempête. Puis une chanson troublante...
Sa dernière phrase la fit rire, la ramenant au présent.
" Ah, il me semblait bien que c'était avant tout pour bavarder que tu cherchais des chariots ! Et pas seulement pour moins marcher... Tu seras très certainement l'homme le plus riche en rencontres de tout Hélonna au moment de ta mort, je ne me fais pas de souci pour toi ! Surtout si tu élargis ton périmètre de voyage comme tu es en train de le faire. Songe aux milliers de rencontres qui t'attendent à Luménis... et partout ailleurs."
Il lui vint à l'esprit que parmi ces milliers de rencontre se trouvaient certainement d'autres femmes. Passées et à venir. Un courant d'air, avait dit Florence... Mais elle n'avait pas envie d'y songer. Vivre simplement au présent. Elle devait tenir cette bonne résolution. Et le présent c'était lui, et c'était chouette.

" J'essaie de me faire à la frustration, Astrée... Ne retourne pas le couteau dans la plaie ! J'aimerais rester mille ans à Luménis ! Puis descendre vers le sud... Dargyll, Belles-Vagues, Antelucas, les cités naines ! Mais je ne le peux pas. Ce n'est pas ma juridiction. Donc... Il faut que je profite de Luménis un maximum. Je crois que je vous laisserai aller rencontrer les vieux barbons dans les administrations, pendant que je fais le tour des hauts lieux de la capitale ! L'Amphithéâtre ! La Bibliothèque ! L'Université ! La taverne de la Bienveillance !"
Il sourit.
" Je plaisante. Je viendrai avec vous. Mais je peux peut-être faire trois ou quatre nuits blanches histoire de quand même en profiter."

" Des nuits blanches ? Tu es fou... D'abord, il n'y a rien à voir en ville pendant la nuit. Enfin, en soirée je veux bien, il y a des tas d'animations, et tu vas vouloir tester toutes les auberges pour comparer les ambiances... sans compter que tu vas vite te faire repérer et que tu ne pourras pas t'empêcher de jouer si tu ramènes ton luth. Mais je t'assure que tu devrais réussir à dormir quelques heures par nuit et à faire quand même le tour complet de la ville ! Surtout que nos démarches ne vont pas nous prendre des plombes. En fait on va passer la majeure partie de notre temps à attendre des rendez-vous... donc on aura sûrement largement le temps de tout visiter."
Elle sourit doucement.
" Mais je ne savais pas que tu devais te cantonner à une juridiction. Pourtant, tes... supérieurs... ne s'opposent tout de même pas à ce que tu voyages de temps en temps ailleurs ? Tu es bien allé dans les pics des orcs et même dans la Lorien. Donc rien ne t'empêche de visiter un peu Hélonna, par petites touches ! Il y a des tas d'histoires passionnantes à Dargyll, par exemple, et ça n'est pas si loin, bien moins qu'Antelucas. Et les cités naines, c'est pas loin de la trouée, et juste à côté de chez moi en plus. Enfin, façon de parler... y'a quelques barrières rocheuses à franchir quand même. Mais je serais ravie de te servir de guide !

" Tout visiter ? En quatre ou cinq jours ?! Une ville de 300 000 habitants ?! Tu me fais penser à ces Kara-Turiens qui viennent visiter tout Féérune en deux veilles, juste les monuments, puis rentrent chez eux... Par les dieux, Astrée, tu n'es pas une esthète, hein ! Tu pourrais passer trois jours dans un champ de fleurs, et une demi-journée dans une bibliothèque te paraitrait mortel. Je parie que je pourrais passer dix jours dans chacun de ses lieux sans me lasser ! Sans parler des gens ! Tous ces bateaux qui déchargent leurs voyageurs... venus de partout pour se dorer à la lumière de l'art et de la magie !"
Son sourire se fit rêveur.
" Mais je suis quand même tenu à une zone, oui, autour d'Eredhun. Comme je suis originaire de la Trouée, je vais jusqu'à Lunaros, et puis je monte vers le nord, mais jamais très haut. La Lézarde est ma frontière méridionale... La nécessité exige que j'aille plus loin, mais ça va sourciller au temple, immanquablement."

Astrée le regarda avec étonnement.
" Pourquoi ? Je veux dire... en quoi est-ce que ça dérange qui que ce soit ? Tu n'y vas pas pour concurrencer quiconque... Ou ils ont peur que tu négliges tes ouailles ? En fait, tu n'es pas libre d'aller où tu veux sans nécessité absolue ? Mais par contre, ça ne dérange pas que tu restes trois mois chez Goran ? C'est bizarre... Je pensais, je ne sais pas moi... que tu avais le droit, par exemple, de prendre des vacances un moment, de demander une permission pour faire ce que tu veux pendant quelques veilles. Voyager ailleurs sur Hélonna n'est pas contraire à ta vocation, il me semble.... je n'imaginais pas qu'il y avait une telle organisation, une telle hiérarchie, de telles contraintes. C'est un peu triste, surtout pour un clerc de Milil...
Vu sous cet angle, le "métier" de clerc itinérant n'était pas si attirant. Elle aurait cru qu'un clerc dévoué au dieu des bardes aurait eu toute liberté pour aller où le destin le menait...

" Ah, Astrée... Je ne suis pas un petit oiseau, je suis un clerc de Milil. J'ai des missions envers mon temple, qui me paie et m'habille, et attend un certain nombre de choses en retour... C'est normal. Je ne suis pas aventurier et j'ai ma zone d'influence. Je ne connais pas ce concept de "vacances"... Tu veux dire me détacher du Temple pour un temps, et en faire à ma guise ? Mmm. J'imagine que je pourrais leur demander. Mais ce n'est pas ce à quoi je me suis engagé et ce n'est pas ma vocation. Il y a un temple de Milil à Antelucas, et il couvre le sud d'Hélonna, en ce compris Luménis. En réalité, nous avons moins à faire à Luménis, car les artistes y sont déjà bien soutenus, généralement... Mais c'est vrai que mon séjour chez Goran est particulier... et je vais probablement devoir faire des heures supplémentaires pour me faire pardonner. Alors Luménis en plus... Je ne peux pas pousser le bouchon trop loin, tu sais."

Astrée lui prit la main avec une grimace.
" J'espère qu'ils comprendront... Mais ça doit être parfois frustrant, quand même, cette restriction géographique. Surtout, justement, dans ton église, où vous avez la curiosité de connaître des tas d'endroits, des tas de gens, des tas d'histoires... Ils devraient vous donner des temps libres, quelques veilles de temps en temps, pour voir autre chose que votre zone d'influence, ça serait enrichissant."
Elle secoua la tête avec un soupir.
" En tout cas, je crois que je préfère ma vie de petit oiseau libre d'aller où le vent le porte... Le métier de clerc ne me conviendrait pas vraiment !
De toute façon, ça ne risquait pas d'arriver : pour être clerc, il fallait avoir ressenti l'appel d'un dieu. Ça n'était pas son cas, même si ces dernières veilles l'avaient fait évoluer bien plus qu'elle l'avait cru sur ce sujet, entre l'"identité" de Prince et, surtout, ce qui s'était passé dans le bosquet sacré.

" Je ne crois pas non plus. Mais je dirais que c'est parce que tu n'as pas trouvé ton but dans la vie. Le mien m'est très clair, et donc je ne ressens pas la contrainte comme un réel problème. Je pourrais vivre mille ans dans la Trouée sans en avoir épuisé les richesses. La dispersion, c'est mauvais quand on vise l'excellence. Alors oui, je pourrais probablement justifier de prendre quelques veilles de pause, pour voir Luménis, Manost ou Eauprofonde, que sais-je ! Mais je me connais : je risque de m'emballer et donc, de me perdre. Les garde-fous conviennent bien à mon esprit enthousiaste."
Il lui sourit.
" Mais je ne suis pas surpris que tu ne comprennes pas. Il faut un clerc pour comprendre un autre clerc."

Astrée lui sourit en retour.
" Oui, c'est sans doute difficile, pour un non-prêtre, de comprendre. Enfin, pour ce qui est des garde-fous, je ne sais pas si c'est si indispensable que ça ! Pour les tout jeunes prêtres, peut-être, mais je ne pense pas que tu risquerais encore de t'emballer au point de te perdre, toi, avec toute ton expérience... et puis c'est beau de s'emballer, parfois."
Il lui fallut quelques instants de réflexion pour comprendre pourquoi son humeur s'était soudain légèrement assombrie.
" Mais cela dit, tu as raison au sujet du fait que je n'ai pas de but dans ma vie, murmura-t-elle d'un ton beaucoup plus sérieux. Pas vraiment de raison de vivre. J'en ai eu, pourtant, par le passé."
Son mari, sa fille. Elle avait cru brièvement en retrouver un avec Kasumi, mais elle n'y était pas prête encore.
" Tôt ou tard ça va ma manquer je pense. Mais on va dire que je suis simplement à un moment... de pause. Ou à un carrefour peut-être.

" Il est certainement bon de pouvoir se redéfinir, de temps en temps, dit le clerc avec un sourire calme. Mais je ne pense pas qu'avoir un but dans la vie soit nécessaire pour vivre... L'existence en elle-même vaut d'être vécue. Certains la traversent sans grands plans, sans grands desseins. Mais c'est toujours plus facile de manoeuvrer quand on sait où on va, bien sûr. Ce n'est pas Byron qui te dira le contraire."
Le centaure secoua la tête, manifestement amusé par leur conversation.
" C'est peut-être simplement une question d'anxiété, au final, reprit Reynald. Si tu es tranquille en toi-même, tu n'as pas besoin de t'encombrer d'un sens, je suppose."

Astrée réfléchit un instant.
" En ce moment, je n'en ressens pas trop le besoin. J'ai juste envie de profiter de la vie, de l'instant présent, sans trop me poser de questions sur l'avenir ou sur un but éventuel. Un contre-coup de mes aventures récentes, sans doute... Ou du fait de t'avoir rencontré, ajouta-t-elle avec un clin d'oeil. Mais par le passé, j'ai eu un autre équilibre de vie. Une famille, par exemple... Peut-être que l'envie me reviendra, peut-être que je ressentirai un vide, un manque de sens, que je chercherai. Ou peut-être jamais. Pour le moment en tout cas, je ressens le besoin de vivre juste le présent pendant quelques temps.
Il était probable que ça ne dure pas indéfiniment, que tôt ou tard elle ressente ce manque de sens à sa vie. Mais c'était trop tôt. Ou peut-être, simplement, qu'elle se voilait la face et refusait d'y songer pour se préserver... et pour savourer sans arrière pensée son amour pour lui, même si, comme il le prédisait, il ne durerait peut-être qu'un temps. Elle posa un instant la tête sur son épaule, songeuse.

Reynald l'enserra d'un bras et pendant un moment, ils ne dirent rien. Puis quelques gouttes de pluie tombèrent et le sorlyn se releva tandis que Byron cherchait son manteau dans son sac.
" Bon... Allons voir ce que la route nous réserve en matière de transport..." proposa-t-il.
Un troupeau de vaches était en train de s'étirer sur la piste, une cinquantaine de bêtes encadrées par quatre cavaliers, et le prêtre se pencha sur la rôdeuse.
" Equitation à dos de génisse ? Bof. Laissons-nous une demi-heure..."
Un peu après, un véhicule couvert, chargé de bagages, parut, tiré par quatre chevaux.
" Hum... La diligence officielle. Ça va coûter cher et elle doit être pleine."
Vint ensuite une charrette pleine de ce qui ressemblait à des betteraves.
" J'ai assez donné dans l'épouillage..."
La pluie s'était intensifiée et Byron s'ébroua sous l'averse.

" Tu deviens difficile, mon amour..., le taquina Astrée en l'embrassant. Qu'est-ce que tu as contre quelques heures d'épouillage et de discussions sur les chenilles et les coccinelles ?
Elle jeta un coup d'oeil au ciel chargé.
" N'empêche que ces noisetiers sont bien trop fins pour nous abriter plus longtemps. On devrait se remettre en route, peut-être qu'on trouvera un meilleur abri quelque part... Ou, mieux, un chariot bâché, ce serait idéal. En tout cas ça ne sert à rien de rester immobile ici à attraper la mort. Même si je sais que ton Dieu te préserve de tout refroidissement... Ce qui est parfaitement injuste, d'ailleurs !", ajouta-t-elle d'un ton taquin.
Elle s'était levée à son tour, et chargea avec un soupir son sac sur ses épaules.

" Mon dieu me préserve de tout refroidissement ?" s'étonna Reynald en la suivant sous l'ondée.
Il rit de bon coeur.
" Tu me confonds avec un paladin, ma chère. Ai-je une mine de paladin ? Je ne crois pas, non. Ni la mine, ni l'envie. Mais je dispose sûrement d'un sort pour guérir les maladies, oui... Ce n'est pas la même chose. Je pourrais, très chevaleresquement, l'utiliser pour te soigner toi. Ou pour notre ami Byron ici présent. Pour une fillette malingre rencontrée au bord de la route, un paysan enrhumé, même une mule boiteuse ! Je suis clerc, mon métier est de servir... mais tu as raison que je risque l'extinction de voix ! Scandaleux ! Trouvons-nous rapidement un chariot."
A nouveau sur la route, il se mit à guetter l'horizon.

Astrée haussa les épaules.
" Je te rassure, tu ne ressembles pas à un paladin ! Et je n'y connais rien... mais la dernière fois qu'on s'est trouvés sous une averse, tu as dit qu'au petit matin Milil et Eldath vous soigneraient tous ces petits désagréments, à Tybert et à toi. Donc j'ai retenu que tu ne craignais pas les refroidissements !"
Elle ne savait plus trop si c'était à l'occasion de l'histoire des mules. Probablement... Et elle ne savait pas non plus, jusqu'à aujourd'hui, que les paladins étaient protégés des maladies. Pourquoi eux et pas les prêtres, après tout ? Ça n'était pas très logique... Bah, mieux valait renoncer à comprendre.
Elle lui prit la main pour l'entraîner.
" Arrête de guetter, va, on l'entendra arriver de loin, ton chariot providentiel... On ferait mieux d'avancer, en attendant, pour se réchauffer. Je ne voudrais pas que tu te trouves privé de ta voix ! Et puis je ne suis pas sûre que tu puisses nous soigner tous les trois..."

" Mais je serai galant et je te soignerai la première, ma douce... Byron a une santé de fer, de son côté, et ma magie lui donne des aigreurs d'estomac !
— Neffen m'a donné l'une ou l'autre potion... Je crois qu'il se méfiait effectivement de tes remèdes humains... Il m'a dit qu'ils étaient pour cheval.
— Il a dit des remèdes de cheval. Ça veut dire très efficaces !
— Je ne crois pas que c'est ce qu'il voulait dire, non."
Le Sorlyn rit de bon coeur.
" Mais non, les clercs ne sont pas immunisés contre la froidure. Nos dieux savent bien que nous avons le temps de nous réchauffer aux âtres de nos temples..."
Un trot humide résonna derrière eux, mais c'était un cavalier isolé qui fit magnanimement un écart pour ne pas les asperger de boue.
" Marcher dans la gadoue, mon rêve. Ma belle aube va être toute dégueulasse... Mais il y a un sort pour ça aussi ! La magie divine est formidable !"

Ce fut au tour d'Astrée de rire joyeusement.
" Si je comprends bien, la magie divine peut tout faire ! Ça fait envie, dis donc ! Et moi qui m'imaginais que les novices, au temples, avaient plein de corvées du genre lessive, vaisselle ou autre... Mais même pas, puisque vous pouvez tout régler par des sorts ! Votre dieu vous fournit même les repas, si je me souviens bien..."
Elle secoua la tête, levant les yeux aux ciels, et ajouta d'un ton taquin.
" Et donc, si vous vous laissez aller à vous appuyer tout le temps sur votre magie divine... vous vous retrouvez vite à ne rien savoir faire de vos dix doigts, non ? Je plaisante, bien sûr, ne va pas te vexer..."

" Gnagnagna, fit le clerc en riant. Non, il n'y a pas vraiment de sortilège de nettoyage. Pas en tant que tel... Mais un des sortilèges de base, chez les novices, est le sort de réparation. C'est un sort qui explique qu'il n'y a pas de colle dans les temples. Et pas de matériel à repriser, non plus. C'est très efficace sur les chaussettes. Les Sunites ont perfectionné une légère variation de ce sort, tout spécialement prévu pour les vêtements. Le nettoyage intégral demande un peu plus d'expérience, mais le repassage est à la portée d'un novice de douze ans. Or j'ai parmi mes relations un Sunite qui maîtrise ce sortilège à la perfection. C'est peut-être lui qui l'a inventé, en fait. Ce qui est certain, c'est qu'il est généreux de son savoir."
Il sourit.
" Mais plus on se libère de ces tâches ingrates, et plus on a le temps pour penser, chère Astrée. Toi qui es une femme moderne, tu dois le savoir mieux que quiconque !"

" Et ainsi, pendant que le commun des mortels s'échine à accomplir plein de petites tâches ingrates qui leur prennent tout leur temps, les prêtres deviennent de purs esprits, qui passent leurs journées à penser ! Enfin, il y a d'autres choses quand même, j'imagine... composer et recueillir des légendes pour les Milites, recenser les sources pour les Eldathiens, combattre les morts-vivants pour les Lathandrites, et... faire l'amour pour les Sunites. Enfin, pas qu'eux d'ailleurs !" ajouta-t-elle en riant.
N'empêche... c'était bien pratique, tous ces sortilèges.
" C'est parfaitement injuste en fait. Mais maintenant que tu m'as révélé tout ça, attends-toi à ce que j'en profite ! Par exemple, si j'avais su, j'aurais gardé ma tunique que je croyais irrécupérable après mes mésaventures à Montequine, tu me l'aurais réparée en un tournemain ! Mais à défaut, on pourra au moins bénéficier de ton sortilège de séchage... quand la pluie daignera s'arrêter...

" Injuste ? Mais c'est mon métier ! Il est normal que j'ai des compétences que tu n'as pas. Tu sais pister des bestioles dans la broussaille. J'en suis bien incapable ! Je voue ma vie à mon dieu. Il est naturel qu'il y ait une contrepartie... Et tu as une vision des Sunites d'un étriqué consommé ! Ce sont les Sharessiens qui couchent à toute heure !"
Byron était écarlate.
" Et tu choques notre ami, avec tes propos scandaleux !"

" Mais non, c'est pas moi, c'est toi qui... Oh !..."
Astrée secoua la tête, faussement indignée, et se tourna vers le centaure avec une grimace.
" Bon... Hum... Désolée, Byron, je te jure que je ne voulais pas te choquer ! Juste taquiner Reynald. Et ça marche pas mal. En fait c'est très facile de titiller en clerc, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux à l'adresse de Reynald, avant de revenir à Byron. Mais... hum... vaut mieux que j'arrête avant qu'il se venge... Tu sais pas de quoi il est capable quand il se met à incanter...

" Est-ce que les humains n'atteignent la maturité que vers... cinquante ans ? demanda le centaure avec une grimace. Je croyais que c'était seulement les elfes, qui étaient... un peu en retard, comme ça...
— Les dragons, aussi.
— Ah, les dragons... Mais vous n'êtes pas des dragons, si ?
— Toutes les femmes sont des dragons, Byron. Toutes. Celle-la aussi. Un dragon charmant, mais un dragon quand même. Moi je suis sage. Je suis clerc. Tautologie."

Astrée lui tira la langue à la mention des dragons, les mains sur les hanches, puis éclata de rire en l'entendant mentionner sa sagesse.
" Ah, la sagesse proverbiale des clercs... Bon, ce n'est pas vraiment le premier qualificatif qui me viendrait à l'esprit te concernant... mais j'espère quand même que tu es plus sage que je ne suis dragon, cela dit", ajouta-t-elle d'un ton plus conciliant.
Elle sourit à Byron.
" Voyons, Byron... Tu ne veux pas me faire croire que les centaures sont toujours graves et sérieux ? Ce n'est pas vraiment ce que j'ai retenu de mes bavardages avec ta mère et Leanne..."

" Les femmes..." dit le centaure avec un haussement d'épaules.
Reynald rit joyeusement.
" Astrée, tu parles au messager du grand chef. Tu as trouvé le grand chef comique ?
— Sheldon sait rire. Simplement... nous n'avons pas eu beaucoup d'occasions de nous réjouir ces derniers temps. Il ne peut pas se le permettre."
Le Sorlyn grimaça, mouché dans son élan.
" Je ne voulais pas insulter ton ami.
— Je ne voulais pas mettre un froid.
— Nous voilà tous les deux désolés."

Astrée glissa sa main dans celle de Reynald, et sourit à Byron.
" Ce n'est rien, Byron... En tout cas, moi je suis absolument certaine que Sheldon sait aussi rire et s'amuser !"
Elle en avait eu la preuve. Bon, d'accord, il n'était pas dans son état normal ce jour-là. Elle ne savait pas trop ce que Neffen lui avait fait mais il était... totalement désinhibé. Un peu comme un homme qui aurait trop bu et aurait l'alcool joyeux, peut-être. C'est donc que tout au fond de lui -mais alors vraiment tout au fond, affreusement bien caché- il était capable de s'amuser.
Simplement, elle ne pouvait pas raconter la scène devant Byron. Il serait certainement scandalisé de savoir qu'elle était montée sur son dos pour fuir.
Elle se contenta donc d'un sourire un brin énigmatique à l'adresse de Reynald, et chercha désespérément un sujet plus léger pour relancer la conversation... sans trouver. Ce n'était définitivement pas dans ses cordes.

La jeune femme n'eut pas à chercher longtemps car un chariot au goût de Reynald se profila : il était absolument vide. Le Sorlyn fit de grands signes au conducteur, qui freina à quelques pas.
" Zut de flûte, un clerc ! s'exclama le jeune homme qui conduisait. Z'allez pas m'lancer le mauvais oeil, quand même ? J'ai pas d'sous pour l'aumône, ni rien !
— Non mon gars, nous cherchons juste à profiter de tout cet espace vide derrière toi.
— Ah ? Vous voulez grimper ? Vous pouvez, si vous voulez, pour ce que j'en dis. Mais ça va fatiguer mes boeufs.
— Le centaure ne monte pas.
— Le quoi ?
— Le centaure, là.
— J'vois un gars... Ah oui... Il a des pattes de cheval !
— Des jambes.
— Ce n'est rien.
— J'y vois pas très bien, en fait.
— Je vois ça. Ecoute, tu nous transportes et en échange, je verrai ce que je peux faire.
— Ah non ! La mère, elle a dit que j'devais pas m'laisser toucher par les clercs !
— Comment tu as su que j'étais clerc, si tu n'y vois rien ?
— A cause de la robe.
— J'aurais pu être une femme !
— Ah ça, j'crois pas, non."

Astrée laissa soigneusement Reynald mener la "tractation", sans intervenir. Apparemment, le jeune homme n'y voyait effectivement pas grand-chose... Mais est-ce que Reynald pouvait vraiment quelque chose pour lui ?
Elle ne put s'empêcher de rire à la fin de la discussion.
" Non, je te confirme que tu ne peux pas être confondu avec une femme !"
Elle se tourna à son tour vers le jeune homme.
" Bon, alors... Est-ce qu'on peut monter ? Juste lui et moi ? Ça nous rendrait vraiment service..."

" Ça, c'est une fille ! Ça se reconnait tout de suite !
— Allons bon.
— Mais allez-y, montez donc. Si l'odeur vous gêne pas..."
Reynald se hissa sur le plateau de la charrette, puis tendit la main à Astrée pour qu'elle puisse le rejoindre.
" C'est vrai que ça sent fort, dit le Sorlyn en s'asseyant, incertain, sur le bois pourtant propre. Vous vendez quoi ? Des vieilles chaussettes juteuses ?
— Du Roulé de Lagrange.
— Par les narines de Chauntéa ! Je pensais que c'était interdit de le transporter à l'air libre !
— Mais il était pas à l'air libre ! Il était dans des caisses à double paroi plus paille."
Byron avait décidé de marcher en tête, sous le vent. Et c'était très compréhensible.

Astrée s'assit à côté de Reynald avec une grimace. Elle n'avait pas l'odorat particulièrement sensible, elle était habituée à toute sorte d'odeurs. Mais tout de même... les effluves de la nature étaient généralement nettement plus agréables que ceux-ci. Et elle n'osait pas imaginer ce que ça donnait quand le chariot était plein... ou pire, avec les caisses ouvertes ! Comment diable arrivait-il à vendre une marchandise aussi malodorante? Ou peut-être que l'humidité ambiante accentuait les odeurs.

Elle jeta un coup d'oeil envieux à Byron qui avait finalement la meilleur position, mais ne fit aucun commentaire. Elle était bien décidée à supporter l'odeur... aussi bien, voire mieux que Reynald si possible. Juste pour le principe. Elle se demandait vaguement combien de temps le Sorlyn allait tenir avant de décider de renoncer au chariot... ou si son bavardage incessant suffirait à lui faire oublier les odeurs. Elle pariait pour la seconde solution...

Elle avait vu juste. Peut-être était-ce simplement une question de fierté, en réalité...
" Vous êtes de Lagrange, alors ?
— Absolument, messire, comme mon père, son père et son grand-père avant lui.
— Et vous faites du roulé ?
— Ah non, nous on en fait commerce. Mais j'ai deux douzaines de vaches que je loue à un des fermiers.
— Et eux font le roulé ?
— Non. On fait le lait. Puis le lait, il est donné aux fromagers.
— C'est une grande organisation.
— On peut dire ça..."
S'ensuivit une conversation sur la manière dont tous les Lagrangers mangeaient du Roulé depuis leur naissance, sur les secrets de fabrication, sur l'économie toute particulière du village et sur la manière dont le Roulé s'accommodait au mieux. Quand le chariot quitta la route principale, le ciel s'était légèrement obscurci.
" Je vous inviterais bien à v'nir dormir chez nous, mais personne supporte l'odeur. Malgré la taille du bourg, y'a pas d'auberge. Si vous continuez un peu, vous tomberez sur un village d'étape, c'la dit, et ils en vendent, du Roulé. Pour goûter. Mais j'suis pas certain qu'votre ami va savoir rentrer dans la salle commune.
— Vous êtes gentil, Will, nous allons nous en tirer."
Reynald descendit à bas de la charrette, puis se tourna vers Astrée.
" Peux-tu te charger des boeufs un moment ? Je voudrais regarder ces yeux."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La campagne luménienne