La Couronne de Cuivre

Le barde mit quelques instants à noter l'expression de la vieille dame. Il avait encore les idées confuses, la vue trouble, les oreilles bourdonnantes. Pourtant, peu à peu, tout rentra dans l'ordre, et il se redressa précautionneusement, fermant les yeux pour chasser un brusque vertige.
C'est quand il les rouvrit qu'il remarqua l'accablement de Noéline.
Il se mordit les lèvres.
-Que se passe-t-il ? demanda-t-il finalement.
Autant être fixé tout de suite.

" Prenez votre temps. La blessure est tout juste refermée, elle pourrait se rouvrir si vous forcez trop, trop vite." murmura Noéline.
Elle poussa un bref soupir et son regard fila vers l'ouverture de la tente.
" Cinq elfes noirs ont escaladé la paroi plus au sud. Ils ont été réceptionnés par les fermiers et quatre des nôtres..."
Elle pinça les lèvres.
" Mais il faisait nuit, ils étaient humains, il n'y avait aucune lumière..."
Elle secoua la tête.
" Constance et le jeune Mélandien ont été blessés. Les pirates sont tous morts, Saõ et Rémiel sont parvenus, finalement, à les achever, mais..."
Elle revint vers lui, se fendit d'un sourire douloureux, les yeux humides.
" Sullyan et l'un des gardes mélandiens n'ont pas survécu à l'escarmouche."

Taliesin accusa le coup, silencieux.
Deux morts. Au regard des pertes ennemis, cela aurait pu paraitre peu cher payé.
Mais il avait fallu que Sullyan tombe. Sullyan qui avait été élue chef sans que personne ne sourcille, qui avait su assoir son autorité sans que personne ne proteste. Et qui avait pris des décisions judicieuses.
Il se demanda si ce n'était pas de sa faute, à lui. Après tout, s'il s'était positionné au sud, il aurait pu aider les fermiers... Mais il avait eu fort à faire là où il était. Sans son intervention, davantage de pirates auraient pu fuir. Ou, pire, causer de lourds dégâts dans leurs rangs.
Il n'empêche : Sullyan était morte. Et avec elle l'un de leurs meilleurs guerriers.
S'il y avait erreur, toutefois, elle pouvait être de son fait à elle. Elle connaissait ses responsabilités, son importance : pourquoi s'était-elle jetée dans un combat en aveugle ? Il aurait fallu se replier, rejoindre le défilé...
Il secoua la tête. C'était trop tard pour se perdre en "si", en "il aurait fallu". Car il entrevoyait déjà le pire : le vide laissé par le trépas de l'ancienne Manostienne, la discorde, les luttes de clans...
Ils ne pouvaient se le permettre. Sans quoi, ils étaient perdus.
-Je vais attendre encore quelques minutes, puis nous sortirons, dit-il doucement, en serrant le bras de Noéline. Il faut élire un nouveau chef, continuer à nous organiser. Ne pas nous laisser gagner par le découragement. C'est ce que Sullyan aurait voulu : elle a déjà beaucoup fait, beaucoup œuvré. Ses efforts et son sacrifice ne doivent pas rester vains.

Elle acquiesça.
" Nous sommes attendus à l'auberge dès que possible. Il s'est remis à pleuvoir." fit-elle.
Effectivement, on entendait le crépitement léger des gouttes sur la toile de la tente.
" Pour l'instant, tout le monde est plutôt sous le choc... mais les gens sont étonnamment calmes, compte-tenu des circonstances."
Elle soupira.
" Et il y a deux prisonniers. Je crois que pour l'instant, personne ne sait trop bien quoi en faire."

Quant Noéline avait dit qu'ils étaient attendus à l'auberge, le barde avait failli protester, demander si tout le monde s'était réfugié là-bas. Pluie ou pas pluie, mort de Sullyan ou non, ils ne pouvaient se permettre de demeurer oisif : chaque seconde qui passait devait être employée à renforcer leurs défenses, à rassembler le matériel épars sur la plage, dans le défilé...
La mention des deux prisonniers interrompit cependant ses réflexions.
-Je pense que personne n'aurait imaginé que certains pirates se rendraient ou se laisseraient prendre vivants... murmura-t-il. Vu la réputation du Squale, j'aurais cru, personnellement, qu'ils préféreraient mourir... Mais il faudra profiter de l'aubaine, les interroger...

" Je pense qu'ils n'ont pas vraiment eu l'opportunité de disposer d'eux-mêmes... L'un d'entre eux est en fait à moitié mort... le second a été assommé par un rocher et n'a repris conscience qu'une fois saucissonné..." fit-elle.
Elle se leva, entrouvrit le pan de la tente et jeta un coup d'oeil au dehors.
" Guéric a placé des sentinelles à l'extérieur... Pas beaucoup... Les gens sont fatigués. Plus vite nous serons à l'auberge, plus vite nous pourrons aviser. Sans vouloir vous presser..."

-Bien sûr...
Il se leva, s'appuya précautionneusement sa jambe fraîchement guérie. Elle tiendrait probablement le coup.
Alors, il récupéra sa ceinture - et ses armes - puis rejoignit la vieille femme.
-Il va falloir remobiliser tout le monde... lui glissa-t-il. C'est impératif. Nous relâcher, céder au choc... Ce serait la pire des erreurs.
L'un des rares avantages de la taille réduite de Mersant, c'est que s'y déplacer ne prenait guère de temps : ils seraient donc à l'auberge d'ici peu, même s'il préférait ne pas trop forcer le pas.

Il pleuvait à verse, mais la bruine était légère et le vent était tombé. Noéline soutint néanmoins Taliesin alors qu'ils clopinaient dans la lande. Le barde devrait trouver un moment pour se changer : ses chausses étaient toujours en lambeaux. Lorsqu'ils arrivèrent au port, ils devinèrent la silhouette d'une sentinelle postée au bout de la jetée, surveillant manifestement le navire resté à garder l'embouchure du port. Ils se pressèrent cependant de regagner la chaleur de l'auberge.
Loin d'avoir réuni un petit groupe dans la petite pièce attenante, les Mersantais s'étaient tous attroupés en un large cercle au centre de la salle de l'auberge. Pour l'instant, on devisait à voix basse, en petits groupes, mais l'arrivée de Noéline et Taliesin ramena un peu de calme, puis celle de Valaellyn, redescendant des étages, termina de réduire l'attroupement au silence. Tout le monde était là, du plus jeune enfant au plus vieux voyageur, en passant par Constance, manifestement retapée, et le jeune Mélandien, qui avait le bras en écharpe. Seuls manquaient les cinq personnes qui avaient été affectées au guet : deux gardes mélandiens, une des prostituées, Galeran et un des hommes qui dirigeait un comptoir sur l'îlot.
Le Capitaine de la Liberté semblait atterrée, Guéric avait l'air furieux, Valaellyn épuisée. Elle décocha néanmoins un sourire chaleureux à Taliesin lorsqu'elle croisa son regard.
Ce ne fut pas Constance qui prit la parole, mais bien Rutger.
" Qu'allons-nous faire, désormais ?" demanda-t-il à la cantonnade.

-Continuer la lutte, répondit Taliesin, sans la moindre hésitation.
Tout le réconfort, tout l'espoir qu'aurait pu susciter leur victoire avait été balayé par la mort de Sullyan. Ses compagnons étaient abattus, envahis par le doute. Ils ne devaient pas se laisser miner par ces sentiments, sous peine de ne pouvoir à nouveau se mobiliser. Sous peine d'être exterminés. Jusqu'au dernier.
Il n'était pas un stratège, ni un général aguerri. Il avait échoué dans presque tout ce qu'il avait jamais entrepris. Mais il était barde, savait pouvoir, d'ordinaire, enflammer les esprits, faire renaître le courage vacillant. Cela s'était parfois retourné contre lui... Mais aujourd'hui, il ne pouvait pas tergiverser.
Alors il continua, d'une voix forte, avec toute la conviction, toute la fougue dont il était capable..
-Nous avons subi un rude coup en perdant Sullyan et le valeureux Mélandien tombé à ses côtés. Mais il ne tient qu'à nous de poursuivre ce qu'ils avaient commencé, de faire payer le Squale pour leur trépas. De le lui faire payer au centuple ! Nous sommes tous épuisés, éprouvés, cruellement touchés. Mais chaque minute qui passe, ce sont des opportunités perdues, des chances en moins de remporter la bataille à venir. Nous avons les défenses de la plage à remettre en état. Nous avons des armes, des armures, de l'équipement à récupérer sur les dépouilles de nos ennemis terrassés. Ces dons involontaires du Squale nous rendrons plus forts, ô combien, que nous ne l'étions déjà ! Si nous nous remettons au travail dès à présent, et tous ensemble, nous serons à nouveau prêts à recevoir ces pirates. A nouveau prêts à les mettre en déroute, comme nous l'avons déjà fait. Rien n'est impossible si nous allons de l'avant.

Le discours de Taliesin prit l'assemblée au dépourvu et il vit plus d'une flamme se rallumer dans un regard.
" Il a raison, nous perdons du temps à tergiverser." intervint un des Mersantais.
" Nous avons déjà remonté pas mal de choses sur la lande, mais il faudrait trier, c'est certain." ajouta Saõ.
" Nous en avons tué plus de trente, quand même, ce n'est pas rien !" renchérit Elerinna.
" J'ai fait de la soupe. Tout le monde peut en prendre, nous irons en porter aux guetteurs, ça ne revigorera." fit Katja.
Mais le visage d'autres demeurait cruellement fermé. C'était le cas de Guéric, de Constance, du plus âgé des Mélandiens. Ils se retinrent cependant d'ouvrir la bouche. S'ils n'étaient pas convaincus par la harangue de Taliesin, ils n'avaient pas l'intention de casser l'ardeur de ceux qu'il avait regonflés.
" Ne devrions-nous pas... élire un nouveau chef ?" demanda alors Valaellyn.
Plusieurs regards se tournèrent alors vers le barde, déjà pétillants d'enthousiasme un peu fiévreux.

L'attitude des moins enthousiasmes n'échappa pas à l'elfe. Constance, Guéric, le Mélandien devaient être les plus lucides quant à leur situation. Et les deux premiers, sans doute, avoir bien connu Sullyan... Néanmoins, il espérait qu'ils ne compteraient pas leurs efforts, qu'ils ne cèderaient pas au découragement. Ils étaient parmi les plus expérimentés, les plus décisifs, potentiellement.
-Je crois que ce serait effectivement la meilleure solution, répondit-il à Valaellyn. Mais il faut quelqu'un que nous choisissions tous, d'un commun accord, et auquel nous obéirons sans arrière pensée. Quelqu'un qui a l'habitude de commander des hommes, d'organiser les choses en temps de crise ou sur le champ de bataille.
Il songeait à Constance : après tout, elle avait été mercenaire, autrefois, et Sullyan l'avait choisie pour la seconder. Il se garda pourtant de le dire immédiatement, pour ne froisser personne.

Des regards s'échangèrent.
" Nous devrions peut-être envisager... de choisir un groupe plutôt qu'un seul individu." dit alors Guéric. " Sullyan était notre seul réel officier. Aucun d'entre nous n'est coutumier de ce genre de situations."
" D'autant que je ne suis pas complètement certaine que nous partageons tous le même point de vue sur la situation." ajouta Constance, sans en dire plus.
Valaellyn fronça les sourcils.
" Nous devrions palier au plus pressé." intervint alors Gauthier. " Envoyer des gens trier ce que nous avons récupéré et remettre les défenses en ordre..."
" J'y vais." fit le halfelin en se levant. " Fred, George, Harold ?"
Les trois jeunes gens se levèrent, ainsi que Ruyven et Bellyra. Aucun d'entre eux n'avait l'intention de briguer un poste à responsabilités.
" On peut venir ?" demanda Victor.
Guéric se tourna vers Taliesin.

La réponse de Taliesin ne se fit pas attendre.
-Bien sûr, et plutôt deux fois qu'une : toute aide est bienvenue. Mais... Pas d'imprudence, d'accord ? Et vous obéissez à Guéric et aux autres. C'est un travail d'importance, il faudra rester concentré.
Il sourit au petit garçon.
-Je vous rejoins dès que possible.
Puis il reporta son attention sur l'assistance. L'idée d'élire un groupe ne lui plaisait qu'à moitié : il craignait les dissensions, l'incapacité à prendre des décisions.
Mais il ne pouvait pas imposer un chef unique, si personne n'en voulait.

Le groupe fila sous la pluie, laissant une assemblée dégarnie près de l'âtre. Constance s'éclaircit la gorge.
" Je pense que nous réfléchissons mal en imaginant que nous allons vaincre. Nous devrions imaginer une stratégie de retraite... et voir si nous pouvons limiter les dégâts." annonça-t-elle finalement.
" Je pense aussi." fit Rutger.
Un murmure se répandit dans la petite foule.
" Vous voulez dire que cela ne vaut plus la peine de se battre ?" s'exclama le Mélandien plus âgé, comme s'il avait mal entendu.
" Ils sont rudement bien entraînés." intervint son neveu en portant la main à son épaule bandée.

" Je pense que résister... tant que nous tenons un défilé contre quelques hommes... est envisageable." commença Constance. " Mais si nous en venons à un affrontement réel, nous serons balayés. Le Squale a sacrifié trente homme, cette nuit. Mais il en a beaucoup plus. Si plus de cinq hommes avaient été envoyés vers le sud, nous n'aurions pas pu les arrêter... Nous y sommes parvenus tout juste... avec les pertes que l'on sait."
Elle secoua la tête.
" Seulement dix d'entre nous ont un entraînement au combat. Les autres savent à peine tenir le manche d'un gourdin. Nous avons en face de nous plus d'une centaine d'hommes dont la vie est un long combat... Je ne vous apprends rien."
" Les grottes qui truffent Mersant pourraient constituer des cachettes viables... si la marine luménienne ne tarde pas trop." intervint Rutger. " Nous pourrions nous y réfugier... Certains des plus jeunes, comme Harold ou Martin, voire Phyllis, connaissent ces dédales comme leur poche..."
Martin parut surpris.
" Ce ne sont que des grottes." dit-il.
" Mais nous pourrions nous y cacher."
" Si on veut nous en déloger... nous y traquer... On y parviendra tôt ou tard." intervint la dénommée Phyllis, son bébé dans les bras.
" Mais si c'est tard, la marine luménienne aura le loisir d'arriver."

L'elfe se frottait le menton, le front plissé par la concentration.
-Le combat frontal n'a jamais été dans nos plans... dit-il. Nous devions essayer de tenir la plage, grâce aux défenses naturelles qu'elle offre et aux aménagements que nous avons pu y faire, puis nous replier ici... Du moins, c'est ce qu'il me semble. Les grottes vous paraissent-elles davantage défendables que l'auberge ? Y a-t-il vraiment beaucoup de boyaux, de cavernes ? Peut-on s'y perdre ? Et, surtout, certains des pirates sont-ils susceptibles d'en connaître le tracé ?
Ses questions étaient principalement adressées aux habitants de Mersant qui avaient l'habitude de fréquenter les lieux.

" A moins que d'anciens Mersantais ne fassent désormais partie des hommes du Squale..." murmura Martin. " Il est peu probable qu'ils puissent connaître le tracé des grottes."
" Personne ne connait le tracé des grottes. L'île est une sorte de fromage, à cet égard."
" Un petit fromage, tout de même." intervint Phyllis.
" Je pense qu'il y a moyen de s'y perdre. Un temps, en tout cas."
" Mais pour répondre à ta première question, intervint Rutger, l'auberge est certes le bâtiment le plus solide de Mersant, mais elle est loin d'être fortifiée. Nous n'avons jamais eu... ce genre de soucis..."
" Ils auraient tôt fait d'y bouter le feu et de nous fumer comme des jambons." ajouta Katja.

Constance soupira.
" Je suis d'accord... Nous devons gagner du temps..."
Elle dévisagea le barde.
" Les grottes ne sont pas vastes." intervint Martin. " Nous devrions nous séparer en deux groupes. Un dans les grottes nord, un autre dans les grottes sud. Nous augmenterions probablement nos chances de survie... en plus petits groupes, nous pourrons mieux nous cacher."
" Je pense qu'un groupe devrait rester pour les combattre." dit alors Constance. " Si nous défendons le défilé, nous pourrions sonner la retraite si nous sommes débordés... et certains... resteraient en arrière. Le Squale pourrait alors avoir l'impression d'avoir éliminé tous les défenseurs de l'île... et laisser tranquilles ceux qui sont cachés."

Taliesin dévisagea le capitaine. En matière de pragmatisme, Constance n'avait pas son pareil. Mais elle avait raison. Indéniablement raison : s'ils procédaient ainsi... Ils augmenteraient les chances de survie de ceux qui se seraient cachés.
Un sacrifice honorable, louable. Crucial, peut-être. Terriblement cruel, surtout. Et combien d'entre eux accepteraient, sciemment, d'annihiler leurs propres espoir d'en réchapper au profit des autres ?
-Ne pourrait-on pas... Ramener les cadavres des pirates ici, et incendier l'auberge ? En foulant ses cendres fumantes, en observant les corps calcinés, ils pourraient penser que nous avons préféré la mort à la capture.
Subterfuge bien maigre. Pourtant, il n'avait pu s'empêcher de le proposer.

" Nous n'avons pas exactement la carrure de demi-orques." murmura Rutger.
" Ils se demanderont où sont les corps." ajouta le plus âgé des Mélandiens.
" Nous pouvons faire les deux." dit Constance. " Laisser un petit groupe en arrière et incendier l'auberge. Même s'ils reconnaissent certains des leurs, nous pourrions en arranger une partie comme s'ils étaient morts dans leur sommeil. De plus, en brûlant l'auberge, nous les priverons d'un pied à terre appréciable."
" Nous devrions brûler tous les bâtiments."
" Avec eux dedans de préférence." ajouta Martin.

Le barde était plongé dans une intense réflexion. Prendre en compte tous les paramètres, évaluer toutes les conséquences possibles de leurs décisions était terriblement ardu. D'autant que le temps pressait...
La dernière remarque de Martin le fit pourtant sourire.
-Ce serait évidemment l'idéal ! Un bon petit feu de joie ! Malheureusement, je vois mal comment y parvenir : bien sûr, nous pourrions laisser l'auberge intacte et brûler tous les autres bâtiments. Ils pourraient alors s'installer ici, succomber, qui sait, à l'envie de se saouler... Mais le Squale posterait des guetteurs que nous aurions du mal à éliminer avant qu'ils ne donnent l'alerte. Et comment bloquer tous les pirates à l'intérieur ?
Il se tourna vers Katja.
-La tactique de la terre brûlée à ses avantages et ses inconvénients : sans abris, il pourraient retourner s'installer sur leurs navires, voir ficher le camp si leur objectif n'est que le pillage. Mais s'ils sont à la recherche d'une nouvelle base, même temporaire, ils pourraient vouloir utiliser les grottes...
Il s'interrompit.
-Il faudrait interroger les prisonniers. Les faire parler. Leur faire dire ce que le Squale avait en tête, en venant ici.

" Ils ne parleront pas." lâcha Rutger.
" En fait, le demi-orque est pratiquement mort." dit Valaellyn. " Et je n'ai plus de quoi le sauver... J'ai préféré... me charger des nôtres et je n'ai même pas eu de quoi soigner tout le monde..."
Elle désigna le jeune Mélandien avec une grimace.
" Le temps que je me repose, il ne sera plus des nôtres." termina-t-elle.
" Bon débarras." grommela quelqu'un.
" Je doute que le Squale explique ses plans au menu fretin qu'il envoie se faire massacrer en première ligne." dit Gauthier. " Mais même s'ils savaient quelque chose, il y a fort à parier qu'ils nous raconteraient délibérément n'importe quoi."
" Nous devrions les tuer, vite fait, bien fait." commenta le plus jeune Mélandien.
" Si tu veux essayer d'en tirer quelque chose..." dit Constance cependant à Taliesin. " Mais il ne faudrait pas que nous perdions un temps précieux."

Le barde soupira.
-Non, vous avez raison : il y a peu de chances qu'il parle, et nous avons tellement de choses à faire... Gardons-le en vie jusqu'au dernier moment, toutefois. Si le Squale tarde à attaquer, si nous avons terminé tout le reste, nous aviserons.
Il se tourna vers le jeune Mélandien.
- A moins qu'il n'y ait d'autres blessés pour lesquels ce soit davantage indiqué, je peux essayer de faire quelque chose pour votre épaule, si vous voulez. Ce ne sont que des soins légers, rien à voir avec ce qu'utilise Valaellyn, mais... ça peut toujours aider.

Le Mélandien hésita une seconde.
" Toute aide est bonne à prendre." dit-il finalement. " Si vous savez me soulager un petit peu, ce serait déjà ça de gagné."
La porte s'ouvrit sur Guéric qui rentrait. Il leva un sourcil en réalisant qu'ils étaient toujours en plein conciliabule mais ne fit aucun commentaire.
" Un des petits tonnages est en train de retourner vers le port. J'imagine qu'ils vont se transmettre des informations... Sinon, pas de mouvements suspects entre les bateaux pour l'instant."
Il s'assit.
" Il y a beaucoup d'équipement disponible... Mais improviser le port d'une armure n'est pas forcément évident..."

L'étonnement, sinon la perplexité du halfelin étaient compréhensible. Malheureusement, il en allait ainsi, lorsque l'on substituait un conseil à un chef unique : les décisions étaient prises bien plus lentement. Si toutefois on arrivait à en prendre, ce qui n'était pas gagné d'avance...
-Si les pirates continuent à tergiverser, chacun aura le temps de s'y habituer... dit-il, optimiste.
Il observa ses compagnons, décida de résumer leurs débats.
-Nous sommes tous d'accord pour dire que se replier dans les cavernes serait la meilleure solution, au cas où nous perdrions la plage. Nous pensons également que s'y cacher en attendant les renforts serait le mieux à faire. Après... Nous n'avons pas encore réussi à nous décider sur les actions complémentaires. Il y a beaucoup d'idées, néanmoins : essayer de convaincre le Squale que nous avons tenté de fuir l'île en chaloupe, ou que nous nous sommes supprimés, par exemple en mettant le feu à l'auberge après y avoir traîné les corps de ses hommes, quitte à les grimer ; pratiquer la technique de la terre brûlée, éventuellement en laissant l'auberge pour qu'ils s'y enivrent et soient tout prêts à se faire incendier par nos soins. Ou... Nous scinder en deux groupes, dont l'un se sacrifierait en espérant que l'ennemi pensera nous avoir tous occis.

" Je ne le voyais pas exactement comme ça." fit Constance. " Je pense que nous devons nous scinder en trois groupes. Nous pouvons préparer du ravitaillement dans les grottes nord et sud. Chaque réseau aura son groupe. C'est un troisième groupe qui combattrait."
Guéric acquiesça en dévisageant Constance, signe que, peut-être, ils avaient eu l'opportunité d'envisager cette option ensemble, avant la réunion.
" La terre brûlée me semble une option nécessaire : s'il ne reste rien sur l'île, les chances qu'ils partent sont élevées." fit Rutger.
" Ils ne partiront pas avant de s'assurer que nous sommes tous morts, ce serait bien trop facile." dit Gauthier
" En même temps, les faire griller dans l'auberge est terriblement tentant... et pas complètement impossible pour qui sait profiter des ombres." murmura Guéric.
" Nous n'arriverons à rien de cette manière..." souffla le plus âge des Mélandiens.

Le barde se tourna vers lui. Il avait l'impression de savoir à quoi l'homme faisait référence, mais... il préférait s'en assurer. Au point où ils en étaient, autant que tout le monde puisse s'exprimer.
-Parlez-vous de notre actuel mode de fonctionnement, de nos débats ? demanda-t-il, sans la moindre once d'hostilité mais, au contraire, engageant. Ou des plans que nous échafaudons ? Si vous avez d'autres idées, d'autres pistes, vous ne devez surtout pas les taire, messire...

" Nous n'avançons pas. Il faut trancher." dit-il. " Ces forbans vont profiter de la journée, probablement de l'après-midi, pour attaquer. Ils auront le soleil dans le dos, nous serons en position de faiblesse, aveuglés, pour riposter à leur attaque. Et s'ils ont autant d'hommes qu'on le craint. Nous ne tiendrons pas le coup, même avec des armures de demi-orques sur le crâne. Nous devons nous préparer, d'urgence. Prendre des décisions, d'urgence aussi. Je suis prêt à me soumettre à l'autorité de qui veut, mais nous ne pouvons plus palabrer. Ou aucun d'entre nous ne s'en tirera. Et si en réalité, nous y sommes résignés, autant cesser de perdre notre temps et vider le cellier jusqu'à l'instant fatidique."