La Couronne de Cuivre

Quelques coups brefs résonnèrent à la porte de l'atelier.

L'inspectrice.

"Je vous dérange ?", lança-t-elle poliment.

Sofia se tourna vers elle et la gratifia de son plus beau sourire.

"Absolument pas. Que puis-je faire pour vous ?"
"Eh bien, j'aurais aimé vous parler de Mylène, expliqua-t-elle. Elle m'a semblé très agitée quelques heures avant d'être tuée, et je ne sais toujours pas pourquoi. Se serait-elle confiée à vous ?"

Prenant toujours un air détaché, mais néanmoins grave. Sofia se concentra, à la fois pour trouver les mots, mais aussi rassembler ses souvenirs.

"Oui, en effet, je l'ai trouvé extrêmement agitée pour tout vous dire..."

Elle fronça les sourcils, complètement perdue dans ses pensées.

"En fait, elle a failli me dire quelque chose... Mais malgré mes encouragements, elle s'est ravisée... J'aurai dû insister, mais... J'avais si peur de me montrer impolie..."

Sofia se racla la gorge. Ce qu'elle s'apprêtait à dire portait la trace d'un jugement. Mais cela lui sembla nécessaire, pour qu'un peu de justice finisse par sortir de toute cette horrible comédie.

"Je... vous savez, vous êtes une femme, tout comme moi. Et vous savez également combien les hommes peuvent être concupiscents... Insistants même. Il m'a semblé déceler chez le banquier, Gaston, une manière de regarder cette femme qui verse plutôt dans l'indécence, voyez-vous..."

"Au delà du supportable", songea-t-elle, non sans une certaine amertume.

Sofia déglutit, la bouche sèche. Le plus dur était passé.

"Enfin, vous savez, j'ai bien peur de ne pouvoir vous apporter plus d'informations. Tout ce que je peux vous dire, dans les faits, c'est que, ce matin, au petit déjeuner, il se comportait étrangement à son égard. Et depuis cet instant... Mylène a été extrêmement agitée."

L'inspectrice hocha plusieurs fois de la tête en écoutant la jeune femme. Une fois qu'elle eut terminé son exposé, elle reprit.

"Gaston Chambernaud est en garde à vue en ce moment même. Je pense effectivement qu'il a joué un rôle dans le meurtre de Mylène... et peut-être même dans celui du comte..."

Elle lui adressa un regard fataliste, lui demandant tacitement son avis sur la question.

Sofia hésita, tout en espérant que ça donne un peu de poids à ses prochains mots.

"Vous l'avez arrêté alors ? C'est... un soulagement pour Mylène, vous savez. Vraiment, il avait une drôle de façon de faire... elle semblait terrifiée."

Elle marqua un temps d'arrêt pour reprendre son souffle.

"Je n'en sais pas plus, vous savez... J'espère avoir pu vous aider."

"M'aider ?, répéta l'inspectrice. Oh justement, vous pourriez peut-être m'aider encore."

Elle fouilla dans la poche de sa veste et en ressortit une petite enveloppe, qu'elle décacheta devant Sofia. Elle en tira plusieurs photos qu'elle parcourut lentement, avant d'en choisir une et de lui présenter.

"Parlez-moi un peu de cette photo...", conclut-elle d'un demi sourire.

C'était à Paris. Il y a 10 ans. Dans les bras de Lucien...

Sofia était très mal à l'aise. Il fallait improviser. Et vite. Vite. Vite

"Certes... Vous savez, nous avons été proches à une époque, Lucien et moi... nous sommes... enfin, nous étions moins proches récemment, mais c'est la vie est ainsi faite, que voulez-vous. C'est de l'histoire ancienne à présent."

Oh oui... très ancienne...

L'inspectrice fit une moue dubitative.

"Et... cela fait combien de temps que vous n'êtes plus... proches ?"

Elle la fixa du regard, et reprit.

"Je crois également savoir que vous avez un fils. Quel âge a-t-il ?" [Ivan a 9 ans]

Sofia tâcha de reprendre un peu de contenance. Elle n'était pas une enfant, tout de même, et ne devait d'aucune manière se laisser impressionner par les propos de l'inspectrice. C'était quand même la clef.

"Il y a déjà plusieurs années que nous nous fréquentons moins, Monsieur le Comte et moi-même... Mais il lui arrivait parfois d'être magnanime..."

Elle avala sa salive, conservant son air sérieux.

"Mon fils, Ivan, a 8 ans, Madame l'inspectrice. Mais je ne vois pas très bien le rapport avec ce qui nous occupe."

L'inspectrice hocha de la tête, pensive.

Tout à coup, elle se retourna en direction de la porte de l'atelier, et se précipita dans le petit vestibule adjacent sans un mot. Elle se pencha près de l'escalier quelques secondes, puis fit lentement demi-tour.

Enfin, elle referma la porte derrière elle, et reprit leur conversation.

"La première fois que je vous ai demandé quels étaient vos rapports avec le Comte, vous avez omis de mentionner votre liaison passée...", constata-t-elle.

Elle marqua une pause.

"Mais vous étiez sans doute trop bouleversée à ce moment là pour penser que cela méritait de s'y attarder. Maintenant que vous vous sentez un peu mieux, peut-être que vous ne verrez pas d'inconvénient à m'en parler... ?"

Sofia fronça les sourcils.

La pente était glissante, très glissante, et Sofia sentait que tout était en train de lui échapper. Il fallait rester calme, et répondre de façon simple aux questions. Et si possible en retirant toute émotion de sa voix.

"Sauf votre respect, je ne vois pas tellement ce que je pourrais vous en dire. On s'est aimé, on s'est quitté. Comme le font de nombreuses personnes lorsqu'elles viennent d'origines trop différentes."

Peut être pourrait-elle rediriger les soupçons vers une autre personne... Une petite fouineuse en qui elle ne pouvait plus avoir confiance... Peut être était-ce le plus intéressant à faire...
Le coeur de Sofia s'accéléra. Qu'allait-elle faire ? Tenter une approche différente ?
Peut être valait-il mieux attendre encore quelques instants.

L'inspectrice poursuivit :

"Est-ce que vous vous êtes disputés, vous et le Comte, le soir du meurtre ?"

"Non", répondit du tac au tac Sofia. "En revanche, si la plupart des discussions ont été légères, nous avons eu un léger différent à table qui n'a pas eu l'air de perturber les autres invités."

En dire le moins possible. Rester évasive pour ne pas dire qu'on a retenu les informations... et surtout, rester calme.

L'inspectrice la dévisagea plus avant.

"Un léger différent... ? Pourriez-vous être plus précise ?"

Sofia se mordit l'intérieur de la joue. En dire un peu... mais pas trop. Toujours.

"Et bien, le Comte a adopté une attitude... inconvenante à l'égard de l'une de ses domestiques... bien plus jeune que lui notez bien. Voyant la jeune femme se décomposer, j'ai tâché d'intervenir afin qu'elle passe une soirée plus... calme."

Elle se tut quelques instants.

"Mais... rien n'a eu l'air de gêner les autres invités."

La policière fronça les sourcils.

"Vous voulez parler de Marjorie ? Que s'est-il passé exactement ?"

Sofia souffla tout l'air de ses poumons avant de prendre une grande inspiration. Il fallait poursuivre... Dans quoi avait-elle encore mis le doigt ? Rassemblant ses souvenirs, elle ferma les yeux avant d'expliquer :

"Avant même qu'elle entre dans la pièce, M. le Comte surnommait Marjorie la "garce"... Notez bien qu'une telle façon de parler m'a choquée, surtout venant d'un homme comme lui..."

Elle marqua un temps. Il lui fallait beaucoup de concentration pour tout reconstituer...

"Je suis intervenue avec toute la gentillesse dont je suis capable, et lorsque la domestique, Marjorie, est arrivée, elle semblait en état de panique. Une fois installée à côté du Comte - là encore, notez bien qu'il y a tenu dur comme fer -, elle s'est tenue raide comme un piquet."

Sofia soupira.

"Il y avait de quoi : M. le Comte avait sa main sur sa cuisse, ce qui semblait la gêner au plus haut point."

"Je vois...", répondit sobrement la lieutenante dans un soupir résigné.

"Au fait, qu'est-ce que vous faîtes ici, dans son atelier ?"

Sofia tâcha de garder un air confiant, même si elle était profondément mal à l'aise. Elle n'éprouvait pas d'animosité envers l'inspectrice malgré les énormes difficultés qu'elle pouvait représenter... Pourtant, il fallait s'en méfier, et d'une manière ou d'une autre, se méfier de tout le monde.

"Je m'intéresse un peu aux dernières lubies du Comte, histoire de voir quelles marches j'ai ratées..."

La lieutenante croisa les bras sur sa poitrine.

"Et alors ? Qu'avez-vous découvert d'intéressant jusque là ?"

Sofia leva un sourcil. Tout conduisait à la complication... la prudence restait de mise.

"Des machines, plus étranges les unes que les autres..."

Tout compte fait, il était peut être plus que largement temps de lever le camp...

L'inspectrice eut l'air déçue.

"Donc, vous n'avez pas encore trouvé de trésor caché... ?"

Sofia eut un pauvre sourire. C'était un peu faux, il fallait le dire, mais... c'était peut être un peu vrai aussi...

"Vous savez, le trésor de M. le Comte doit se trouver dans l'un des coffres qu'il possède à la banque... Il aimait raconter des histoires, mais de là à ce qu'elles soient toutes vraies..."

L'inspectrice fut prise d'une quinte de toux, l'atmosphère étouffante de l'atelier n'aidant pas.

"Je crois qu'on ne devrait pas rester ici, proposa-t-elle une fois remise. Et si nous retournions en bas ? J'ai un peu faim, pas vous ?"

Tout cela commençait à devenir ennuyeux... Il fallait rester ici et se débarasser et de l'inspectrice... Sofia prit un air affecté.

"Oh euh... non, vous savez, je n'y tiens pas... je voudrais... rester ici encore un moment. Je n'y viendrais certainement plus jamais."

"Je ne crois pas que ce soit un très bonne idée de rester ici, avec toutes ces émanations de produits toxiques, insista l'inspectrice en ouvrant ostensiblement la porte de l'atelier. Et je pense qu'il y a eu assez de morts pour aujourd'hui..."

Elle n'avait vraisemblablement pas le choix.

Elles descendirent les marches en direction du rez-de-chaussée, puis traversèrent l'aile Nord, le grand hall, pour finalement revenir dans le grand salon.

Devant la cheminée crépitante surplombée de la statue de serpent, ne restaient que les acteurs, accompagnés de Georgette Marquand. L'inspectrice salua brièvement les invités, et se dirigea en direction de la bibliothèque, lui faisant signe de la suivre.

Une fois seules, elle reprit ses questions.

"J'aimerais qu'on reparle de la nuit du meurtre, et plus particulièrement de ce qui s'est passé entre le début de la pièce de théâtre et la découverte du corps. Avez-vous remarqué à quel moment le comte s'est éclipsé ?"

Sofia était extrêmement mal à l'aise. Elle ne voulait pas suivre l'inspectrice. Elle ne voulait plus répondre à ses questions. Elle ne voulait plus de tout cela... Il fallait partir, s'éclipser, se cacher... mais comment ?

"Je... je n'ai rien vu. Vous savez, je crois vous l'avoir déjà dit, je ne vois pas très bien, encore moins dans une pièce plongée dans le noir..."

L'inspectrice la fixa du regard.

"Vous êtes quand même capable de me dire à quel moment, vous, vous êtes sortie de la salle, non ? "

Le coeur battant, Sofia fit mine de réfléchir. Elle était presque rendue au point de suffoquer tellement l'inspectrice la mettait mal à l'aise. Il fallait s'en tenir à sa version, et donc donner les détails qui allaient avec... Il fallait dire que le corps avait été simplement découvert et que rien d'autre ne s'était produit. Rien.

"Je crois qu'on venait d'apporter le dessert... C'est là que j'ai entendu des cris étouffés."

Sofia secoua la tête, comme si retrouver ses souvenirs lui était difficile. Tout lui paraissait clair comme de l'eau de roche. Y compris les yeux fous de Lucien.

"Pourriez-vous êtes plus précise ?, insista l'inspectrice. La provenance des cris ? L'endroit où vous étiez ?"

La colère de Sofia commença à la démanger légèrement, comme une petite fourmi qui viendrait grimper le long de son mollet. Il est facile d'être précis lorsqu'on n'est pas choqué !

"Je ne sais plus très bien... J'étais dans la salle de théâtre, dans le noir, j'ai perdu la notion du temps ! J'ai entendu des cris qui provenaient d'en bas, comme je vous l'ai déjà signalé."

La Couronne de Cuivre

[MP] Histoire : Ailyn