La Couronne de Cuivre

La pieuvre n'était pas loin car elle avait chuté dans l'onde en même temps que les deux adversaires. Elle n'était plus très vaillante mais s'approcha quand même de la jeune femme et grimpa sur l'homme masqué autour du visage duquel elle s'enroula, le forçant à lâcher Claris pour s'en défendre. Il y eut une nouvelle vague, écartant la barque des deux nageurs, et une des créatures blanches s'approcha d'eux, les bousculant de la queue. Cette fois, la Mélandienne vit un oeil rose, minuscule, et une gueule large, fermée, sur une tête aplatie à la manière des grenouilles. Mais la bête ne les goba pas encore... Les ondulations provoquées par le ballet des monstres devenaient de plus en plus importantes et la jeune femme avait de plus en plus de mal à surnager.

Plus l'épuisement gagnait son corps, plus les chances de se défendre contre les créatures diminuaient – l'homme au masque avait considérablement accru la dépense d'énergie qui lui avait été requise. Fort heureusement, les prédateurs semblaient vouloir tempérer leur festin, pour l'instant…

Il aurait sans doute été illusoire de penser qu'un si petit animal que cette pieuvre soit en mesure de tirer Claris jusqu'à la barque, il ne faudrait compter que sur ses propres muscles. Mais avoir largement contribué à dégager son fardeau était déjà une aide très précieuse.

L'homme au masque ne savait-il réellement pas nager ? Trop tard pour s'en soucier, de toute façon. Rassemblant ce qui lui restait de forces, Claris tenta, vaillamment, de se rapprocher de la barque. Parvenir à l'atteindre était son unique espoir de demeurer en vie.

Claris nageait, vaille que vaille, en direction de la barque, ne prêtant plus qu'une oreille distraite aux bruits de lutte derrière elle. Luttant contre le froid et contre les remous, elle sentait l'épuisement gagner peu à peu ses membres. Mais elle se rapprochait, oui, petit à petit. Ce qui lui permit de voir le visage de Gérold se déformer subitement d'horreur. Il parut vouloir dire quelque chose qui lui resta calé dans sa gorge. Il porta une main au collier d'esclave qui l'étranglait, paraissant lutter, puis se leva et fit un signe dans sa direction. La jeune femme se retourna pour voir une créature blanche filer vers elle, le sillage écumant. Au même instant, il y eut un grand fracas juste devant elle : déséquilibrée par le mouvement du jeune mage, la barque venait de se renverser, envoyant ses deux derniers occupants dans le lac.

Génial, il ne manquait plus que ça…

La barque renversée, le très faible espoir de revenir au sec avant que l'un des monstres n'attaque volait en éclat. Claris récupéra son arme, maladroitement, et se prépara à faire face. Combattre dans l'eau, surtout dans son état de fatigue, n'était guère sa spécialité ; mais il faudrait bien s'en accommoder.

Ses gestes ralentis par l'eau et la fatigue, l'enfant de Reuel choisit de ne pas attendre ; de toute façon, la créature était déjà très proche. Frapper préventivement, en espérant faire fuir la créature. Ce qui ne serait sans doute pas le cas…

Le monstre blanc s'approcha puis plongea avant d'être à portée de l'épée, à une vitesse vertigineuse pour un animal de cette taille. Claris crut un instant en être débarrassée. La seconde suivante, elle se sentit attrapée par le pied et tirée sous la surface. Elle descendit dans l'eau noire pendant quelques secondes, la visibilité était pratiquement nulle, tout juste distinguait-elle des ombres, peut-être réelles, peut-être illusoires, dessinées par les courants. Se pliant en deux pour tenter d'atteindre la bête, freinée par l'eau, les poumons hurlant déjà leur souffrance, elle ne dut son salut qu'au glissement de sa botte, et à quelque chose qui attira brusquement l'attention de la créature. La jeune femme fendit à nouveau la surface de l'eau, reprenant de l'air à grand peine.
" Claris ! Par ici !"
Gérold était quelques mètres sur sa droite.

Si ce temple avait décidé sa mort, c'était par la noyade qu'il semblait vouloir procéder. De nouveau, il fallu à Claris quelques instants pour reprendre le contrôle de ses gestes, tant l'essoufflement avait été intense. Et les instants en question furent bien sûr consacrés à prier pour qu'un des monstres ne reviennent pas…

Le passage sous la surface avait été pénible, et c'était encore un doux euphémisme. Se battre dans ou sous les eaux n'était, décidément, pas sa spécialité. Quelle idée, aussi, d'avoir des quantités d'eau pareille et pas une lande de sable à portée de vue…

Sitôt que son corps sembla lui obéir, Claris s'efforça de se diriger dans la direction d'où l'appelait Gérold. Celle-là ou une autre, après tout…

L'eau froide était partout, agitée d'un clapotis tranquille, presque insultant au regard de la situation. La brume semblait se lever, à moins que Claris n'ait dérivé dans un banc de brume. Elle vit une gueule blanche jaillir hors de l'eau, loin devant elle, engloutir le rameur, disparaître.
Gérold flottait un peu plus loin, sans faire le moindre mouvement dans sa direction, mais lorsqu'elle arriva suffisamment près, il tendit le bras pour la ramener contre lui. L'eau autour du nécromancien avait une teinte rouge sombre et il lui sourit doucement.
" Mon sang va te protéger." dit-il, d'un ton un peu rêveur.
Une des tritons géants vint dans leur direction puis volta paresseusement, semblant lui donner raison. Le lac était redevenu silencieux. L'homme masqué avait disparu. La barque flottait sur leur gauche, dodelinant comme s'il ne s'était rien passé.

Dommage pour Tim. Il aurait peut-être pu faire un homme de main acceptable… du moins, s'il avait pu se défaire de sa fidélité mal placée envers l'homme au masque. Où était-il passé, celui-là, d'ailleurs ? Noyé, sans doute, ou emporté par l'un des monstres. Peut-être ne savait-il véritablement pas nager. Bon débarras… même s'il aurait tout de même été amusant de connaître son identité. Bah, après tout, sans corps, pas de tombe sur laquelle inscrire un nom.

« Tâche quand même de ne pas trop en perdre. »

Un bain de sang. Littéralement. La chose était assez amusante ; mais l'aurait été plus s'il s'était agi de celui de leurs ennemis.
Agir était urgent, mais Claris avait avant tout besoin de reprendre des forces, aussi le calme relatif de l'endroit fut-il mis à profit pour se reposer – autant qu'il était possible de se reposer dans ces mauvaises conditions…

Sitôt que cela lui serait accessible, il faudrait aller chercher la barque. Remonter dedans, si c'était possible. À moins que la brume qui se levait ne révèle finalement un rivage…

C'était l'accalmie. L'eau demeurait glacée, mais la jeune femme parvenait à se maintenir à flot avec un minimum d'efforts. Elle réalisa cependant que Gérold, qui l'avait maintenue contre lui un moment, commençait à se faire plus pesant et elle vit qu'il était en train de s'assoupir, sa tête penchant de plus en plus vers la surface du lac, sans qu'il paraisse s'en rendre compte. Les monstres blancs tournaient toujours autour d'eux, mais à bonne distance, désormais.
La brume s'allégea sur sa droite et elle crut deviner une étendue blanche, peut-être ce sable dont elle avait rêvé. Elle pourrait certainement l'atteindre à la nage, quitte à s'y effondrer un moment, mais la barque restait cependant nettement plus proche.

« Bon, on va peut-être éviter de dormir là, non ? »

Claris se secoua quelque peu pour se remotiver. Rejoindre la barque n'était sans doute pas une mauvaise idée : quand bien même ils ne parviendraient pas à remonter dedans, elle pourrait au moins leur permettre d'avoir quelque chose à quoi se raccrocher, avant que la fatigue ne les emporte.

S'assurant que Gérold suivait à peu près, l'enfant de Reuel s'élança donc dans cette direction, dans l'espoir tout de même de parvenir à y grimper. Ensuite, il faudrait se diriger vers le banc de sable… ou quoi que ce fut d'autre.

Mais Gérold peina à reprendre conscience, ses yeux se révulsèrent quand Claris le secoua, et il marmonna quelque chose à mi-voix avant de pousser un soupir. La tache noire et rouge autour d'eux était à peine visible, baignée d'une clarté qui semblait provenir de la brume elle-même, mais la Mélandienne devina que le nécromancien avait perdu beaucoup de sang, peut-être trop. Elle pouvait décider de le laisser couler, ce qu'il ne tarderait probablement pas à faire, ou le remorquer tant bien que mal vers la barque. Et s'il devait y rester... Il était possible que même à l'état de cadavre, il conserve son pouvoir protecteur...

Génial, il ne manquait plus que ça… bis.

Claris n'avait quand même pas dépensé tant d'efforts, pris tant de risques pour que cet idiot de nécromancien y reste comme ça !
Il aurait fallu se méfier dès le ton bizarre qu'il avait employé dans ses derniers mots ; il y avait là, déjà, quelque chose qui n'allait pas. Mais Claris, sous le coup de la fatigue, n'avait pas eu la force d'y prêter attention, et désormais…

Gagner la barque était d'autant plus urgent que le poids mort de ce bougre d'animal ne tarderait pas à l'entraîner par le fond, s'il continuait de rester tout contre Claris – le simple fait qu'il ait pu le faire sans que l'enfant de Reuel ne s'écarte vivement témoignait clairement de son état de fatigue.
Rejoindre, tant bien que mal, la barque, avec lui. L'y hisser, si c'était possible. Et lui passer un sacré savon quand il reprendrait conscience, s'il le faisait. Malgré son envie de le laisser disparaître au fond des eaux comme le poids inutile qu'il était devenu, Claris ne pouvait pas l'abandonner comme ça. Question d'honneur.

Vaincre l'engourdissement se révéla plus difficile qu'elle ne l'avait cru. Ses jambes picotaient doucement, gagnées par le froid environnant, et pendant un instant, infime, elle eut la sensation qu'elles ne se remettraient pas en mouvement. Puis elle trouva en elle de leur imposer une cadence, retint le nécromancien inerte d'un bras, et nagea. La barque se rapprocha peu à peu, elle parvint à accrocher le plat bord puis à hisser Gérold à moitié à l'intérieur. Il se contenta de grommeler, rouvrit les yeux pour la regarder d'un air surpris, puis s'assoupit à nouveau aussitôt. Veillant à ne pas renverser à nouveau l'esquif, la jeune femme parvint ensuite à grimper à bord, puis à tirer son fardeau avec elle. De verdâtre, Gérold avait pris une teinte franchement bleue, et le froid avait probablement permis de juguler l'hémorragie : plus rien ne semblait couler de son bras découvert. L'air était heureusement plus chaud que l'eau et le vent pestilentiel qui soufflait par moments était même agréable. Une des deux rames de l'embarcation était restée fixée à son attache, l'autre avait disparu. Les vaguelettes qui animaient toujours la surface du lac ne poussaient le bateau ni dans une direction, ni dans une autre. Ils auraient pu rester ainsi, flottant, jusqu'à la fin des temps.

Grumpf.

Bon, il était temps de bouger ; de toute façon, rester ici ne servirait qu'à empirer les choses. Claris prit tout de même le temps de refaire à son camarade un garrot un peu plus solide – Gérold finirait bien par se réchauffer, et alors il vaudrait mieux que quelque chose empêche le sang de couler –, puis chercha à s'occuper des rames… ou plutôt, de la rame.

Ses connaissances de la navigation et des forces physiques étaient au moins suffisantes pour savoir que ne ramer que d'un seul côté signifierait tourner en rond. Il faudrait donc défaire le seul instrument restant de son attache, à la dague si besoin, puis ramer alternativement d'un côté, puis de l'autre… perspective réjouissante.

Mais, ce serait sans doute mieux que de demeurer dans l'eau, même si, dans d'autres circonstances, la nage aurait été tentante. Il était temps de mettre le cap sur ce banc de sable… en espérant que c'en soit bien un.

Les monstres blancs semblaient avoir renoncé, il n'en reste nulle trace aux alentours, l'eau était uniformément noire, tout autour d'eux. En manoeuvrant vaille que vaille la barque, Claris parvint à s'approcher du banc de sable, car c'en était un et constata assez rapidement qu'il s'agissait d'une île circulaire, colline blanc jaune émergeant de la mer ténébreuse. Au centre de celle-ci se dressait une structure qu'elle ne put identifier immédiatement mais qui gagna en détails au fur et à mesure qu'elle progressait. C'était la statue colossale d'un homme debout, les bras croisés sur la poitrine, dont il manquait manifestement la tête.
Gérold s'était roulé en boule dans le fond humide de la barque et paraissait dormir. Claris chercha en elle les ressources nécessaires pour ramer et ramer encore, jusqu'à ce que le fond de son embarcation racle le sable et accoste sur la terre promise.

Qu'est-ce que c'était que ce truc, encore ? De tête, il avait fallu en trancher une pour arriver jusqu'ici, mais, évidemment, elle n'avait pas été conservée. Elle n'aurait guère convenu au sommet de cette statue, de toute façon.

Bon, il serait toujours temps d'aviser plus tard. Une fois la barque posée sur le sable, le premier geste de Claris fut d'y sauter… et de s'allonger un moment. Le repos, de nouveau, se faisait nécessaire. Que Gérold, lui, reste à dormir dans le fond humide de la barque si ça lui chantait ; au moins, l'enfant de Reuel avait droit à du sable plus doux.

La suite allait s'avérer problématique, s'il était aussi à bout de force que ce que sa perte de sang laissait à supposer. Le traîner dans l'eau passait encore, mais le porter sur la terre ferme aurait été totalement hors de ses capacités même si Claris avait été en pleine forme.

Mais il y aurait le temps d'y réfléchir plus tard ; d'abord, se reposer un instant, ensuite, examiner de plus près cette étrange statue, qui abritait sans doute l'ultime épreuve…

Claris profita du sable et du vent tiède pendant un moment, puis rassembla suffisamment de forces pour gagner le haut de la butte et la base de la statue. Elle mesurait trois mètres de haut environ, les pieds joints posés sur un socle, droit et les épaules redressées, de sexe masculin. C'était une réplique de toutes les autres statues qui avaient ornés le temple, plus haut : Osiris, après le passage des adeptes de Seth. Son corps d'albâtre était maculé de dessins rouges et noirs, serpents enchevêtrés, crocs découverts, l'empoisonnant de leur venin meurtrier. Sur le socle se trouvait l'empreinte d'une main, légèrement creusée dans la roche, maculée de poussière et de sang séché. Il y avait aussi plusieurs squelettes, disséminés à droite à gauche, certains très anciens, démantibulés, d'autres plus récents où persistaient des lambeaux de vêtements.

Bon, il allait falloir faire une offrande, sans doute. Mais quoi ? Ses possessions étaient plutôt réduites, et le sang ne devait théoriquement plus être d'actualité : la dernière épreuve de l'eau franchie – si elle l'était bien –, ce qui restait devait être une épreuve de la lumière. Mais les conditions pour faire du feu ne semblaient pas être les meilleures.

D'un autre côté… que faisaient ces squelettes ici ? Jusque là, c'étaient les épreuves du sang qui en avaient été agrémentées. Mais, d'un autre côté, jusque là, les épreuves de la lumière avaient été comme préparées sur mesure : si ces squelettes avaient été ceux d'aventuriers ayant parcouru ce temple au cours des siècles précédents, pas étonnant qu'ils aient été surpris…

Claris, en revanche, n'avait certainement pas l'intention d'ajouter ses propres os à la collection, surtout après avoir survécu aux derniers événements. L'homme au masque, et surtout les informations dont il semblait disposer, lui manquaient presque, d'un coup… Disons que s'il avait été dans la situation dans laquelle se trouvait Gérold – blessé, épuisé, et soumis à un collier d'esclave –, il aurait pu être d'une compagnie presque agréable.

Dans les épreuves de la lumière précédente, le matériel nécessaire avait été préparé comme il le fallait ; peut-être était-ce encore le cas ici, même si c'était, au premier coup d'œil, moins visible. Claris décida d'examiner plus en détail ces squelettes, et les maigres restes de possessions qu'ils avaient encore.
Une goutte, une blessure, une tête tranchée. Tremper ses mains, nager un peu, traverser un lac. Allumer une bougie, provoquer un incendie… faudrait-il faire venir le soleil jusque là ? C'est qu'il ne répondait pas facilement aux ordres, le bougre.

Mais les squelettes ne recelaient aucun indice particulier. La plupart ne portaient nulle marque particulière, mais l'un d'entre eux avait apparemment été débité en morceaux, on voyait encore la marque de la lame qui lui avait tranché les membres et la tête. Un autre avait le crâne défoncé. Tandis qu'elle observait la colline en détails, Claris retomba sur la barque. Ou plutôt ce qu'il en restait. L'embarcation était en train de se désagréger, tombant en poussière autour de Gérold qui reposait toujours, recroquevillé sur lui-même, dans ses entrailles. Toute retraite leur était coupée.
Mais la jeune fille n'eut pas le temps d'y songer très longtemps car il y eut soudain du mouvement dans l'eau. Une bulle se forma à la surface, à une trentaine de toises du bord du rivage, grossissant à vue d'oeil, jusqu'à exploser dans l'air, tel un geyser, projetant de l'eau noire vers le plafond invisible, ainsi qu'un magma blanc, rose et rouge, qui vola dans toutes les directions. L'eau bouillonna encore un moment puis redevint tranquille. Ou presque. Il semblait bien à Claris qu'elle avait vu quelque chose émerger au coeur de la déflagration. Peut-être même quelqu'un. Qui nageait dans sa direction.

Des restes d'esclaves et d'hommes de mains malheureux dont les maîtres n'avaient pas compris qu'il ne s'agissait plus, ici, de sacrifice ? Qu'importe ; Jergal les avait emporté, et ils ne seraient plus d'un grand secours.

La barque disparaissait ? Bon. Il était de toute façon hors de question de repartir par là, vu les créatures qui rôdaient sous la surface, et l'énergie déraisonnable que demandait le fait de ramer à une seule rame. Au moins, il n'y aurait pas à se demander s'il fallait laisser Gérold là-dedans ou pas.

Puis il y eut ce… cette chose. Voilà qui était imprévu, assurément. Puissante et surprenante explosion… que s'était-il passé dans les profondeurs ?
Cette silhouette… était-ce l'homme au masque ? Cela signifierait qu'il savait nager, finalement… et qu'il disposait de pouvoirs encore plus dangereux que prévus. Et, vues les circonstances de leur dernier contact, il risquait de ne pas être particulièrement de bonne humeur.
Ayant dégainé son épée par réflexe, Claris regarda l'homme approcher, tentant de se préparer à toute éventualité.

L'homme nageait effectivement dans leur direction et il reprit pied bien avant d'être à portée de la lame de Claris. Il était trempé jusqu'aux os, recouvert d'une mixture immonde de tripaille sanguinolente, et d'extrêmement mauvaise humeur. Son masque avait disparu, révélant le visage d'un humain d'une bonne quarantaine d'années, aux cheveux noirs et aux yeux clairs, que Claris était persuadée de n'avoir jamais vu.
" Maudite femelle ! s'exclama-t-il en marchant vers elle, la main toujours crispée sur le manche de son épée. Tu mérites que je t'arrache la tête avec les dents ! Mais ma lame suffira !"
Il avait encore de l'eau jusqu'à la poitrine mais avançait d'un pas décidé dans sa direction, sans se soucier de l'eau froide.

Bon… ce masque ne dissimulait rien qui n'ait été digne d'intérêt, semblait-il. Et le vocabulaire employé… eh bien, au moins, cela confortait le choix de Claris de ne pas mettre son sexe en valeur. La “femelle” allait lui apprendre…

Mais, puisqu'il avait survécu, le tuer trop vite n'apporterait sans doute rien.

« Pourquoi ça ? Parce que j'ai perdu l'équilibre pendant que tu faisais tanguer la barque, ou parce que j'ai tenté de la regagner, tant bien que mal, alors que tu semblais vouloir couler et m'entraîner avec toi ? Si tu cherches le responsable de ce qui vient de t'arriver, tu auras besoin d'un miroir. Mais je t'aurais aidé, si tu m'en avais seulement laissé l'occasion. »

Hum. Il n'était guère sûr qu'une telle harangue soit convaincante, même si elle était rigoureusement exacte – jusque sur la dernière partie : le garder en vie aurait été dans ses préoccupations si l'occasion s'en était présentée, pour bénéficier des précieuses informations dont il disposait –, et Claris se prépara donc d'autant plus à se battre.

" Espèce de sale petite menteuse ! renchérit-il en émergeant. Je ne comprends pas pourquoi tu tiens tant à préserver ce jeune imbécile ! Sans doute est-ce cette espèce de loyauté déplacée entre nobliaux prétentieux ! Tu ferais mieux de t'allier avec celui qui va te permettre de survivre !"
Il se tut brusquement comme son regard tombait sur le nécromancien roulé en boule.
" Ne me dis pas qu'il est mort ! S'il est mort, nous sommes foutus, tous les deux ! Nous allons crever sur cette plage maudite !"

Claris seccoua la tête, l'air d'un maître prodiguant une leçon à un élève inattentif.

« Pourquoi mentirais-je ? Tu devrais savoir, toi qui prétends connaître mon père, que nous préférons toujours faire face à la vérité que de nous cacher derrière de lâches mensonges. Quant à Gérold, il est dans l'état dans lequel tes coups de couteau l'ont laissé – pour ça aussi, tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même. »

Claris continuant d'observer l'homme, calme, l'arme à la main. S'ils devaient mourir ici, alors il serait le premier à le faire.
Intérieurement, l'enfant de Reuel ajouta Mais il n'est pas trop tard pour réparer les dégâts, si tu le peux.

" Balivernes ! Vous tronquez toujours la vérité pour vous faire apparaître sous le meilleur jour ! C'est le propre de la racaille qui se dit de noble, partout sur Toril !"
L'homme n'était plus dans l'eau que jusqu'aux genoux.
" Les vainqueurs écrivent toujours leur version des événements. A ce jeu, les de Corvimande sont des experts. Comme les Vainevie, d'ailleurs. Massacrons ceux qui oseraient toucher aux récits glorieux de nos vieilles familles ! Ha ! Comme si quiconque y croyait !"
Il brandit son épée vers la jeune fille.
" Mais aujourd'hui, c'est moi qui vais écrire l'histoire, gamine. Et tu y figureras en lettres de sang. Ensuite je m'occuperai de ton protégé."
Il se garda.
" Hum... Evidemment, je vais devoir tuer une fillette, c'est un peu humiliant. Mais la fin justifie les moyens, mon âme s'en remettra."

« Si tu réfléchissais à tes paroles, tu en verrais l'absurdité ; mais soit, si tu tiens vraiment à ce que tes actes inconsidérés causent la mort d'une personne de plus… »

Claris leva son arme, dans une sorte de salut.

« …alors cette personne sera toi. »

Et, sans attendre, l'enfant de Reuel attaqua. L'homme était encore essoufflé de son passage sous les eaux, tandis que Claris avait eu le temps de se reposer quelque peu ; cela pourrait faire toute la différence, et il ne fallait surtout pas lui laisser le moindre répit.
Cependant, les informations qu'il détenait, s'il mourrait, disparaîtraient avec lui. Il fallait le blesser, si possible ; faire couler son sang autant que celui de Gérold avait coulé. Mais s'il était possible de le garder en vie… disons, juste assez pour qu'il puisse encore remuer les lèvres, ce serait préférable, pour l'instant.

L'homme était certes fatigué et encore trempé, mais c'était une fine lame, ce dont Claris se rendit compte très rapidement. Il para ses premières attaques avec une relative facilité, puis, une fois sorti de l'eau et légèrement échauffé par ces passes d'armes, attaqua à son tour, la forçant à reculer. Son expression reflétait son intense concentration, assortie d'un léger sourire. Elle avait l'avantage de la pente douce de la butte, qu'il devait gravir pour ferrailler, mais elle était quand même obligée de lui céder du terrain.
" Tu ne t'en sors pas si mal, pour une gamine, lui concéda-t-il, au bout d'un moment. Quel dommage de devoir abimer un si joli minois. Je suis certain que si tu faisais un peu plus attention, tu ferais une demoiselle tout à fait acceptable... Evidemment, avec ce genre de nippes informes, il n'y aurait rien à admirer si l'eau n'était pas passée par là..."
Claris était presque parvenue à la statue d'Osiris.
" Que préfères-tu ? Une lame dans le ventre ? Dans la poitrine ? Ou bien un coup à la gorge ? continua-t-il. A moins que tu ne veuilles me supplier de t'épargner ? Je te rappelle que j'étais prêt à collaborer avec toi depuis le début, mais que tu as préféré ce déchet... Je suis un bien meilleur parti."
Le sourire qu'il lui adressa alors était légèrement... inquiétant.

La dernière phrase arracha un rire à Claris.

« La seule “collaboration” dont tu m'aies fait proposition se résumait à te céder toutes mes cartes et à obéir à tes ordres ; et ce alors que tu avais déjà menacé ma vie. Même un plébéien sans honneur aurait refusé une telle offre, pour peu qu'il soit doté d'un semblant d'intelligence. J'ai tout de même, à plusieurs reprises, tenté de t'apporter mon aide ; c'est toi qui l'a rejetée à chaque fois. Le monde illusoire dans lequel tu fuis pour nier la responsabilité de tes actes ne tiendra pas, sais-tu ? À toi de voir si tu veux mourir avec lui ou faire face à la réalité. »

Certes, c'était une fine lame ; mais il était simplement hors de question de le supplier, et il l'aurait été même sans les propos qu'ils tenaient, qui donnaient d'autant plus envie de lui plonger une lame dans la gorge… après lui avoir tranché quelques membres. Et lui avoir ouvert le ventre. Et lui avoir fait manger de sa propre chair.
Claris ne perdait pas son sang froid, cependant ; au contraire, demeurer calme et exaspérer ses adversaires, c'était sa spécialité. Si ce type était vraiment trop doué, eh bien, rejoindre Jergal ne lui faisait pas peur ; mais avant cela, l'enfant de Reuel ferait son possible pour ôter ce sale petit sourire de sa face.

" Bavarde, bavarde, ma jolie, lui rétorqua l'inconnu. Il est encore temps de baisser ta lame et de reconnaître que dans cet endroit, ton titre, ta noblesse, ton prétendu sang bleu n'ont aucune valeur. Tu n'es qu'une gamine dont les os blanchiront à la même vitesse que ceux des autres malheureux qui ont cru pouvoir décrypter les secrets de ce temple... Qu'ils soient princes ou roturiers. Par contre, si tu reconnais que tu as besoin de moi, et qu'en conséquence, effectivement, c'est moi le maître, peut-être as-tu une chance de t'en sortir... Mais on ne t'a pas enseigné le prix de la survie, n'est-ce pas ? Le prix amer qu'il faut payer quelques fois ?"
Il la fit reculer à nouveau, et elle se retrouva dos au socle de la statue.

Toujours cette logique déformée à sa convenance… avoir besoin de quelqu'un ne signifiait pas que ce quelqu'un soit le maître. Combien d'égaux avaient besoin l'un de l'autre ? Combien de maîtres avaient besoin de leurs esclaves ? En l'occurrence, Claris n'avait pas besoin de lui ; les informations dont il disposait seraient utiles, voilà tout.
Il n'y avait que deux issues possibles : soit l'homme perdait le combat, soit Claris mourrait. Pour les fidèles de Jergal, et pour quiconque avait sa fierté, s'incliner devant ce type était un prix à payer bien trop grand pour une survie qui, sans la victoire associée, n'aurait que peu de valeur.

De nouveau dos au mur, l'enfant de Reuel n'eut d'autre choix que d'en revenir à sa tactique habituelle : baisser sa garde un instant – comme en proie au doute, en réponse à ses paroles –, puis le surprendre en plongeant sur le côté en frappant aux hanches.
L'homme était peut-être plus doué, mais la silhouette de Claris était plus fluette, et sa jeunesse s'essouflait moins vite : il fallait compter sur ces avantages.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Un vieux temple et beaucoup de sable