La Couronne de Cuivre

Kerun grimaça.
" Je répugne à te laisser aller désarmé, fit-il en prenant l'épée. Je vais te donner une dague, a minima."
Il regarda Trent.
" Pourrais-tu être armé ?
— Non. Non, une chose pareille est interdite par le règlement."
Le Luménien revint au barde.
" Disposes-tu, le cas échéant, d'autres moyens efficaces et rapides de te défendre ?"

-J'ai encore pas mal de sortilèges en réserve. Mais je comptais les garder pour la journée à venir et, de toute façon, même les plus discrets réclament un temps d'incantation, ce qui les rendra inutilisables pour ce que nous préparons : si j'essaie de les lancer, les gardes m'auront transpercé de part en part avant que j'en ai terminé... Bref, je devrai m'en remettre à la dague et à l'effet de surprise en cas de pépin, et tenter d'éviter lesdits pépins en jouant la comédie.

" Tout ira bien. Attendez-moi de l'autre côté."
Puis, sur un sourire confiant, il s'éclipsa dans la nuit. Trent et Taliesin prirent donc la direction de la porte de l'enceinte, marchant sur le chemin. Le barde percevait la tension de l'assistant, mais ce dernier ne disait rien, et Taliesin eut la sensation que sa respiration se faisait plus régulière, son pas plus assuré, au fur et à mesure qu'ils avançaient. Ils parvinrent enfin devant l'enceinte. Il y avait de la lumière, ténue, en haut des deux tours, mais il était impossible d'y discerner quoi que ce soit. Trent frappa deux fois du poing sur la porte et celle-ci s'entrouvrit aussitôt pour les laisser passer. De l'autre côté, ils furent immédiatement éblouis par la présence de plusieurs torches fichées dans le sol et il leur fallut quelques secondes pour que leurs yeux s'y habituent. Ils virent alors plusieurs silhouettes venir à leur rencontre. Contrairement à ce qu'avait prévu l'assistant, elles n'étaient pas deux, mais cinq.
" Oh non..." souffla Trent, à voix basse.
Un homme vint se camper devant lui, bras croisés, cheveux gris fer, coupés courts. Il était sûrement d'ascendance elfique, mais le sang humain avait pris le dessus depuis plusieurs générations. Quatre gardes les encadraient désormais.
" C'est là que tu te caches, petite merde. Et tu les sors, maintenant ? Je pensais que tu avais l'intelligence de les laisser à l'intérieur. Mais ton âme romantique a peut-être besoin d'une petite balade sous les étoiles ?
— Maître Verrarc, que me vaut... le plaisir... balbutia Trent.
— J'ai parlé avec Furvan ce soir. Et nous sommes tombés d'accord sur le fait que les choses ne pouvaient plus durer. Je suis venu te prévenir que tu changeais d'affectation. A partir de demain, tu t'occuperas des Lunaires. Silas te remplacera chez les Solaires. Mais tu devras assister aux extractions des trois que tu connais. En entier."
Le regard clair de l'extracteur passa alors de Trent à Taliesin et un sourire se dessina sur ses traits.
" En fait... J'ai une autre idée. Attrapez celui-là."

Tout s'était trop bien passé jusqu'ici, Taliesin l'avait remarqué depuis déjà un bon moment. Il était même intimement convaincu que, tôt ou tard, quelque chose clocherait. Il ne s'était pas trompé, et le tôt ou tard, c'était maintenant.
Les choses auraient-elles pu plus mal tourner ? Oui, indéniablement : si Kerun les avait accompagnés, s'il avait été pris en même temps qu'eux, ç'aurait été une catastrophe absolue. Mais puisqu'il n'était pas là, ils n'avaient affaire qu'à une catastrophe "ordinaire".
Conscient qu'il allait passer un très, très sale quart d'heure, conscient aussi que se rebeller ne ferait qu'aggraver encore la situation, si c'était possible, le barde choisit de ne pas se défendre, de se montrer bien docile, comme il convenait à un pensionnaire reconnaissant qui ne comprend pas ce qui lui arrive mais qui ne songerait jamais à s'opposer à ceux à qui il devait tant de bienfaits.
Restait juste à espérer que Trent ne craquerait pas... et que lui-même tienne le coup jusqu'à ce que le Luménien puisse voler à leur secours.

Les mains des gardes se refermèrent sur les avant-bras et les épaules de Taliesin, dont la surprise convaincante fit sourire Verrarc. Trent avait ouvert des yeux ronds d'épouvante. L'extracteur fouilla dans sa besace et en sortit un stylet pointu, dont la lame métallique reflétait la lumière des flammes environnantes.
" Il est... il est trop tôt... Il n'est pas... encore décontaminé... pas complètement... C'est seulement le début... de sa convalescence...
— Pauvre crétin, rétorqua Verrarc. Appuyez-le contre les remparts."
Les soldats obtempérèrent repoussant Taliesin de quelques mètres, jusqu'à le bloquer dos contre les rondins.
" Tiens." fit l'extracteur en tendant un second stylet à l'assistant.
Trent le prit, la bouche ouverte, sans savoir quoi en faire.
" Je... je ne peux pas... et les récipients... les Solaires valent beaucoup... Ce serait... comme du gaspillage.
— Mais il y a de plus en plus de demande. Et nous allons seulement commencer. Nous terminerons le travail dans les locaux. Toi, va me chercher un bassin, tu veux ?"
Un des gardes s'éloigna dans la nuit.
" Je vais te montrer d'un côté, et puis ce sera à ton tour de l'autre. Tu connais la procédure...
— Aussi près de l'enclave, ils vont l'entendre crier !
— Et ils croiront qu'un renard glapit dans la forêt. Bon sang, Trent ! Un peu de nerf !"

Taliesin voyait quatre points encourageants dans le déroulement des événements. D'abord, ils n'avaient pas encore découvert sa dague. Ensuite, loin de s'effondrer, Trent jouait la comédie incroyablement mieux qu'il n'aurait osé l'espéré. De plus, l'assistant disposait maintenant d'un stylet ; or, un coup bien placé de cet instrument pouvait faire très mal... Enfin, l'un des gardes s'était éloigné.
Qu'il parvienne à considérer des éléments comme positifs alors qu'il se trouvait dans une situation aussi désespérée; cela tenait de l'incroyable. Si Galathée était présente et pouvait lire dans ses pensées, elle constaterait à quel point ses efforts n'avaient pas été vains ! A moins qu'elle ne se dise que son compagnon en était venu à confondre espoir et folie douce ?
Non. Car l'elfe n'avait pas perdu le sens des réalité. Il savait que sa seule chance de s'en sortir sans trop de dommage était de gagner un peu de temps...
-Veuillez m'excuser de vous interrompre... commença-t-il, d'une voix où se mêlaient respect, crainte et incompréhension.Mais... Quelqu'un pourrait-il m'expliquer ce qui se passe ? S'agit-il d'une sorte de... de bizutage auquel on soumet les nouveaux venus ? Si c'est le cas, je vous félicite : vous êtes tous fort convaincants !

Pour toute réponse, Taliesin se récolta une gifle bien sentie. Trent tressaillit et poussa un gémissement.
" Bon sang, Trent ! Tu ne supportes même pas qu'on les frappe ? Mais comment Maebryn a-t-il même pu penser que tu étais taillé dans le bon bois ?!"
L'extracteur sortit un morceau d'étoffe de sa sacoche et le plaqua sur les lèvres de Taliesin.
" Tu vas voir comment on bizute les nouveaux, mon beau.
— Lai... laissez-le... Il n'est pas prêt... Il n'est pas du tout prêt..." répéta l'assistant, d'une voix de plus en plus cassée.
Se détournant du barde, qu'il avait rapidement bâillonné, Verrarc refit face à Trent et l'agrippa par les épaules.
" Maintenant tu te reprends, imbécile. Tu te reprends ou bien c'est sur toi que les étudiants à l'extraction s'entraîneront dès demain, est-ce que c'est clair ?
— Ou... Oui.
— Bon. Allons-y, alors."
Il se retourna et décocha un sourire mauvais à Taliesin, posant une main sur sa gorge, puis descendant vers son col pour délacer les liens de sa tunique.
" Généralement, on commence par le visage, mais nous aurons besoin des contenants ad hoc pour ne pas perdre ces précieux organes. Nous allons donc d'abord prélever quelques lanières de peau sur la poitrine."
Il avait dégagé le haut du torse du barde et lui baissa le vêtement sur les épaules.
" Juste sous la clavicule, ici, tu vois ?"

Aucun des points positifs qu'il avait relevés précédemment n'avait disparu. Mieux encore, il venait d'en noter un cinquième : comme tous les bourreaux trop sûrs d'eux, Verrarc aimait faire durer le plaisir. Il aimait parler, aussi, mais moins que d'autres, malheureusement. Il n'était pas du genre à faire un long discours avant de passer à l'action : non, il préférait discourir tout en agissant. Par conséquent, le barde était parti pour subir une séance de torture en bonne et due forme. Une séance de torture assez longue, de surcroît : Kerun ne viendrait pas à la rescousse avant au moins plusieurs minutes.
Or, contrairement au Luménien, il n'était pas formé à endurer cela. A force de prendre des coups, il avait appris à en encaisser quelques-uns ; à force d'être blessé, il savait comment serrer les dents un moment. Il avait même dû affronter la torture psychologique, puisque Nwalk en avait usé contre lui, durant son emprisonnement... En revanche, la torture physique, il ne se souvenait pas avoir dû l'affronter. Mais ce serait le cas incessamment et cette perspective le terrifiait, à son corps défendant.
Toutefois...Puisque le Monstre avait infligé... avait fait infliger la torture, de la manière la plus odieuse qui soit, l'expiation n'exigeait-elle pas qu'il en soit victime, à son tour ? Sans doute que si. Et la situation, elle, l'exigeait, car quand Kerun entrerait en scène, il devrait être à même de le seconder.
Le barde aurait aimé se laisser glisser, s'évanouir dès l'instant où la souffrance exploserait en lui. Mais il n'en avait pas le droit.
Alors... Il serra les dents.
Et attendit.

Verrarc leva son stylet et le plaça contre la peau de l'elfe, en haut de son pectoral droit.
" Je commence à droite...
— Je vous en prie... souffla Trent.
— Parce que c'est plus loin du coeur. Cela permet d'éviter un choc immédiat et la perte de conscience.
— Maître Verrarc..."
Le sang perla au moment où la lame fendit la peau claire.
" On ne va pas trop profond, seule la couche supérieure m'intéresse. Ensuite, il y a deux méthodes...
— Par les dieux... Arrêtez, je ne peux pas...
— Soit on enlève les bandes à l'horizontale, soit à la verticale. Je préfère la méthode horizontale. L'arrachage est plus facile à contrôler."
Il incisa vers le sternum, suivant la forme du muscle, sans le pénétrer.

L'arrachage ? Bon dieux, ce salopard parlait d'arrachage alors que l'incision, aussi superficielle soit-elle, lui valait déjà de souffrir le martyr ? Bien sûr, il avait déjà eu plus mal. Beaucoup plus mal, même. Mais la terreur et l'anticipation rendaient la douleur presque insupportable. Comment résisterait-il, quand les choses sérieuses auraient vraiment commencé ?
L'inconscience lui serait refusée : dans l'hypothèse où il se résignerait à l'accepter, Verrarc connaissait trop bien son métier pour qu'il puisse s'y réfugier. La colère, la haine pure auraient pu être un recours, mais il était horrifié à la seule idée de s'y abandonner, horrifié à l'idée qu'un être qu'il espérait à jamais terrassé ne renaisse brusquement de ses cendres.
Comment résisterait-il ?
L'elfe essaya de mobiliser des pensées heureuses. Une clairière inondée de soleil... Galathée qui lui souriait tendrement...
Mais tout cela volerait en éclat quand viendrait l'arrachage. Lequel ne serait encore qu'un prélude...
Je vous en supplie, donnez-moi la force de résister, donnez-moi la force d'expier, ne me laissez pas sombre à nouveau... implora-t-il mentalement, en un flot de pensée de plus en plus paniqué, il ne savait trop qui. Lathandre ? Corellon ? Peut-être. N'importe quel dieu qui, par un heureux hasard, serait à l'écoute ? Sans doute.

Verrarc décocha un sourire tranquille au barde et s'écarta un moment pour que Trent puisse regarder où il en était. Il pressa la plaie du pouce.
" Tu vois, ça saigne à peine."
L'assistant avait l'air d'être sur le point de s'évanouir.
" Maintenant, il faut tracer la verticale, pas plus d'un ongle de long."
Il s'exécuta avec désinvolture.
" Et on incise une seconde horizontale, la plus parallèle possible. C'est important parce que le conditionnement en bandelettes est le plus populaire. Or quand elles sont irrégulières ou déchirées, ça ne fait pas très professionnel. Bon, si tu travailles sur un Lunaire, c'est moins important, parce que la poudre se vend bien aussi, et elle nécessite juste un écorchement, on se fiche bien de l'aspect avant séchage. Mais comme tu l'as très justement dit, les Solaires sont rares, les prix très élevés, et les produits doivent être à la hauteur."
Trent ne disait plus rien. Verrarc termina de fendre la peau de Taliesin.
" A présent, il suffit de glisser le pouce du côté le plus étroit, tu serres avec l'index, et puis tu tires d'un coup sec. Pas trop fort, pour ne pas dépasser les limites de la zone que tu as préparée. Approche-toi pour regarder, veux-tu."
L'extracteur posa une main sanglante sur l'épaule de Taliesin pour le stabiliser et enfonça le doigt dans la plaie, puis attendit que l'assistant se rapproche.

Il avait trouvé les incisions douloureuses ? Alors comment qualifier ce qu'il éprouvait maintenant, ce qui lui avait arraché un violent soubresaut et un cri que ses mâchoires serrées n'avaient pu contenir ? C'était effroyable. Et pourtant, il n'avait encore rien vu. Rien senti, plutôt. Ce n'était que le début. Et comment qualifierait-il la suite ?
Ne pas succomber à la terreur. Surtout pas.
Malgré la souffrance, malgré le bâillon qui le gênait considérablement, l'elfe s'efforça de respirer lentement. Il avait reçu des coups d'épée, s'était volontairement causé une fracture aux mines de Gargouille. Alors, il n'allait pas s'effondrer pour si peu, non ?
Ce n'était, somme toute, qu'une égratignure.
Une sacré égratignure tout de même...
Pour se réconforter, il aurait pu songer - songea un instant - à ce qu'il infligerait à l'extracteur, quand l'heure serait venue. A son regard terrifié, à ses cris inarticulés lorsque sa propre lame...
NON. Plus jamais ça.
Plus jamais.
Il tourna plutôt ses pensées vers les centaines de malheureux qui avaient subi ce supplice jusqu'au bout, des heures durant, jusqu'à ce qu'on leur arrache l'ultime organe, l'organe de trop. Avait-il le droit de flancher, alors que, contrairement à eux, il gardait encore un espoir de survie ?
Il pensa aussi à d'autres gens, à d'autres victimes tout aussi innocentes, dont les cris atroces avaient résonné contre les murs d'une chambre, contre ces murs sur lesquels leur sang giclait en gerbes sauvages... Avait-il le droit de flancher, alors qu'il ne leur avait laissé aucune chance ?
Non. Au nom de tous ceux-là, au nom de tous ceux qu'il pouvait encore sauver, il devait tenir bon, faire face au Monstre qui le torturait. Un Monstre si semblable à celui qu'il avait été lui-même, autrefois...
Mais lui faire face sans colère.
Il y parvint. Cela ne durerait guère mais... Il y parvint malgré tout.
Et les larmes qu'il versa en cet instant où, plus que jamais, il comprenait l'ampleur de ce qu'il avait infligé à autrui, les larmes que versa Taliesin n'étaient pas des larmes de haine, mais des larmes de rédemption.

" Tu vois, ça vient tout seul."
Verrarc était penché sur lui et Trent s'était approché, comme exigé par son maître. Un instant, le regard de l'assistant et celui du barde, troublé par la douleur, s'accrochèrent. Taliesin vit les pupilles du demi-elfe se dilater de stupeur et sa bouche former un cri qui ne sortit pas. Verrarc recula, une morceau de peau de six pouces de long entre les doigts, et le présenta à l'assistant.
" A toi, maintenant.
— Espèce de malade." lâcha simplement Trent.
Puis d'un coup violent, sans la moindre hésitation, il enfonça son stylet presque tout entier dans le côté du cou de Verrarc. Taliesin sentit la prise de se relâcher sur ses bras comme les gardes plongeaient vers l'avant. L'extracteur, pris au dépourvu, porta une main réflexe à sa gorge tandis qu'une gerbe écarlate jaillissait de la plaie.

Privé de tout soutien, Taliesin perdit l'équilibre et aurait basculé en arrière si les rondins de bois ne l'avaient retenu.
Il suffoquait sous son bâillon. La douleur irradiait de son torse en vagues atroces rendues plus insupportables encore lorsque sa poitrine se soulevait.
La tête lui tournait et le mur contre lequel il était appuyé n'atténuait en rien son vertige.
Le monde autour de lui tanguait dangereusement. De plus en plus vite.
Il allait s'évanouir.
S'évanouissait.
Trent.
Cette pensée retint le barde juste avant qu'il ne sombre.
S'il ne faisait rien, l'assistant allait chèrement payer son acte de bravoure.
Il ne pouvait pas l'abandonner. Il n'en avait pas le droit.
Luttant contre la douleur, contre les ténèbres qui l'appelaient à eux, l'elfe porta une main tremblante à sa ceinture, referma tant bien que mal les doigts sur le manche de la dague que dissimulait encore sa tunique poisseuse de sang.
Dans un sursaut de sa volonté vacillante, il brandit l'arme puis, se servant de l'enceinte comme point d'appui, poussant un hurlement de douleur et de rage mêlées, il bondit en avant, tenta de plonger la lame dans la nuque offerte du garde le plus proche...
Kerun, par pitié, grouille-toi... songea-t-il confusément.

La douleur transperça le barde de part en part comme il usait de son muscle meurtri pour porter son coup. La résistance de la peau du garde, quand la dague le toucha, finit de l'achever et une fois l'arme fichée dans sa victime, Taliesin ne put que succomber à la souffrance, se repliant sur lui-même pour comprimer la plaie bouillonnante et relâcher la tension dans sa poitrine.
Il entendit vaguement un juron sur sa droite, puis une main se posa légèrement sur son épaule gauche, le lâcha et tout devint rouge et noir. On se battait autour de lui, il percevait du mouvement dans son éveil insoutenable, des souffles, des bruits métalliques, des cris, valse des corps qui le frôlaient. En lui, il n'y avait plus nulle force.

On se battait. Furieusement, même. Par conséquent, et à moins que Trent leur ait caché une formation de guerrier - ce qui n'était pas totalement impensable vu les ressources insoupçonnées dont il avait fait montre -, cela signifiait que Kerun était arrivé.
Lorsque cette pensée ténue et confuse se fit jour en son esprit torturé, le barde décida aussitôt de cesser la lutte, de ne plus repousser la nuit qui l'envahissait. De toute façon, dans son état, il ne pouvait plus être utile à personne.
Il aurait aimé pouvoir se ressaisir, se relever, porter un nouveau coup... Mais il avait atteint ses limites. Quelle que soit la honte que ce constat lui inspirait, il ne pouvait le nier.
Il cessa donc la lutte.
Les sons s'atténuèrent, disparurent.
Il s'était évanouit.

Il reprit connaissance dans une explosion de douleur.
" Réveille-toi, bon sang...
— Laissez-moi regarder... Vous allez lui faire mal !"
Une main froide se posa sur sa poitrine brûlante et il en ressentit un apaisement immédiat.
" Mevian, peux-tu regarder si nous avons du pavot ?
— Mais...
— Dans la réserve cachée."
Une lumière ténue, un visage penché sur lui.
" Vous devez vous calmer.
— Je n'ai pas le temps de me calmer."
Une main prend la sienne.
" Je vais chercher un des Ilmates. Je reviens le plus vite possible."

Elbereth... qui envoyait Mevian quérir du pavot dans une cache secrète.
Il était donc dans l'Enclave.
Il était donc resté inconscient longtemps.
Trop longtemps.
Un violent sentiment d'urgence l'envahit. Ses yeux s'ouvrir tout grands et il se serait redressé si une nouvelle explosion de douleur ne l'avait instantanément cloué sur place.
-Non ! coassa-t-il. Ils...
Il grimaça, s'efforça de respirer calmement, ce qui lui arracha un grognement sonore.
-Ils en auront besoin... pour les blessés graves. reprit-il péniblement. Moi... C'est juste une égratignure.

Kerun s'encadra dans son champ de vision, sa tension révélée dans son expression.
" Belenn. J'ai besoin de toi. Je ne peux pas faire ceci sans toi. Si je ne te fais pas soigner, je vais devoir ressortir seul et gérer tout... tout ce merdier en solitaire ! Je suis désolé. Tant pis si nous perdons quelqu'un plus tard. Je n'ai pas le choix."
Il soupira et s'écarta.
" Ne le droguez pas trop. Je sais qu'il souffre mais s'il est dans le gaz, il ne pourra pas repartir...
— Il a besoin d'être soulagé."
Kerun soupira.
" Donnez-moi un peu de temps. S'il n'en peut réellement plus..."
Taliesin sentit la main de l'elfe des bois se poser sur son épaule.
" Je suis désolé de te faire un coup pareil, mais je ne peux pas me passer de toi. Je reviens au plus vite."
Le barde l'entendit ensuite sortir et le visage d'Elbereth apparut.
" Je vais te préparer quelque chose."

Il secoua faiblement la tête.
-Je... Je vous remercie mais... Il ne vaut mieux pas. Calanon à raison.
Il s'arracha un sourire qui se voulait brave mais qui devait paraître pitoyable.
-Je ne suis vraiment pas à plaindre, comparé... à tous les autres. Je peux attendre son retour.
Les autres...
-Calanon... Vous a-t-il parlé ? Et... Ou est Trent ?
Cette fois, il se crispa non sous le coup de la douleur, mais sous celui de la peur.

Elbereth eut une grimace et Taliesin perçut l'émotion dans sa voix.
" Trent n'a pas survécu, je suis désolée. Quand votre ami l'a amené jusqu'ici, il était déjà inconscient et... il n'y avait rien à faire, il est mort avant même que nous l'installions à l'intérieur."
Elle pinça les lèvres.
" C'était un homme bon et qui nous aimait. Votre ami nous a raconté qu'il avait découvert les choses atroces qui se déroulent ici et qu'il avait l'intention de nous en parler ce soir... que vous aviez l'intention de nous libérer... Nous avons vu la manière dont cet homme, Maître Verrarc, vous a mutilé. Jaeld dit que vous l'aviez averti, que vous pressentiez tout cela... Vous imaginez..."
Elle soupira.
" La communauté est divisée."

Le barde ne fit rien pour retenir ses larmes. En vérité, il n'eut même pas conscience qu'elles inondaient ses joues.
Pourquoi avait-il fallu que les choses se terminent ainsi ? Pourquoi avait-il fallu que Trent paye de sa vie son immense courage ?
D'entre tous les serviteurs de Maebryn, il avait été le seul, peut-être, à nourrir des doutes, à refuser de se livrer au pire ; et, passée sa prime terreur, passées ses ultimes hésitations, il avait eu la force de se rebeller, sans que Kerun et lui n'aient dû l'y contraindre. Non, ils s'étaient contentés de lui donner une légère impulsion et l'assistant avait fait le reste, de son plein gré, leur livrant tout ce qu'il savait, avouant la vérité aux soignantes, allant même jusqu'à jouer la comédie devant Verrarc... puis jusqu'à l'attaquer, en dépit de la situation désespérée.
Le demi-elfe avait été complice des horreurs perpétrées au Refuge, oui. Mais il en avait été victime, aussi. Et quand le moment était venu, il avait su puiser en lui de quoi s'élever contre son père, contre ses frères, contre cet effroyable système dont il n'était qu'un pion...
Combien auraient été capables d'agir ainsi ? Y aurait-il un seul assistant, un seul extracteur, un seul garde, même, pour lui emboîter le pas ?
Taliesin en doutait. Car il mesurait très bien ce que Trent avait dû déployer pour s'engager sur le chemin de la rédemption.
Voilà pourquoi sa mort lui faisait si mal. Parce qu'il comprenait ce qu'avait éprouvé le défunt. Parce que celui-ci, plus que tout autre, aurait pu le comprendre, lui, s'il avait su...
Mais il ne saurait jamais.
En manière de récompense pour sa bravoure, il n'avait reçu que souffrance et trépas.
N'y avait-il aucune justice en ce bas-monde ? Pourquoi était-il le seul à survivre, alors que tant d'êtres autrement plus méritants qu'il ne le serait jamais tombaient comme des blés sous la faux du moissonneur ?
Pourquoi ?
Une nouvelle vague d'émotions violentes, plus brutale que la précédente, l'envahit soudain. S'y mêlaient tristesse et révolte, colère et indignation. Soif de vengeance, aussi... Mais il refusa de laisser croître cette dernière.
Il n'honorerait pas la mémoire du disparu en répandant la souffrance et la mort.
Non, il l'honorerait en menant à bien ce pourquoi Trent les avait aidés, ce pour quoi il était tombé.
En sauvant les elfes.
-Il ne doit pas être mort en vain, Elbereth, finit-il par articuler d'une voix atone. Nous ne contraindrons pas ceux qui refusent de nous suivre. Ils sont libres de leur choix, à présent. Mais les autres... Ils doivent se préparer. Nous les conduirons en ce lieu que nous contrôlons et défendrons, là où ils ne risqueront ni d'être tués, ni d'être pris en otage. En ce lieu où ils seront à labri jusqu'à ce que nous ayons libéré le Refuge.

L'elfe posa une main douce sur le front en sueur du barde et lui sourit.
" Ne t'emballe pas, murmura-t-elle. Il te faut te reposer, surtout si ton ami entend te faire repartir rapidement..."
Elle lui présenta à nouveau un bol de terre cuite.
" Le dosage est très léger, dit-elle. Il te fera du bien au corps et à l'âme..."
Taliesin percevait des voix à l'extérieur de la cabane, mesurées, mais ce qu'elles disaient était incompréhensible. La souffrance demeurait vive, pulsant dans sa poitrine, intolérable et impérieuse.

Il boirait, oui : sa souffrance était trop intense pour qu'il puisse longtemps refuser du secours. Mais ne sachant pas dans quel état le mettrait la préparation, il rassembla tout son courage pour retarder encore un peu l'échéance.
-Le temps presse, Elbereth. Nous ne pouvons pas perdre une minute. Nous devons profiter au maximum de l'avantage que nous offre la nuit. Car quand viendra le jour, quand ils se rendront compte de ce qui se passe...
Il frissonna... et grogna derechef. Le moindre mouvement le mettait au supplice.
-S'ils sont beaucoup à hésiter, à douter... S'il vous plait, demandez à Delion de venir me voir sans tarder. Il peut faire pencher la balance.

Elbereth pinça les lèvres et ses épaules s'affaissèrent.
" Belenn... Vous devez savoir que... Jaeld, Estë, Brenil, Amrod et Lobanteriel sont déjà partis... Votre ami a essayé de les retenir mais ils n'ont rien voulu entendre... Venant d'un étranger... d'un elfe de race inférieure... Je suis désolée. Jaeld ne m'a pas dit ce qu'ils avaient l'intention de faire. Je pense qu'ils avaient besoin de voir de leurs yeux ce que votre ami leur a expliqué..."

Tant de coups reçu en seulement quelques minutes... C'était un miracle qu'il n'ait pas encore complètement craqué. Mais il était à deux doigts de le faire.
-Miséricorde... lâcha-t-il, S'ils se font repérer, si l'alerte est donnée, nous sommes perdus. Les gardes se rassembleront et massacreront tous ceux qui auront ne serait-ce qu'entendu la vérité. Pour eux, c'est le seul moyen que le Refuge continue à fonctionner comme avant...
Il darda sur la jeune femme un regard suppliant.
-S'il vous plait, allez chercher Delion. Nous devons convaincre les autres avant qu'il ne soit trop tard... Dès que Calanon sera revenu, dès que l'Ilmate m'aura remis sur pied, nous mènerons les volontaires à l'Extraction. Là bas, nous pourrons nous défendre, résister à un assaut. Alors qu'ici... Tout est fait pour que les gardes puissent entrer selon leur bon vouloir. Et ils entreront. Les armes à la main.
Il ferma les yeux, tenta de repousser le froid qui l'envahissait. Car il avait la conviction qu'il était déjà trop tard. Il avait voulu aidé, avait rompu, pour ce faire, ses bonnes résolutions. Et voilà que la catastrophe suivait, inéluctable... Comme à Melandis.
Pourquoi les dieux ne l'avaient-ils pas pris lui, plutôt que Trent ?
Pourquoi ?

Elbereth le repoussa d'une paume sur le lit et secoua la tête.
" Vous devez vous calmer. Nous ne sommes pas sans ressources. Jaeld, les frères chasseurs, même Estë... Ce sont des combattants aguerris. Ils n'agiront pas n'importe comment, dans la précipitation. Et si ce que votre ami leur a révélé est la vérité... Ils seront à même de livrer la bataille nécessaire."
Elle soupira et croisa les bras.
" Jaeld nous a recommandé de rester dans la forêt et c'est ce que nous ferons. Aucun garde du Refuge ne la connait aussi bien que nous. Jamais ils ne pourront nous y attraper, même s'ils venaient à cent ou mille. Mais nous n'en arriverons pas là."

Il la dévisagea, proprement estomaqué.
-Mais n'avez-vous donc pas conscience de la situation ? protesta-t-il, une pointe de colère perçant dans le murmure rauque qu'était sa voix.[color=#FFFFF66] Il y a environ trois cents personnes dans le Refuge. La moitié sont des prisonniers, comme vous, comme moi. Il y aussi quelques esclaves... Le reste, ce sont des assistants, des extracteurs et des gardes, surtout, dont beaucoup plaisantaient gaiment tandis qu'on dépeçait tout vifs les malheureux auxquels Maebryn avait "trouvé une voie". Si vous vous terrez dans la forêt, ils ne vous chercheront sans doute pas : ils se contenteront de verrouiller l'enclave et de vous surveiller depuis leurs tours, le temps que des renforts arrivent de Melandis. Car il en arrivera, si nous ne prenons pas le contrôle des portes du Refuge avant l'aube.[/color]
Il soupira.
-Mais vous ne me croyez pas, vous non plus. Seul Trent aurait pu vous convaincre... et il est mort. Quant à ceux qui sont sortis... S'ils sont vus, l'alerte sera donnée, aussi valeureux soient-ils. Et nos ennemis se déverseront par les chemins pour les traquer... Dites-moi, Elbereth : combien de temps pourront tenir cinq hommes, contre cent épées ? Sachant que lesdites épées, elles, connaissent le moindre recoin du Refuge ?

Elbereth le regarda avec colère.
" Pour qui nous prenez-vous, au juste ? Une bande de bras cassés ? Qu'imaginez-vous ? Que parce que vous et votre ami avez éventé une infâme conspiration, vous êtes les seuls à pouvoir la déjouer ? La souffrance qu'a été notre existence avant notre arrivée en ces lieux ne fait pas de nous des incapables, trop naïfs pour comprendre les enjeux ! Alors oui, nous y avons cru. Oui, une partie d'entre nous y croit toujours et espère que vous n'êtes qu'un menteur ! Mais ça ne veut pas dire que nos chefs manquent de cervelle."
Elle secoua la tête.
" Mais je peux comprendre que vous le croyiez. Je peux comprendre que vous pensiez que notre aveuglement reflète une stupidité plus fondamentale. Il est dommage que vous ayez si peu de foi en les vôtres."

-Croyez-le ou non, je n'ai jamais pensé semblables choses à votre sujet, répondit-il sans se laisser démonter. Je ne suis pas elfe à avoir des préjugés ou à me considérer comme supérieur aux miens. Ou à qui que ce soit, d'ailleurs. Il n'en reste pas moins que mon ami et moi, au lieu de fuir comme nous l'aurions pu, avons passé la nuit aux côtés de Trent à glaner des renseignements et à repérer les lieux... A aucun moment, nous n'avons eu l'intention de décider à votre place : nous comptions seulement vous livrer ces informations pour que vous puissiez faire votre choix et, si vous choisissiez d'agir, pour que vous puissiez le faire le plus rapidement possible, avant l'aube, avant la relève, avant que le Refuge ne grouille d'ennemis. Il n'est pas jusqu'aux gardes que nous avons préféré capturer plutôt que de les tuer, afin de placer leur sort entre vos mains. Et à quoi cette enquête a-t-elle servi, au final ? A rien, puisque cinq des vôtres sont sortis en terrain inconnu pour chercher ce que nous avons déjà trouvé, sans même nous laisser le temps de leur en faire part. Comprenez que cela soit quelque peu... frustrant.
Il eut un sourire amer.
-Mais de mon côté, je vous comprends aussi. Comment faire confiance à des étrangers ? Il est normal que vous vouliez voir par vos propres yeux... Et, au fond, c'est à cela que devait se limiter notre rôle : vous donner envie de voir. Maintenant qu'il est atteint, n'ayez crainte, nous ne chercherons pas à vous imposer quoi que ce soit, nous ne vous ennuierons plus avec ce que nous avons découvert. Vous aviserez en fonction de ce que Jaeld et ses compagnons vous apprendrons. Pour le reste, que vous décidiez ou non de vous rebeller, que vous optiez pour stratégie plutôt que pour une autre, cela vous appartient entièrement. De surcroît, nous ne chercherons pas à vous aider contre votre gré : si vous voulez que nous partions, nous partirons. Nous pouvons même faire en sorte que les responsables du Refuge imputent uniquement à Calanon et à moi ce qui s'est passé cette nuit, pour qu'ils croient que nous avons fui sans informer un seul d'entre vous.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Le Refuge de Solossë