La Couronne de Cuivre

-M'sire Albérich allait juste commencer à nous raconter des histoire qui font peur à propos des horreurs qu'on trouve dans la forêt luménienne, mais je crois qu'il a pensé que ça vous plairait pas... lança Ruth, d'une voix où perçait une pointe de regret - signe qu'écouter une histoire ne lui aurait pas déplu.
Alban, quant à lui, prit une nouvelle et profonde inspiration avant de s'avancer jusqu'au paladin et de lui tendre le rouleau de parchemin.
-Je... Je suis désolé, messire, j'aurais dû... vous remettre ceci il y a longtemps déjà mais... Hum... Je crains d'avoir... oublié.

Hubert lui sourit et s'abaissa à son hauteur.
" Hé... Il ne faut pas t'en vouloir. Nous avons eu tous beaucoup de choses en tête ces derniers jours et... nous avons paré au plus pressé, tous. A présent, les choses vont pouvoir rentrer peu à peu dans l'ordre. Tu as été très patient avec moi, toi aussi et je t'en remercie."
La fameuse gravure... Le paladin était curieux de voir ce que Robert voulait lui transmettre...
Il fit un clin d'oeil au petit garçon et se redressa.
" Ne t'inquiète pas, Ruth."
Il fit un pas vers l'embrasure de la porte.
" Albérich ! Les enfants disent que tu leur as promis une histoire et que tu t'es débiné.
— Quoi ? J'arrive, alors !
— Bonne nuit." dit le paladin en s'effaçant, tandis que le Luménien faisait sa réapparition, en tunique de nuit.
Il alla s'installer entre les deux couches des écuyers puis fit signe à Hubert de s'éclipser. Le paladin sourit et s'exécuta.

Les deux enfants se changèrent rapidement puis se glissèrent sous les couvertures. Tous deux semblaient pour le moins amusés par la situation - même Alban, qui affichait un demi-sourire.
-Bon, faut que ce soit horrible ! Abominable ! s'exclama Ruth.
-Du sang, des boyaux, de la rate et du cerveau, fit son ami. C'est son programme favori.
-Exactement !

Albérich entreprit donc de leur raconter une histoire sordide se déroulant dans une forêt. Il n'y mit pas de morts-vivants mais bien un homme victime d'une malédiction ancienne, forcé de se métamorphoser chaque nuit en un garou différent, suivant les phases de la lune. Il était glouton-garou jusqu'à la mi-lune, ours-garou jusqu'à la lune pleine, loup-garou pendant une nuit, puis devenait sanglier-garou jusqu'à la mi-lune descendante, cerf-garou jusqu'à la nouvelle lune, unique nuit de répit. Les hommes du village voisin connaissaient son existence mais ne parvenaient pas à le trouver, car il s'était fait frère des arbres, et vivait dans leurs ramures, dissimulé. Il tuait malgré lui, poussé par le vice qui s'était niché dans son être. Des animaux jusqu'à la pleine lune, un être humain pendant cette nuit lumineuse, puis il ravageait les cultures des hommes jusqu'à la nuit sans lune, qu'il passait à pleurer dans son arbre. C'était le seul moment où il était possible de le repérer, car il ne pouvait contrôler ses gémissements et ils emplissaient alors toute la forêt. Un groupe de jeunes gens décida d'aller le déloger. Mais la forêt se ligua contre eux, protégeant son ami, et la nuit sans lune passa sans qu'ils parviennent à le dénicher, trompés par l'écho renvoyé par les troncs serrés et les falaises proches. Ils se perdirent. Et la bête connut sa métamorphose. Elle tua d'abord leurs chiens, leurs faucons, leurs chevaux. Ils ne trouvaient pas la sortie des bois, malgré toutes les années de jeunesse qu'ils avaient passées dans ces environs... Vint la nuit de la pleine lune, et la bête les déchira tous. L'un d'entre eux, la légende ne dit pas s'il s'agissait de la fille du tanneur ou du fils du boulanger, parvint cependant à blesser la créature mortellement avant de succomber à ses blessures. On retrouva leurs corps à tous, enchevêtrés, exsangues, les enfants du village comme le monstre qu'ils avaient terrassé, redevenu humain, enfin libéré. Mais on racontait encore, aujourd'hui, près de cette forêt, que leurs fantômes continuent à se heurter les nuits de pleine lune, dans un massacre sans cesse recommencé.

Il avait beau ne pas être barde, il n'était pas mauvais conteur pour autant, loin s'en fallait. Les écuyers l'écoutèrent, captivés, sans l'interrompre ni s'endormir. Quand il en eut terminé, il vit, à leur expression, à la manière dont ils lorgnaient les mosaïques des murs, que son histoire avait produit son petit effet.
-Merci beaucoup, m'sire ! Maintenant, la forêt, elle a l'air vachement plus intéressante ! fanfaronna malgré tout Ruth.
-Tant mieux si elle te plait, parce que moi, je vais aller dormir avec messire Hubert.
-Ah non, hein ! Tu restes !
-Bon, d'accord. Et je te donnerai même la main, si tu veux.
-Gnagnagna.

Albérich grimaça. Peut-être n'aurait-il pas dû les prendre au pied de la lettre... Il avait cru bien faire et voilà qu'ils avaient peur, maintenant. Décidément, il n'avait pas l'habitude des enfants, lui non plus. Il avait bien songé à leur conter l'une des multiples aventures héroïques de Lathandre, mais il avait eu l'impression que la chose serait peu populaire.
" Je suis désolé si je vous ai mis mal à l'aise... Si vous êtes un peu... inquiets... Je suis sûr que vous pouvez venir dormir avec Hubert ou avec moi. Je... me rattraperai avec quelque chose de moins terrible demain soir."

-Ah non, hein ! Demain, il faut que ça soit encore plus terrible !
-Encore plus ?
-Ben là, c'était juste un peu terrible.
-Ça t'a quand même fait de l'effet.
-Juste parce que je me suis bien mise dedans, parce que c'est plus rigolo comme ça ! Et c'était pas dur, vu que c'était bien raconté.
-C'est vrai. Messire Albérich, je crois que vous rendriez jaloux les bardes de la Communauté.
Le petit garçon lui sourit.
-Merci pour le temps que vous nous avez consacré.
-Oui, merci, c'était très gentil. Et donc, demain, encore plus terrible !

" Je vais voir ce que je peux faire... Ce n'est pas exactement ma spécialité. Mais merci pour vos compliments. Si j'ai pu vous faire plaisir, je suis content."
Il se leva.
" Maintenant dormez bien. Je sais que je n'ai pas vraiment le droit de dire ça, mais... Lathandre veille sur vous."
Sur un sourire, il se releva et souffla la bougie qui les avait illuminés jusque là. Il songea que le lendemain, il prendrait le temps de leur conjurer une torche magique, histoire de simplifier les choses. Puis il partit en direction de sa chambre en espérant qu'Hubert, qui avait probablement tout entendu, ne le sermonnerait pas.

Alors qu'Albérich débutait son histoire - histoire que lui-même écoutait d'une oreille -, Hubert avait déroulé le parchemin et découvert ce que représentait la gravure.
C'était une vue d'ensemble de Luménis, exécutée et colorée avec talent, conservée avec soin, aussi, ce qui avait préservé la netteté des traits et la vivacité des teintes. Elle datait assurément de la jeunesse du Loup Blanc, car certains détails différaient de ce qu'avait pu observer le paladin juste avant son exil. Mais en dehors de cela, la cité était pareille à son souvenir, et la qualité de l’œuvre ne rendait cette vision que plus déconcertante.

Hubert sentit une légère mélancolie l'envahir, le souvenir d'un temps béni, ancien, ailleurs. Il avait été jeune, alors, idéaliste et enflammé, preux parmi les siens, dans l'atmosphère toute particulière de la commanderie.
Ou alors c'était une reconstruction de sa mémoire. Une image idéale de quelque chose d'inaccessible. La nostalgie. Elle était si peu lathandrite.
Robert avait raison et tort.
Oui, il pouvait espérer y retourner un jour. Albérich était certainement un atout, à cet égard. Il avait des contacts haut placés, des amis qui pourraient peut-être faire changer la situation, atteindre un compromis avec Maelwedd...
L'idée même d'adresser la parole à cette ordure l'emplit une seconde de rage et il replia le parchemin, précautionneusement, avant de le ranger.
Mais même s'il rentrait à Luménis, rien ne serait plus pareil. Les paladins avaient été décimés et il n'était plus le même homme. Comme il l'avait dit la veille à Giovanni, on pouvait admirer le passé, mais il était à jamais révolu.
Il soupira, demeura immobile un instant. Il entendait Albérich parler sans parvenir à écouter ses paroles.
Luménis. Albérich se défendait de vouloir y retourner dans l'immédiat et c'était sans doute mieux pour tout le monde.
Il se demanda, un moment, pourquoi le Loup Blanc avait conservé cette gravure, jusqu'à l'emporter avec lui au bout des Landes. Il réalisa combien il avait mal connu Robert et cela le rendit un peu triste. Quand Alban serait prêt... ou Marthe... il leur demanderait de lui en parler. Il adressa une prière à Lathandre, pour l'âme du chevalier perdu. Il aurait tant aimé pouvoir le ramener, lui qui le méritait plus que tous...
Il songea alors à ces enfants cannibales... à la possibilité qu'ils aient conservé quelque chose... Pris d'une subite impulsion, il se leva et quitta la pièce. On lui avait dit que certains étaient retenus dans le sous-sol... les pires... ceux qui sauraient.

Il parcourut donc les couloirs, passant devant des huis à travers lesquels filtraient l'écho feutré de conversations. Il descendit au rez-de-chaussée, presque désert même si quelques colons s'attardaient dans l'une ou l'autre des salles communes, rallia une rampe et atteignit les sous-sols. Là, il ne tarda pas à repérer les cellules : d'abord parce qu'on avait choisi des pièces aisément accessibles, ensuite parce que c'étaient les seules dont les portes étaient fermées, enfin parce qu'une torche brûlait à proximité. Quant aux clefs, elles étaient suspendues à un crochet, bien visibles.

Il ne perdit pas de temps. Il faisait noir mais il y voyait comme en plein jour. Il n'avait pas peur de ces petites frappes, il pourrait maîtriser n'importe laquelle d'une seule main. Mais il avait juste l'intention de s'entretenir avec le gosse, pas de lui faire peur. Aussi invoqua-t-il la Lumière du Jour sur une pierre trouvée à proximité, avant de déverrouiller la première porte, pour aller à la rencontre de son informateur. Une part de lui-même était consciente de l'absurdité de sa démarche, mais il en avait besoin, sans quoi il ne pourrait pas trouver le repos.

Il avait opté pour la première porte, il tomba donc sur le premier captif enfermé en ces lieux : le meneur qui avait défié Albérich. Le garçon avait probablement bondi sur ses pieds sitôt que le grincement de l'antique serrure s'était fait entendre et il battait à présent des paupières, à demi aveuglé par la lumière qui entrait à plein dans sa cellule. Il avait l'air piteux, dans ses frusques sales, mais il serrait les poings, prêt à se défendre ou, qui sait, à assaillir son visiteur.

Hubert referma la porte derrière lui et jeta un regard dur à l'enfant. Il s'appuya ensuite à l'huis, bras croisés.
" Rassieds-toi. Je veux te parler. N'essaie pas de faire n'importe quoi, je suis plus grand et plus costaud que toi."
Restait à espérer que le môme parlait un peu le commun, ce qui n'était pas garanti. Pendant une seconde, le paladin se sentit désoeuvré. Qu'est-ce qui lui avait pris, de se ruer jusque là, sans réfléchir ?

Le garçon ne bougea pas d'un pouce. A sa posture, le paladin eut l'impression de faire face à un fauve aux abois, acculé mais prêt à se défendre et sans doute capable, dans une certaine mesure, de donner du fil à retordre à un assaillant. Son regard, s'habituant progressivement à la luminosité, se faisait scrutateur, guettant le moindre geste d'attaque, la moindre ouverture...
-Je sais pourquoi vous là, gronda-t-il. Pas pour parler.
Il cracha par terre, aux pieds du paladin.
-Je pas me laisser faire, oh non.

Hubert demeura un instant interdit, avant que la lumière ne se fasse dans son esprit. Il était descendu en pleine nuit, vêtu d'une simple tunique, dans la cellule d'un prisonnier. Livide, il sortit précipitamment de la pièce, referma à double tour, replaça les clés sur leur crochet et gagna l'étage. Il sortit à l'extérieur, dans la cour, s'offrir une bouffée d'air frais. Avant même d'avoir atteint les remparts, il devina qu'il pleurait. C'était la résurgence d'une honte ancienne, d'accusations mensongères qui lui avaient pourri la vie à la commanderie, l'obligeant à étaler sa vie privée pour laver son honneur. Ses pairs l'avaient soutenu mais par souci d'apaisement, il avait quand même été forcé de céder aux exigences du gosse qui l'avait accusé. Son propre écuyer. Florent de Montaigu. Il voyait encore son visage arrogant de fils de comte comme si c'était hier. Il était adulte, désormais. Peut-être même était-il devenu paladin... un comble.
Il sécha ses larmes du bout des doigts. Il n'avait rien à se reprocher. Il n'avait jamais rien eu à se reprocher. Mais il se sentait fragilisé, suspect, vulnérable. Giovanni avait beau dire, les choses n'étaient pas aussi simples qu'on pouvait l'espérer.
Encore tremblant, il se mit à songer à Antelucas. Telle était peut-être la destination à envisager, tout bien réfléchi : le lieu de tolérance où il n'avait pas encore porté ses pas.

Derrière lui, quelques lueurs subsistaient aux fenêtres du château.
Ailleurs, en revanche, les ténèbres régnaient en maîtres absolu. La cité en ruine était plongée dans le noir, tout comme la cour, tout comme les remparts. À l'exception notable, les concernant, de la partie du chemin de ronde située au-dessus des portes, où l'on voyait les torches des sentinelles, et d'un ou deux autres points ou luisaient celles des patrouilles.
Même s'il ne s'en rendait pas compte, il faisait froid, terriblement froid, et des flocons tombaient des nues obscures.

Hubert avait la triste habitude de ces moments de désarroi. Il avait souvent été seul pour les affronter. Les années où il avait pu compter sur une oreille voire une épaule compatissante se comptaient sur les doigts d'une seule main. Il fit le vide dans son esprit, se répéta ses voeux de paladin, une ancienne technique à laquelle il avait fait appel mille fois auparavant pour retrouver foi, calme, dessein.
Mais les choses devaient rester enfouies, sinon les regards changeraient, il le savait bien.
Un peu rasséréné, il reprit le chemin de la forteresse puis de sa chambre. Il se sentait plus incertain que jamais, avec la peur que le gosse cannibale, demain, mentionne son passage. Mais il ne pouvait rien faire pour l'empêcher, rien du tout, et il sentit un gémissement naître dans sa gorge. Tout pouvait s'écrouler si vite...
Arrivé devant les appartements qu'il partageait avec les enfants et Albérich, il renonça à franchir la porte. Une partie de lui-même avait envie d'enfourcher Grand Vent et de fuir le plus loin possible, loin de la rumeur et de sa réputation entachée... Il paniquait, c'était stupide, mais c'était le propre de la panique. Il ne contrôlait pas l'avalanche de possibles qui se déchaînait en lui.
Il compta les portes. Rebecca. Agathe. Philibert. Giovanni.
Il frappa à l'huis. Le barde devait pouvoir le comprendre et l'aider, c'était le seul espoir qu'il entrevoyait.

Un fin rai de lumière filtrait, sous la porte, et il percevait l'odeur ténue de l'encens.
Il entendit des pas feutrés. L'instant suivant, la porte s'ouvrait, révélant un Giovanni en tunique de nuit.
-Hubert ? Qu'est-ce...
Il s'interrompit en remarquant l'expression du paladin.
-Entre, ajouta-t-il simplement.
L'intérieur de sa chambre était aussi dépouillé que les autres.

Le paladin se précipita à l'intérieur, comme s'il craignait d'être vu par quelqu'un dans le couloir. L'angoisse l'empêcha de se poser, mais il finit par s'immobiliser près de la fenêtre. Il fallait qu'il se maîtrise.
" J'ai fait une bêtise, finit-il par dire, la voix cassée. Je suis allé voir un des gosses barbares... je sais, c'était stupide mais... si jamais ils avaient conservé une part de Robert, nous aurions pu le ramener et... je voulais savoir... j'étais... je n'ai pas réfléchi... Je me suis rué là et... le gamin, quand il m'a vu surgir... à moitié nu... dans sa cellule... Oh, Giovanni, il s'est mépris sur mes intentions..."
Il nicha son visage au creux de ses mains, poussa un soupir misérable.
" Certains bardes... Je sais que vous pouvez... modifier la mémoire, n'est-ce pas ?"

-Respire, Hubert. Tout va bien. Tout va très bien, fit le barde d'un ton doux.
Il referma la porte, se dirigea vers son sac et en tira une flasque qu'il lui tendit.
-Allez, prends une gorgée. Boire pour se remonter le moral, ça n'est pas recommandé, mais juste une lampée, ça réconforte.
Il lui posa une main légère sur l'épaule.
-Ensuite, tu me réexpliquera calmement la situation.

Le breuvage était fort et Hubert toussa. Ensuite, il se laissa tomber assis sous la fenêtre et demeura prostré là un moment.
" Ce gosse va m'accuser d'avoir essayé de le molester, Giovanni. Je ne le supporterai pas, souffla-t-il. Ça m'est déjà arrivé par le passé... C'est une tache dont on ne se débarrasse pas aisément, même quand les gens n'y prêtent pas crédit... A Luménis... Mes supérieurs ne m'ont plus jamais confié de garçon, après que... que j'ai eu ces ennuis. Je n'avais pas approché le gosse, nous nous détestions cordialement... Mais malgré tout, le simple fait que je sois... porté sur les hommes... C'était suffisant. Ici... Les gens ne savent pas mais... imaginer... la suspicion... Après tout, tu t'en es rendu compte... Je ne le supporterai pas."

Le barde, qui n'avait pas la même résistance au froid, récupéra sa couverture avant de venir s'assoir à ses côtés.
-Je comprends que ce soit une blessure douloureuse et qui peine à cicatriser. Je le comprends vraiment. C'est une accusation classique que les bas du front ou les ultra conservateurs profèrent souvent à l'encontre de ceux qui sont dans ta situation ou dans la mienne, à savoir ceux qui aiment autant les femmes que les hommes.
Il soupira.
-Je pourrais effacer cet épisode de la mémoire de notre invité, oui. Mais est-ce que ce ne serait pas, quelque part, laisser la victoire à tes stupides accusateurs de jadis ? Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux que tu saisisses cette occasion pour enfin refermer la plaie, la laisser à jamais derrière toi ? Tu sais, ici, personne, absolument personne ne croira le jeune barbare. Personne ne nourrira, ne fut-ce qu'un seul instant, le moindre doute te concernant.

Hubert essuya ses larmes de ces paumes.
" J'ai l'impression d'être revenu en arrière, dans ce vieux cauchemar... Je me sens tellement seul, Giovanni, tu n'as pas idée... Je suis content de t'avoir trouvé, d'avoir trouvé quelqu'un qui peut... juste un rien... mesurer... Je ne sais pas. Tu as sans doute raison... Les gens ne le croiront pas. Mais je suis un paladin, je ne peux pas nier que je suis allé dans sa cellule cette nuit... et que j'ai pris peur... et est-ce que cette peur n'est pas un aveu suffisant ? Est-ce que les gens n'y verront pas une certaine culpabilité ? Quelqu'un d'autre aurait sans doute ri de la méprise... Moi... Ça a fait ressortir tant d'angoisse, brusquement. Tant de choses refoulées, enfouies, tues, parce que c'était mieux, c'était nécessaire, pour la réputation de la commanderie, et la mienne, et celle de ce sale gosse pourri qui voulait se débarrasser de moi..."

-Hubert, tu n'as rien à te reprocher. Ni pour ce qui s'est passé aujourd'hui, ni pour ce qui s'est passé hier. Rien de rien. Ne laisse plus ces salauds te pourrir la vie davantage qu'ils ne l'ont déjà fait.
Le barde lui serra doucement l'épaule, apaisant.
-Bien sûr, le fait que tu sois allé trouver cet invité en pleine nuit pourrait étonner, mais si tu l'as fait, c'est qu'il s'est passé quelque chose avant, non ? Quelque chose concernant Robert et qui t'a bouleversé... Ensuite, oui, ta réaction pourrait aussi sembler bizarre, mais pas si tu expliques son pourquoi. Si tu dis que tu as déjà été victime de fausses accusations, que cela a fait subitement ressurgir toute ta souffrance enfouie, refoulée... Les gens feront mieux que te comprendre, Hubert : ils auront de l'ampathie pour toi. Enfin...
Il eut un calme sourire.
-Se sentir seul, se croire isolé, c'est le lot des personnes dans notre situation. Mais c'est une erreur : tu n'es pas seul, loin s'en faut, c'est juste que les autres sont en règle générale aussi discrets que tu l'es. Mais je puis t'assurer que ni toi, ni moi ne sommes des cas isolés, que ce soit sur Hélonna en général ou dans la Communauté en particulier.

Ces dernières paroles le firent relever les yeux. D'autres ? Dans la communauté même ? Il se sentit curieusement soulagé, comme moins isolé, une seconde. Bien sûr, il avait toujours su qu'il n'était pas réellement seul, mais à Solarcis, une fois capitaine, il avait veillé à ce que rien ne vienne faire de l'ombre à son autorité, aucun racontar, aucune rencontre au mauvais endroit au mauvais moment. Il avait au moins appris ça, de ses déboires luméniens.
" Même si les accusations de Florent étaient mensongères... Je n'ai pas envie de revivre tout ça, de devoir à nouveau expliquer, raconter... C'est ma vie privée, c'est mon passé... Ils n'appartiennent pas aux autres, à leur curiosité... et les gens... L'adage dit qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Ils se demanderont pourquoi on a raconté ces horreurs à mon sujet, pourquoi le gosse me détestait tant... C'est ouvrir la porte à... un examen de toute mon histoire. Les gens en viendront à parler de mon bannissement, de ses causes, immanquablement, cela va miner mon autorité... Je ne veux pas devenir celui qu'on plaint en surface, tout en s'inquiétant des failles de ma personnalité... Même si... je n'ai pas besoin d'être un héros sans tache et si on estime que ma place n'est pas à la tête de nos soldats, et bien, je me retirerai mais..."
Il soupira douloureusement.
" Je ne veux pas que ça atteigne Alban et Ruth. Et je ne veux pas que ça atteigne Albérich."

Giovanni acquiesça, demeura silencieux quelques instants.
-Tout serais tellement plus simple si tu parvenais à ne plus en avoir honte, à l'assumer, à oser dire "Je suis comme ça"... Je sais que la société ne favorise pas une telle démarche ; je sas aussi qu'il est des lieux où il vaut mieux le cacher, tant ils sont... étroits d'esprit. Mais ça n'est pas partout pareil. Et exception faite d'Antelucas, je pense que s'il y a bien un endroit où tu pourrais... être toi-même, c'est bien la Communauté.
Il sourit, à nouveau.
-D'ailleurs... Aux grands mots, les grands remèdes.
Il le regarda droit dans les yeux.
-T'es-tu déjà demandé pourquoi Robert s'est sacrifié pour sauver Louis ?

Hubert fut pris au dépourvu par la question et dévisagea le barde sans comprendre.
" Parce que... C'était la chose noble à faire... Donner sa vie pour un pair... Robert était comme ça. Et Louis est le meilleur ami d'Etienne, sans doute craignait-il que... oh..."
Il se tut, incrédule.
" Etienne et Louis sont amants ?"

-Oui, fit simplement Giovanni.
Il soupira.
-Aussi noble qu'ait été Robert, et les dieux savent qu'il l'était, je ne crois pas qu'il se serait sacrifié, sans cela. Il avait beaucoup d'affection pour Marthe et il aimait Alban comme son propre fils. Même s'il s'avait que tu étais là pour le remplacer, je ne croi s pas qu'il aurait couru à une mort certaine en les abandonnant derrière lui. Mais voilà : il savait que si Louis mourrait, Étienne ne s'en remettrait pas. Et il savait que la Communauté avait besoin d’Étienne.

Mouché, Hubert resta silencieux quelques secondes.
" Je comprends mieux pourquoi Louis était aussi démoralisé à l'idée de repartir vers Grand Estuaire... Ça a dû être terrible pour lui... et pour Etienne... de devoir se séparer dans une situation aussi critique." murmura-t-il.
Il fixa le vide un moment.
" Je ne me suis jamais douté... J'ai partagé leur tente, pourtant..."
Il secoua la tête.
" Mais Etienne n'en dit rien, lui non plus. Ce ne sont pas de grands remèdes. C'est juste la preuve que même ici, cela reste un aveu critique."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue