La Couronne de Cuivre

" Vers l'amont, évidemment, dit Lola en riant. Les rivières coulent à l'envers dans ton monde ?
— Moi je trouve qu'on devrait rester ici un peu, y'a plein de choses tout à fait intéressantes à regarder.
— Scandaleux.
— Moi je me lave pas."
Titus, lui, avait commencé à cueillir des fleurs.

Un peu déconcentré par le spectacle, le barde fit néanmoins non de la tête à l'intention de Lola : évidemment, les rivières coulaient dans le même sens dans leur monde. Et il regarda donc en direction de l'amont, en quête d'endroits agréables mais moins peuplés.
-Je ne peux pas t'y obliger mais c'est dommage de ne pas en profiter, dit-il à Marius. D'ailleurs, Victor et Baptiste, eux, ne feront aucune difficulté...

Il suffisait de suivre le courant de la rivière, mais pour l'heure, il y avait des gens à tous les niveaux. La rivière était large et encombrée.
" On peut prendre une barque pour remonter ? demanda Baptiste. Regarde celle-là ! On dirait un peu l'Ecureuil, mais en plus petit.
— Une balade sur la rivière, c'est sympa ! dit Lola.
— Je me lave pas."
Titus paraissait incertain.
" Je sais pas nager."
Victor, lui, s'était abandonné dans la contemplation du spectacle.

-S'il y a possibilité d'emprunter une barque, c'est une très bonne idée.
Il sourit à Titus.
-Ne t'en fais pas : tu ne tomberas pas à l'eau durant notre navigation. Et ensuite, eh bien... Si cela te tente, nous pourrions commencer à t'apprendre à nager. Sinon, tu pourras rester sur le bord, là où tu as pied : tu ne risqueras rien.

" Est-ce qu'il n'y a pas une chose pour chaque usage ? demanda-t-il en repassant au sylvestre tandis qu'ils descendaient vers la berge. Des ailes pour voler, des nageoires pour nager, des sabots pour galoper, des mains pour construire ? Est-ce que ce n'est pas ce que veut la nature ?"
Les barques s'alignaient le long de la rive, certaines à col de cygne, d'autres à tête de dragon, de cerf ou de loup.
" Comment on va choisir ?
— On prend toujours le dragon, voyons !"
Victor se tourna vers Taliesin.
" Avec ça, on ne l'a même pas vu, ton dragon ! Celui que tu allais nous montrer !"

-Il n'était vraiment pas en bon état, et vous le montrer ainsi aurait été fort peu charitable pour lui. Mais nous nous entendions très bien : il n'est donc pas impossible que nos chemins se croisent à nouveau et que vous le découvriez alors au mieux de sa forme.
Il observa les barques.
-Si le dragon va à tout le monde, embarquons !
Puis, à Titus :
-Nombre d'êtres qui ne sont pas aquatiques adorent se baigner : les humains et les elfes, par exemple. Alors pourquoi pas les faunes ? Bref, si cela te tente, tu ne dois pas te poser de questions. Et si cela ne te tente pas, tu n'es obligé à rien.

" Après, je vais sentir le poil mouillé. Ça sent mauvais, le poil mouillé, tout le monde sait ça."
Un petit être ruisselant attendait près de la barque. Il ressemblait à un poisson pourvu de deux jambes de grenouille. Ses yeux globuleux, jaunes, se posèrent sur la fine équipe.
" Bienvenue à bord, matelots ! Le Dragon des Mers vous accueille pour une remontée de la Chantante ! On garde les mains à l'intérieur, on ne jette rien dans l'eau, et on profite !"

-Tu pourras rester à sécher au soleil ! souffla-t-il à Titus.
Puis, sur un clin d'oeil, il se tourna vers le pilote.
-Bien compris !
Ce ne serait pas gratuit mais... ils avaient de quoi payer.

La transaction fut réglée par Marius et ils embarquèrent. La barque se détacha aussitôt du bord et entreprit de rejoindre le centre de la rivière. Le courant était relativement fort, mais l'embarcation se stabilisa sans heurts et entreprit sa remontée. Les enfants cherchèrent à comprendre comment elle se propulsait, mais ils ne virent rien qui puisse l'expliquer. La rivière bruissait de mélodies compliquées, d'où son nom de rivière chantante. Il y avait même moyen de deviner des paroles lorsqu'on passait à proximité de certains rochers.
Dans l'eau, des ondins et des sirènes, des chevaux aquatiques, des tortues et des serpents colorés, nageaient. Certains saluaient les voyageurs, d'autres les ignoraient. Parfois, une créature plus timide les observait depuis le couvert des joncs ou sous un nénuphar. Des femmes ravissantes étaient assises sur des rochers émergés ou surplombant la rivière, certaines chantaient, d'autres peignaient leurs longs cheveux, toutes leurs décochèrent des clins d'oeil et des petits signes de la main, l'une ou l'autre envoya un baiser à Victor (du moins en était-il persuadé). Baptiste jura avoir vu un poisson plus grand que leur barque passer en dessous d'eux. Un cygne vint se poser plus loin et se métamorphosa aussitôt en jeune homme. Une douzaine de rats, tenant chacun la queue du précédent dans leur gueule, nagèrent un moment à leurs côtés avant de disparaître dans les roseaux.
" La Chantante est très dangereuse, en temps normal, dit Lola. Tout y est piège, et rares sont les créatures des eaux qui n'entendent pas noyer le promeneur.
— Je ne me lave pas."

Le barde leva les yeux au ciel
-En effet, tu ne te laveras pas. et tu ne te baigneras pas non plus : tu n'as pas la permission, dit-il d'un ton dégagé.
Puis, à l'ensemble du groupe !
-C'est vraiment une chance pour nous d'être arrivés ici au moment du festival : nous pouvons découvrir, voire rencontrer des êtres dont, en temps ordinaire, il aurait mieux valu nous tenir éloignés...
Une vraie chance, oui.

Leur barque continua sa progression le long de la rivière, jusqu'à atteindre une zone de rapides.
" C'est ici que la promenade s'achève, annonça l'être grenouille-poisson. Le cours de la Chantante ne permet pas de le remonter davantage sans risque d'être broyé ou aspiré dans un tourbillon. Mais rien ne vous empêche de rester sur la rive et de monter jusqu'à la cascade aux nénuphars."
C'était manifestement ce que faisaient de nombreux visiteurs car il y avait toujours des gens, de part et d'autre du courant.
" Comment ça, j'ai pas le droit de me baigner ?" demanda Marius, mécontent.

-C'est comme ça, tu n'as pas le droit, lui répondit-il d'un ton dégagé.
Et, se disant que sa technique était peut-être bien en train de fonctionner, il adressa un large sourire à leur pilote.
-Merci beaucoup pour cette balade : c'était vraiment très agréable.
Il était sincère : il avait vraiment apprécié.

La grenouille-poisson se contenta de fermer un oeil, puis l'autre, puis lâcha une bulle qui s'envola vers le ciel. Victor pouffa en mettant pied à terre, tandis que les autres suivaient.
" Qui t'es pour décider que je peux pas me baigner ? continua Marius. T'es pas mon père !"
Victor jeta un coup d'oeil éloquent au barde, tandis que Lola et Baptiste prenaient les devants pour escalader les berges qui longeaient la zone de rapides. Titus fut, rapidement, en tête de leur équipage, bondissant de roc en roc sans la moindre difficulté.

-Non, mais je suis l'adulte du groupe et, en tant que tel, j'ai décidé que tu ne te baignerais pas. Par conséquent, je serais extrêmement vigilant et je veillerai à ce que tu ne mettes pas un pied dans l'eau, répondit-il, tranquille, gratifiant Marius d'un sourire désarmant.
Puisque les autres avaient décidé de partir sans tarder, ne lui restait plus qu'à les suivre...

" Je vais dans l'eau si je veux !" s'exclama Marius.
Et sans attendre, il sauta dans l'eau juste là où ils se trouvaient. Mais ils étaient au sortir des rapides et le courant était très fort, si bien qu'il faut aussitôt emporté vers l'aval.
" Oh zut, dit Victor.
— Marius ! Il faut faire quelque chose !"

Ça avait marché.
Mais ça avait trop bien marché.
Et trop vite.
-Çà va aller, dit-il, rassurant, au reste du groupe.
Puis il s'élança le long de la berge.
-Marius, essaie de te raccrocher à quelque chose !
Le gosse était tout proche du bord : s'il savait un minimum nager, l'opération ne serait guère difficile pour lui. En revanche, s'il ne savait pas nager, lui-même devrait plonger.

Il avait été proche du bord, mais le courant l'avait entraîné vers le centre, et la violence des flots aurait réduit le meilleur nageur à un morceau de bois, emporté par la rivière. Taliesin dut courir pour rester à sa hauteur mais commença bientôt à se faire distancer. Ignorant tout du drame, une barque pesante remontait la rivière et le courant entraînait Marius droit dans sa trajectoire. Si le gosse heurtait son étrave, il serait assommé à coup sûr et coulerait comme une pierre...
Mais il n'en fut rien. C'était le festival, après tout. Un ondin en maraude se saisit de l'enfant et le porta jusqu'à la rive, où il le déposa aux pieds du barde, tout crachotant.
" Méfiez-vous de la nature... Elle n'obéit pas aux lois des êtres pensants." dit la créature aquatique, avant de replonger.
Marius se releva, flageolant sur ses jambes.
" Je t'ai dit, je vais dans l'eau si je veux !" vociféra-t-il, aveuglé par sa tignasse trempée.

Le barde leva les yeux au ciel.
-Hum, et que penses-tu du fait que tu aies frôlé la catastrophe ? fit-il d'un ton toujours dégagé, après avoir pris le temps de remercier l'ondin.
Mais il n'attendait pas vraiment de réponse.
Au lieu de cela, une fois remis de ses émotions, il lorgna la rivière : si, près du bord, le courant n'était pas trop fort, cela pourrait constituer un lieu de baignade. Plus haut, en amont des rapides, sans doute ne fallait-il même pas y compter.

Le courant était fort partout, en cet endroit, mais rien ne disait qu'il en serait de même beaucoup plus haut... La rivière était encore large et probablement encore longue.
Les autres les avaient rejoints.
" Je crois que je comprends pourquoi ça ne collait pas bien à l'orphelinat." dit Baptiste d'un ton dégagé.
Victor passa un bras autour des épaules de Marius.
" Je t'aime bien, toi, je crois que je te comprends."
Il jeta un regard noir à Baptiste.
" T'as jamais été dans un orphelinat, toi, tu sais même pas de quoi il s'agit.
— Oui, ben, essaie le Temple de Baine, pour voir, et on en reparle."

-Allez, on continue ! fit-il pour couper court à l'échange avant qu'il ne s'envenime. On va peut-être finir par se trouver un coin tranquille... et sans danger.
Un coin agréable, où ils pourraient logiquement et légitimement prendre plaisir à revenir, le tout non loin de la cascade. Voilà qui serait parfait, voilà qui écarterait les soupçons d'éventuels observateurs.

Ils trouvèrent des endroits sympathiques en amont, des bassins de pierre où se baigner, des zones propices aux barrages, mais la cascade était encore lointaine et, s'ils l'entendaient, ils ne la voyaient point. Il fallait aussi tenir compte du climat du Festival : il faisait noir, ombreux et donc l'eau était très froide. Nul rayon de soleil pour réchauffer le baigneur ce qui limitait fortement le plaisir de la trempette. Les enfants, d'ailleurs, s'ils s'amusaient de la rivière, ne paraissaient pas pressés d'y mettre le pied.

Ils allaient encore continuer d'avancer, en quête d'un lieu qui semblerait particulièrement plaire aux enfants. Et ils y procéderaient à leurs ablutions, ne serait-ce que pour voir si le prétexte de la baignade était totalement à oublier.
Mais dans ce cas, il ne voyait pas ce qui justifierait qu'ils reviennent ici... et encore moins qu'ils s'y attardent. Ce serait globalement comme pour les deux autre points d'eau fréquentés par le chamois : leur présence paraîtrait incongrue.
Par conséquent, sans doute faudrait-il compter sur la chance, espérer que personne ne songe à les surveiller...

Mais leur présence n'était pas si incongrue : il y avait des promeneurs et des visiteurs partout. Ils trouvèrent un bassin approprié, mais le voisin était occupé par une bande de farfadets qui jouaient aux ricochets. Un peu plus haut, un singe, un lièvre et un renard discutaient du reflet de la lune, qui perçait droit au-dessus de leur mare. La suivante était le théâtre d'une course de bateaux lumineux.
" Heureusement qu'il fait noir, remarqua Victor en se déshabillant.
— Tu crois qu'on peut faire du feu ?"
Il faisait un peu plus sombre dans ce coin de forêt, mais pas complètement nuit : comme ailleurs, des globes lumineux parsemaient la voûte des arbres.

-Bonne question...
Il se tourna vers Lola, comme toujours en ce genre de situation.
-Alors, serait-ce mal vu d'allumer un petit feu de camp ?
Il craignait que oui.

" Tu risques de pas l'avoir pour toi tout seul longtemps, ton feu de camp. Les follets vont venir, et sans doute des sautets, et on aura de la chance si on n'a pas le diable. Non, les feux, c'est pas très indiqué quand on n'est pas soi-même... un feu. Puis si près de l'eau, c'est presque de la provocation..."
Elle haussa les épaules.
" C'est bête, on aurait dû prendre les couvertures pour se sécher."

Certes. Malheureusement, il n'avait pas pu prévoir qu'ils viendraient ici : c'était l'entrevue avec le prince qui en avait décidé.
-Si vous craignez vraiment d'avoir froid, on peut aller les chercher, proposa-t-il. Sinon, bah, vous n'aurez qu'à courir, sauter... Cela aidera !
Il eut un regard pour Marius, déjà complètement trempé.

Marius avait l'air tout à fait tranquille mais Taliesin le surprit à frissonner. Victor fut à l'eau en moins d'une seconde, Baptiste se contenta d'y mettre un pied, un autre, puis de renoncer et de retourner s'asseoir près de Taliesin. Titus, lui, observait l'eau avec méfiance.
" Pourquoi on vient ici ? demanda Baptiste. C'est joli mais... on n'a pas besoin de se laver, si ? On peut tenir quelques jours. On a déjà fait bien pire."

-Ne pas se laver quand on n'en a pas la possibilité, c'est une chose ; ne pas le faire quand on peut, c'en est une autre. En plus, je ne sais même pas à quand remonte votre dernier bain.
Il se tut puis reprit, légèrement plus bas.
-Pour le reste... Disons que ça aurait été idéal si nous avions trouvé, dans les parages, un lieu que vous aimiez beaucoup et où vous auriez eu très envie de revenir. La baignade me semblait une bonne idée, vu que d'ordinaire vous aimez bien ça, mais... Je dois admettre qu'à moins de trouver une source d'eau chaude dans les parages, c'est loin d'être l'idéal.

" Pourquoi, au juste, veux-tu que nous revenions... Oh... Je vois. Enfin, je ne vois pas, mais je vois."
Il grimaça.
" Tu ne crois pas qu'on pourrait juste... envoyer un espion ? Avec Titus et Lola, on a un certain nombre de possibilités."

Il secoua la tête. Puis chercha soigneusement ses mots.
-Nous sommes en groupe : il serait surprenant que nous nous séparions longtemps.
Non, décidément, tout ça n'était pas simple.
-Enfin, peut-être qu'à un moment, je vous demanderai ce que vous avez vraiment, vraiment envie de faire. Et peut-être qu'alors, vous me répondrez que vous avez vraiment, vraiment envie de revenir ici.

La Couronne de Cuivre

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