La Couronne de Cuivre

" Hum. Ça tient sans doute au physique de vos mâles..." murmura l'elfe avec une grimace éloquente.
Mathilde rit de bon coeur.
" De surcroît, les femmes elfes font nettement moins d'enfants que les femmes humaines. S'acoquiner avec un humain... C'est perçu comme du gaspillage. Pour être honnête."

Astrée avait rit également de la remarque spontanée concernant le physique des humains. Il fallait croire que les goûts elfiques étaient particulièrement différents de ceux des humaines. Mais l'explication de la fécondité rejoignait ce qu'on lui avait déjà dit.
" Je comprends bien... "
Elle songea subitement à Dymphéa.
" Mais il y a sans doute pire que s'acoquiner un moment avec quelqu'un d'une autre race. Je connais une elfe, enfin, une ex-elfe, qui a choisi de changer de race. L'amour fait parfois faire des choses incroyables... Mais je crois que pour sa famille, elle... n'existe plus vraiment."

" Elle est perdue, cela n'est pas étonnant. Et c'est proprement incompréhensible." dit l'elfe sans agressivité aucune.
Mathilde rit doucement et se tourna vers Astrée.
" En fait, c'est vous la romantique. Je vais vous prêter mon Mystéria dès que je l'ai terminé.
— Mystéria ? Pas celui sur les elfes, j'espère.
— Il y en a quatre sur les elfes, sans vouloir vous effrayer.
— Quatre ?!
— Oui.
— Correllon en soit témoin, je ne sais pas s'il y a pire affront."

Astrée leva les yeux au ciel et rit de bon cœur à son tour.
" Faut croire que les elfes, ça fait rêver.... Mais... je crois qu'il vaut mieux ne pas chercher à imaginer ce qu'il y a dedans. Elle n'a sûrement jamais songé à une histoire entre une elfe et un centaure, mais connaissant sa réputation, elle a dû trouver bien plus improbable et absurde... Donc non, définitivement, je vous laisse votre bouquin. Puis de toute façon, je préfère vivre de vraies rencontres que les lire," ajouta-t-elle, d'un ton légèrement rêveur.
Elle ne se serait pas décrite comme romantique mais.... et puis d'abord, qu'est-ce qu'un type comme Mathieu pouvait bien comprendre à ces choses-là?

" Je pense que Mystéria avait bien plus d'imagination que vous ne le pensez." dit Mathilde avec un sourire goguenard.
L'elfe se leva.
" Bon. Je vais vous laisser profiter du soleil pendant encore un moment. Rappelez-vous des consignes : on ne fait rien monter à bord, même si c'est un nourrisson qui se noie en poussant des cris déchirants. D'ici une heure, vous devrez descendre, alors prenez le soleil là où il se pose."

Astrée acquiesça avec une grimace.
" Une heure, déjà.... Mais merci. Pour votre aide et pour les conseils", fit-elle avec un sourire.
Et aussi pour le petit moment de bavardage agréable, ajouta-t-elle mentalement.
Elle songea qu'elle aurait dû lui demander pourquoi les barges ne prenaient jamais d'hommes à bord. Histoire de savoir si ce que faisait Mathieu était anecdotique, ou grave. Mais c'était trop tard.

Et l'heure suivante se déroula presque sans incidents... Presque. En effet, plusieurs fois, Astrée crut voir quelqu'un sur la berge, une silhouette, les observant depuis le couvert des arbres, partiellement cachée par l'ombre, mais révélant une jambe ou une main, parfois un fragment de visage. Peut-être étaient-ce des elfes qui les regardaient passer, peut-être tout autre chose. A la faveur d'un méandre plus large de la rivière, la jeune femme aperçut aussi toute une série de cadavres flottant ventre à l'air : des poissons, un lapin, un renard, une biche, puis un humanoïde, elfe ou humain, difficile à dire, car seul son dos et ses fesses affleuraient, le reste disparaissant dans l'eau trouble de la Sylvestre. Personne ne le remarqua à bord et la barge poursuivit sa route.
Mathilde avait repris sa lecture, mais vu la vitesse à laquelle elle avançait dans son petit livre, il n'était pas difficile de deviner qu'elle n'était pas très concentrée. Enfin, Gaelin reparut sur le pont et invita les deux jeunes femmes à descendre avec lui jusqu'à la coquerie.

Astrée avait observé les étranges phénomènes en se gardant bien de réagir, fidèle aux consignes données. Elle s'inquiéta, bien sûr, de tous ces cadavres, mais personne n'était disponible pour répondre à ses questions, aussi ne put-elle qu'inventer des suppositions abracadabrantes...
Mais l'heure passa trop vite et elle suivit Gaelin sans enthousiasme. Passer la nuit et une bonne partie de la journée du lendemain enfermée ne lui plaisait guère, et elle n'appréciait pas forcément que ce soit en compagnie de Mathilde. Même si celle-ci savait être tout à fait charmante et agréable.... ça l'agaçait. Et puis.... elle avait toujours réponse à tout. Bon, mais elle n'allait tout de même pas donner raison à Gaelin qui parlait de concurrence entre elles. Bien sûr, elle ne ferait jamais le poids contre Mathilde dans une conversation : elle avait bien plus de répondant qu'elle, plus d'humour, trouvait toujours quelque chose d'intelligent à dire. Contrairement à elle. Mais ce serait puéril d'en prendre ombrage, tout de même : elles étaient simplement différentes.
Non, dans le fond, elle avait surtout du mal à la cerner. Elle jouait la comédie avec tant de naturel qu'il était difficile de savoir si elle était parfois sincère. Elle ne pouvait pas lui faire confiance.

" Bien, dit Gaelin une fois qu'ils furent sous le pont. Nous allons encore voyager une heure environ, puis nous accosterons pour la nuit. Vous ne devez en aucun cas quitter le bord ou les cales d'ici à ce que je vienne vous chercher, demain matin. La coquerie est à votre disposition, tout comme votre chambre, bien sûr. Vous pouvez vous cuisiner quelque chose... Il reste du poisson de ce midi, il y a aussi un canard sauvage, si vous préférez vous faire rôtir du gibier. Tenez-vous en aux aliments que vous reconnaissez si vous ne voulez pas avoir de mauvaises surprises. La salle d'eau est tout à l'avant du bateau, pour les besoins pressants. Nous nous arrêterons demain en fin de matinée, si vous voulez vous laver."
Il les dévisagea, l'une puis l'autre.
" Des questions ?"

Astrée secoua la tête.
" Aucune, c'est parfaitement clair. On reste cachées sous le pont jusqu'à demain."
S'il fallait garder un silence complet, il l'aurait précisé. Mais elle comptait de toute façon éviter de faire trop de bruit, par prudence. Elle n'avait pas oublié les silhouettes entrevues... même s'il s'agissait sûrement de la guenaude.

Gaelin remonta et ferma la trappe de la soute, les enfermant dans la pénombre. Mathilde retourna vers leur chambre et revint, quelques minutes plus tard, sans son livre mais avec des documents divers, qu'elle étala sur la moitié de la table de la coquerie, respectant une frontière tacite entre l'espace qui lui revenait et celui dévolu à la druidesse. Elle ne chercha pas à engager la conversation. Autour d'elles, le murmure de l'eau était à peine perceptible, mais on devinait les mouvements de la barge et, toujours, le son étouffé de pas se déplaçant sur le pont.

Une soirée et une matinée à s'ennuyer... Misère.
Astrée n'aimait pas être enfermée, mais elle avait appris la patience, et visiblement, sa comparse aussi. A tout hasard, elle alla chercher son unique livre, le guide de la route sur laquelle elle ne se trouvait pas, au cas où elle y trouve quelques informations générales utiles.. mais elle en doutait. Puis elle n'avait pas envie de lire tout de suite. Elle en profita donc pour ramener de quoi faire du thé, et mit de l'eau à bouillir, en quantité suffisante pour deux bien sûr.

Plus elle songeait à la suite de sa traversée, plus elle se disait qu'elle avait envie de poursuivre en barge. Partir sur la route ne lui apporterait rien de plus : il fallait un guide pour pénétrer en Lorien, quelqu'un qui connaisse la forêt. Et trouver un guide, comme ça, sans raison particulière, sans envie particulière autre que marcher dans les bois et voir ce qu'il était possible de voir... oserait-elle seulement demander ? Et puis, elle pourrait le faire au retour. Alors que dans l'immédiat, visiter la Lorien par voie fluviale avec l'elfe aux cheveux blancs comme guide lui plairait beaucoup plus. C'était quelqu'un d'intéressant à écouter. Sauf qu'il n'apparaissait quand quand elle disait ou faisait une bêtise...
Mais de toute façon, rester sur la barge nécessiterait de rendre un service pour lequel le capitaine se sentirait redevable envers elle. Autant dire qu'il fallait compter sur un petit miracle. Mais si seulement c'était possible.... alors elle comptait bien se saisir de toutes les opportunités. Le seul souci était que Mathilde ferait de même, et certainement avec plus de talent...
" Vous voulez du thé?", finit-elle par demander, réalisant que l'eau était à ébullition.

Mathilde leva les yeux, la dévisagea une seconde avec un demi-sourire, puis acquiesça.
" Pourquoi pas ? Oui, merci. Enfin seulement si vous promettez de ne pas m'empoisonner avec une de vos plantes mortelles."

Astrée leva les yeux au ciel.
" Je n'ai jamais empoisonné personne, protesta-t-elle avec un petit peu trop de froideur mais en s'efforçant de garder un calme absolu. Et puis d'abord.... pourquoi donc voudrais-je vous empoisonner ?"
Puisqu'elle abordait ainsi le sujet... finalement, autant mettre les choses à plat. Même si ça n'aboutirait certainement à rien : elle se défiait trop de Mathilde.

" Oh, comme ça... Ça vous permettrait d'avoir la barge à vous toute seule... sans intrus."
Elle releva les yeux. Son ton changea.
" Vous m'avez pris en grippe. Je suis désolé de voyager sur le même bateau que vous. Mais je vous rappelle que je vous ai prévenue que telle était mon intention, alors que nous étions encore dans la Forêt. Je ne vois pas pourquoi j'aurai dû vous laisser la priorité. J'ai du travail, moi, à faire de l'autre côté de la Forêt, pas une petite promenade de santé pour me donner des sensations."

Astrée encaissa les paroles, dures, mais... pas totalement fausses. Sauf la fin qui la hérissa. Mais la sagesse commandait de chercher l'apaisement et non le conflit. Elle pinça les lèvres, laissa passer la pointe de colère en émiettant méthodiquement quelques herbes dans l'eau bouillante.
" C'est peut-être un peu excessif, remarqua-t-elle avec calme. Je n'ai rien contre vous, il vous arrive même d'être sympathique. Je vous évite surtout parce que j'ai peur de laisser échapper une parole qui vous trahirait. Je suis un peu mal à l'aise de devoir jouer la comédie, ce n'est pas dans ma nature. Contrairement à vous... d'ailleurs vous jouez si bien la comédie que c'est difficile de vous cerner. ", termina-t-elle d'un ton aussi doux que possible.
C'était un peu édulcoré, mais c'était vrai. Certes, elle lui en voulait de l'obliger à mentir, mais elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même : elle avait embarqué en connaissance de cause. Le reste... n'était pas rationnel.

" Vous n'avez rien à dire. Rien à faire. Personne ne va vous demander si je suis une femme ou un homme, ils n'ont aucune raison de douter. On pourrait vous demander, par contre, comment vous avez volé la dague, l'autre nuit. Vous m'en voulez parce que je leur mens, mais vous leur mentez tout autant. Simplement, pour une raison que j'ignore, votre mensonge vous parait innocent tandis que le mien est scandaleux. Pourtant vous enfreignez leurs règles, vous aussi. Vous n'avez pas plus le droit que moi de vous trouver sur cette barge."
Il croisa les bras.
" Et je suis désolé d'avoir les talents que j'ai. Chacun, dans la vie, fait avec ce qu'il a. Vu votre profession, vous devriez le savoir, et l'accepter, mieux que quiconque. Pour le reste, je ne cause de tort à personne. Je vous ai même rendu service, gracieusement ! Merci l'ingratitude."

Gracieusement, ça n'était pas sûr. Ça pouvait être pour être sûr qu'elle ne parle pas. Mais pas forcément.
Astrée inspira, expira, calmement. Il avait raison, même si ça l'agaçait de le reconnaître. Était-elle donc si transparente ? Elle avait évité sa présence, pourtant, alors comment pouvait-il deviner si clairement son malaise ?
" Je suis désolée, dit-elle doucement, d'un ton apaisant. Et je vous suis sincèrement reconnaissante de m'avoir permis de monter à bord. Pour être franche, j'ai refusé de voler cette dague sur un coup de tête, parce que j'étais en colère. J'ai regretté cette décision sitôt après que vous soyez parti. Dans la soirée, je suis allée voir l'hôtel en question, au cas où je vous croise, pour proposer mon aide... Mais je n'ai pas osé entrer parce que j'avais peur que ma présence fasse tout foirer. C'est peut-être idiot, mais je vous l'ai dit, je n'ai pas vos talents pour jouer la comédie, et il m'a semblé que vous réussiriez mieux sans moi. Je n'ai pas voulu prendre le risque de vous faire échouer... Je suis curieuse de savoir comment vous avez fait d'ailleurs..."
Elle songea qu'à cette question, il ne répondrait probablement pas. Il était trop en colère contre elle. Et il avait raison, si on se plaçait de son point de vue à lui.

" Je me suis servi de ces bas instincts des mâles de notre race, si vous voulez tout savoir, ceux qui expliquent pourquoi je suis obligé de me déguiser pour monter sur cette fichue barge. Et je ne vais pas entrer dans les détails, non."
Il se radoucit.
" Je ne fais de mal à personne, Astrée. Oui, ce que je fais est peut-être malhonnête. Ça arrive à tout le monde, de faire des choses malhonnêtes, ça ne veut pas pour autant dire qu'elles sont mauvaises. Aller contre la loi... c'est parfois nécessaire. Ça aussi, vous devriez le savoir."

Astrée était décidée à conserver son calme, à ne pas se laisser agacer. Et puis, il n'avait pas tort. Ce type avait vraiment un don inné pour trouver les bons arguments. Mais tout de même... non, elle n'était pas totalement d'accord.
" Je le sais parfaitement, qu'il faut savoir aller contre la loi. Mais si vous voulez vraiment le fond de ma pensée, c'est plus.... le terme nécessaire, qui me gêne ici. Vouloir gagner une veille ou deux sur un voyage d'affaire.... à moi, ça ne me semble pas quelque chose d'indispensable. Mais vous avez parfaitement le droit d'être d'un avis opposé. Ou d'aimer simplement prendre des risques pour le plaisir."

" Pour le plaisir..."
Il secoua la tête.
" Vous avez la chance formidable d'avoir les capacités... les compétences... de vivre sans le moindre besoin de votre prochain, je me trompe ? Vous cueillez ce dont vous avez besoin... vous chassez le lapin sur le bord du chemin... vous vous faites un feu, vous construisez une hutte... Grand bien vous fasse. Nous n'avons pas tous ces aptitudes... et pas forcément les mêmes désirs. J'ai un patron, vous savez. J'ai une mission à remplir. Des délais. C'est la première fois que je quitte Eredhun. Alors, oui, il m'est... nécessaire... de parvenir à Belred Luyn avant six mois. Et si je peux démontrer à mon patron, par là, que je suis débrouillard, fiable et efficace... C'est tout bénéfice, pour moi comme pour lui. Vous pouvez mépriser ce que je fais pour vivre, ça m'est franchement égal. Je n'accorde sans doute pas beaucoup plus de valeur à la voie que vous avez... empruntée ou choisie, je n'en sais rien. Mais il ne vous était pas davantage nécessaire d'embarquer sur cette barge. Et pourtant vous l'avez fait. Par envie. Parce que l'elfe aux cheveux blancs, Nremyn, vous plait bien. Parce que vous êtes curieuse. Mais je ne vous juge pas, moi."

Elle serra les dents, le détestant subitement. Rien n'était plus blessant que la vérité.
Mais elle garderait son calme, quoi qu'il dise. Il était hors de question qu'elle laisse paraître cette colère soudaine. Hors de question qu'elle lui laisse voir qu'il avait pu toucher un point sensible. Et puis d'abord, il n'était pas sensé savoir les raisons stupides qui l'avaient poussée à embarquer sur un coup de tête...

Non. Tout ça ne valait pas la peine de perdre son calme. Elle prit le temps de chercher deux tasses qu'elle déposa sur la table avant de répondre.
" Mais je ne vous juge pas non plus, Mathieu, fit-elle avec calme. Je vous ai déjà expliqué que je n'avais rien contre vous. Vous faites ce que vous voulez, avec les motivations que vous voulez, ça m'est absolument égal, c'est votre problème."
Elle aurait juste voulu qu'il choisisse une autre barge. Si devoir faire équipe avec lui ne l'avait pas autant agacée, elle aurait volé la dague, et mérité seule sa place sans avoir à mentir. Au lieu de ça, elle devait mentir doublement. Mais elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même : elle avait été stupide.
" Je vous l'ai dit, j'ai surtout le trac à l'idée de vous trahir involontairement, de laisser échapper un mot au masculin, ce genre de chose. J'aurais dû l'anticiper, le prévoir... et j'ai donc été stupide d'accepter de vous suivre. Et sinon, je suis solitaire et peu bavarde de nature. Tout le reste, c'est vous qui extrapolez."
Avec beaucoup trop de justesse à son goût. Mais elle s'en tiendrait à ce mensonge diplomatique. Qui n'en était pas vraiment un d'ailleurs.
Et puis mince, elle avait le droit d'être agacée par ce type qui avait toujours raison, et savait trop bien la mettre face à ses contradictions. Elle avait le droit de ne pas aimer assister à sa comédie permanente. Même s'il n'avait sûrement pas mauvais fond.

" Dans ce cas, je vous épargnerai ma conversation." dit-il en se levant.
Il prit la tasse.
" Et ne vous mettez pas martel en tête pour moi : si vous me trahissez... Je me débrouillerai. Et je ne vous entraînerai pas avec moi, promis. Merci pour le thé."
Puis il sortit et regagna leur chambre. Il était bien trop tôt pour aller se coucher, mais il y avait deux pièces, deux personnes, et sans doute était-ce le mieux pour maintenir un semblant d'harmonie à bord.

Bon... Ce n'était pas forcément ce qu'elle escomptait. Elle aurait voulu trouver une forme d'apaisement, et ils restaient sur ce statut quo encore plein de mauvaise humeur...
Peut-être se reparleraient-ils au dîner, une fois que la mauvaise humeur serait retombée. Peut-être pas. Était-ce si important ?

Elle soupira, but lentement sa tasse. Elle était en colère contre elle-même. Pour avoir pris des décisions stupides. Et pour ne pas être fichue de les assumer.
La seule chose sage à faire, finalement, était de quitter cette barge où elle n'avait pas le droit de se trouver et sur laquelle elle n'aurait jamais dû monter. Elle se sentirait plus en paix avec elle-même, et n'aurait plus à supporter le caractère de Mathieu... Mais pourquoi donc avait-elle été aussi stupide ? Et pourquoi fallait-il qu'il soit aussi agaçant ? Ou n'était-ce pas plutôt elle qui devenait trop susceptible ?
Bah, il restait un jour et demi avant Anarion, il devait y avoir moyen de cohabiter pacifiquement. Ensuite, ce serait la route, et elle y serait bien. Dire qu'il y a moins d'une heure, elle songeait à rester sur la barge... Mais elle ne le méritait pas, après tout. Incroyable comme une simple discussion houleuse pouvait la faire basculer. Et absurde. Rien de tout cela n'était vraiment important, et elle ne devrait pas le prendre tant à coeur.

Elle ne savait toujours pas quoi penser de Mathieu. Juste le genre prêt à tout pour parvenir à ses fins, sans doute. Pas foncièrement méchant, mais trop déterminé...
Mais elle se souvenait pourtant de sa réaction excessive au mémorial. Ça ne collait pas avec cette image de type sans coeur.

Elle allait préparer à dîner, lui en proposer. Essayer une dernière fois d'apaiser leurs relations. Pour de bon, cette fois-ci, sans se laisser envahir par la mauvaise humeur. Au fond, c'était contre elle-même qu'elle était en colère, et contre le destin, pas spécialement contre lui. Il ne méritait probablement pas qu'elle le considère aussi mal. Il fallait, en tout cas, lui donner une chance.

Pendant qu'ils parlaient, la barge s'était arrêtée et s'était désormais le silence sur le pont. Sans doute les elfes étaient-ils descendus à terre. On n'entendait presque plus rien : le craquement du bois, de temps en temps, parfois au même rythme que le mouvement de la barge. Le grondement de la rivière paraissait atténue, presque inaudible, se mêlant au souffle du sang qui bourdonne à l'oreille, jusqu'à ce qu'ils soient indiscernables l'un de l'autre. Il était difficile de savoir exactement quelle heure il était car aucune lumière du jour ne parvenait jusqu'à la coquerie.

Il aurait certainement été possible d'envoyer Prince voir ce qui se passait au-dehors. Ce n'était pas l'envie qui lui manquait. Mais Astrée ne voulait pas leur attirer le moindre reproche, aussi se contenta-t-elle sagement d'écouter son estomac pour savoir qu'il était largement temps de dîner. Ce qui se passait au-dehors ne les regardait pas.
Elle trouva les restes du poisson de midi, et se mit en quête de quelque chose ressemblant à des champignons ou à d'autres légumes connus en guise d'accompagnement. Elle avait ses herbes pour aromatiser le tout.
Puis elle se dirigea vers leur chambre, frappa doucement, entra.
" Voulez-vous manger ? J'ai fait du poisson."

Il y eut du mouvement à l'intérieur puis la porte s'entrouvrit. Mathilde la dévisagea avec circonspection puis son expression se radoucit.
" Pourquoi pas. Le thé n'était pas empoisonné, je suppose que je peux risquer le poisson. Mais je peux attendre que vous ayez fini de manger, aussi, et échanger de pièce avec vous."
Le tout dit sans hostilité particulière.

Astrée leva les yeux au ciel mais prit le parti de sourire. Elle avait eu le temps de se blinder de bonnes résolutions, et, quoi que Mathieu dise, elle ne se laisserait pas agacer. Enfin, elle espérait.
" C'est vraiment comme vous préférez, dit-elle calmement. Si ma présence vous pèse trop, je ne veux pas vous l'imposer. "

" Heu... je pense que vous renversez un peu les rôles, là, non ?" dit-il en grimaçant.
Il haussa les épaules.
" Soit. Mangeons donc. Merci de l'invitation. Je ne suis pas très doué en cuisine."

Elle savait très bien qu'elle inversait les rôles, mais au moins cela l'avait convaincu.
Elle n'avait pas cuisiné grand-chose, à vrai dire, se contentant du peu qu'elle connaissait, mais elle avait suffisamment l'habitude d'accommoder le poisson pour que ce soit plutôt bon. Conforme à leur goût humain.
Astrée leur servit à chacun une bonne assiette, puis se lança.
" Je vous dois sans doute des excuses, dit-elle doucement. Comme vous l'avez dit, je suis sur cette barge sans en avoir le droit, je le sais trop bien et ça me met mal à l'aise. Tout ça parce que je n'ai pas eu le cran d'aller vous aider, au dernier moment. Une décision stupide, qui me fout en rogne. Bref. Je suis en colère contre moi-même, pas contre vous. Et ça me rend irritable, probablement."
Même si ce type continuerait certainement à l'agacer, ils pouvaient au moins faire une trêve, et elle était décidée à s'y employer.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Traversée de la Lorien