La Couronne de Cuivre

-Victor a parfois tendance à oublier que la plupart des enfants de son âge sont plus impressionnables que lui, expliqua tranquillement Taliesin. Par ailleurs, je ne doute pas que même des récits destinés à la jeunesse soient susceptibles de marquer un public plus averti, pour peu qu'ils soient bien tournés.
Il ne connaissait pas le moins du monde la série en question : raison de plus pour ne pas la juger a priori.

" C'est vrai que j'en oubliais presque vos péripéties ! s'exclama Haran. Je comprends que mes conseils de lecture pour enfants peu dégourdis répugnent les aventuriers que j'ai devant moi. Nous avions parlé de ces témoignages incroyables ! Alors je suis tout ouïe. Je promets de transformer les noms des protagonistes et de vous citer dans les remerciements. Racontez-moi !"
Baptiste se rencogna dans son siège, mais Victor était tout frétillant.
" Alors, en fait, on était partis pour Mélandis. Moi j'étais pas censé venir, mais je m'étais caché dans le bateau... Taliesin, il croit toujours qu'il peut me tenir à l'écart des choses intéressantes, on croirait qu'avec le temps, il aurait compris que c'était impossible, mais... les elfes, ça apprend pas vite, c'est pour ça qu'il faut répéter plusieurs fois..."
A moins que Taliesin n'y mette le holà, il semblait assez clair que Victor était parti pour une version épique (et probablement pas tout à fait fidèle) de leurs aventures sur Mersant...

-Plus un mot, jeune homme : souviens-toi que c'est moi qui suis censé publier cette histoire ! intervint-il sans tarder. Avec quel argent, sinon, voudrais-tu que je t'offre ton premier équipement d'aventurier ?
En vérité, il n'aurait pas été particulièrement catastrophé que l'écrivain entende le récit de Victor et même en tire une histoire : cela ne l'empêcherait en rien d'écrire et de faire connaître le récit authentique - ce à quoi il s'était d'ailleurs engagé, en mémoire de leurs défunts camarades. Il s'agissait donc plutôt d'un jeu, d'une manière de taquiner Haran auquel il adressa d'ailleurs un sourire innocent avant de revenir au précédent sujet de conversation :
-Quant à vos conseils de lecture, ils sont les bienvenus. J'ai des enfants plus jeunes auxquels je finirai bien par suggérer des livres ; or, étant totalement ignorant en matière de littérature hélonnienne...

Haran parut scandalisé.
" Quoi ? Vous essayez de détourner le sujet ! Mais c'est cruel, j'avais de grands espoirs, moi, vous me les avez laissés miroiter pour me les ôter de la bouche juste au moment où ils vont m'être servis !"
Victor se tourna vers Taliesin, le sourire en coin.
" Mais tu vas faire ça quand ? Parce que... je te vois pas souvent y travailler. Je voudrais rentrer dans la postérité dans ma jeunesse ! Je suis pas un elfe, moi !"

-Mais tu vas rester jeune encore de nombreuses années.. Quant à la postérité, elle n'a pas que de bons côtés.
Il se tourna vers Haran.
-J'imagine qu'il y a des choses dont vous vous seriez bien passé et qui vous font parfois regretter le temps où vous étiez moins connu...

L'écrivain le dévisagea, décontenancé, ne comprenant sans doute absolument pas ce que cela venait faire dans la conversation.
" Hein ? Heu... Non, en fait, non. Je ne regrette rien, et la vie me convient parfaitement telle qu'elle est aujourd'hui. Dire le contraire serait comme... de la fausse modestie."
Il jeta un regard à Victor, qui pinça les lèvres et haussa les épaules, un peu désolé qu'on lui ait coupé l'herbe sous le pied (ou plutôt la langue). Baptiste, lui, n'avait pas l'intention de dire quoi que ce soit, c'était clair. Taliesin avait préservé ses secrets, pour l'heure du moins.

-Je demandais cela car, à l'instant, vous nous expliquiez avoir dû rendre votre maison peu accessible parce que, bien que vous leur consacriez du temps, certains de vos lecteurs les plus assidus en veulent toujours plus. Cela illustrait parfaitement le fait que ne plus être un simple anonyme n'a pas que des avantages et je me disais que vous auriez d'autres exemples à présenter à ce jeune homme qui, déjà, aspire à passer à la postérité...
Il haussa les épaules.
-Mais peu importe. Il faudra donc qu'il expérimente par lui-même quand je l'aurai rendu célèbre.

" Je voudrais devenir célèbre quand je suis encore jeune, dit Victor très sérieusement. Pas quand il me restera trois dents et des cheveux gris."
Haran eut un sourire embarrassé et se leva.
" Je vais chercher le dessert."
Il les laissa entre eux.
" C'est quand même pas très sympa, reprit aussitôt Victor. On lui a dit qu'on lui raconterait nos aventures... ou au moins des aventures... et puis on se débine. C'est malpoli.
— C'est pas forcément des trucs qu'on a envie de raconter, murmura Baptiste.
— C'est comme tu veux. Tu peux rien dire. C'est juste malpoli. Et le jour où il se dira qu'il va écrire sur ce qu'il s'est passé dans le manoir de ton père, faudra pas être surpris si t'as un rôle pas génial. Il te devra rien, vu que tu lui auras rien donné."

[color=#FFFFF66]-Tout le monde, dieux merci, ne fonctionne pas sur le principe du donnant-donnant. Messire Haran était ami avec le père de Baptiste : par conséquent, il essayera de l'aider ou de lui être utile sans rien attendre en retour. Comme le feraient mes amis s'il m'arriverait malheur : penses-tu vraiment, Victor, qu'ils attendraient que vous fassiez quelque chose pour eux ou que vous leur donniez quelque chose pour vous soutenir ?[/color]
Il secoua la tête.
[color=#FFFFF66]-Mais ça ne veut pas dire que nous ne devons rien lui raconter. Simplement, parti comme tu l'étais, tu allais tout lui narrer de bout en bout. Choisis plutôt un ou deux épisodes que tu aimes bien et qui n'impliquent pas Baptiste, et fais-lui en le récit en détail. Je pense qu'il sera amplement satisfait.[/color]

" Baptiste était pas à Mersant, justement, c'est pour ça que j'avais choisi Mersant !" s'offusqua Victor.
Il désigna son voisin.
" J'étais pas à Mélandis, moi, j'avais pas l'intention de dire des trucs que j'avais même pas vu ! Et je sais bien qu'on n'est pas toujours obligé de donner pour recevoir. Il reste que les relations avec les gens, c'est quand même souvent basé sur... la réproci... répri.. répos... Prorécipité... Tu vois bien !
— Réciprocité, grommela Baptiste.
— Voilà ! Sinon c'est quoi... c'est l'ingratitude, voilà. Ça je sais le dire. Et ici, c'est surtout qu'on avait DIT qu'on raconterait des trucs. Mais maintenant je vais plus rien oser raconter. Mersant, ça me semblait assez... léger, au final, par rapport au reste. Mais je peux lui dire que la sorcière a failli te manger avec du miel. Ça me gêne pas de raconter que j'ai été un âne. C'est vieux. Sauf si tu as une meilleure idée ?"

Bigre, quelle mouche le piquait ?
-Pour être honnête, je ne me souviens pas que nous nous soyons formellement engagés à lui raconter nos aventures, répondit-il calmement. Peut-être à cause d'un meurtre et de ses conséquences révoltantes qui ont tendance à accaparer mes pensées ? Bref : je ne m'en souviens pas mais si tu le dis, soit, je te crois sur parole. Ensuite, il faut quand même garder à l'esprit que messire Haran est un écrivain et qu'il pourrait s'inspirer de ce que nous lui raconterons pour en faire ses propres histoires : ce n'est pas anodin, sans compter que la manière dont il présenterait les choses pourrait nous plaire... ou nous déplaire, sans que nous ne puissions rien y changer. Enfin, je le répète, je pense préférable de choisir un ou deux épisodes plutôt que de tout raconter du début à la fin. Ne serait-ce que parce que sinon, ça risque de durer des heures.
Il soupira.
[color=#FFFFF66]-Mais puisque tu as à ce point envie de lui raconter des choses, vas-y, tu as mon aval.[/color]
Et advienne que pourra.
De toute façon, dans le pire des cas, il pourrait prétendre que le môme affabulait - ce que leur hôte ne devrait pas avoir beaucoup de mal à croire.

Étrangement, il ne fut étonné ni par la réaction de l'un, ni par celle de l'autre.
Quoi qu'il en soit, il décida de les accompagner. Il était curieux de voir la chambre qu'Haran leur avait destinée, d'autant qu'il ne doutait pas un seul instant qu'elle vaille le détour. Par ailleurs, il voulait faire promettre quelque chose à Victor. Précaution superflue, peut-être, mais au vu des circonstances, au vu aussi de certaines initiatives prises par le gamin ces derniers temps... Il se disait que mieux valait être plus prudent que pas assez.

Taliesin l'assura qu'il le rejoindrait d'ici quelques minutes à peine. Puis, après son départ, il se tourna vers les garçons :
-Je suis convaincu que nous n'avons rien à craindre, ici, et que rien de fâcheux ne se produira. Mais, par acquis de conscience, je veux que vous me promettiez de ne sortir de votre chambre sous aucun prétexte. Si quelque chose vous inquiète vraiment, appelez-moi ou, à l'extrême limite, venez taper à ma porte. Mais sinon... Restez ici. C'est d'accord ?
Il les observa tour à tour, attendant leur promesse - surtout celle de Victor, forcément.

Baptiste acquiesça, mais Victor fronça les sourcils.
" Je comprends pas. Tu dis qu'on a rien à craindre, Haran a dit qu'on pouvait fouiner, et maintenant tu nous interdis de sortir ? Pourquoi ? Qu'est-ce que tu crois qu'il va se passer ? Qu'on va aller espionner votre conversation d'adultes ? Que je vais aller chiper des chapeaux ?"
Ses yeux s'écarquillèrent.
" Oh. C'est à cause du manoir. Qu'est-ce qu'il t'a dit, Baptiste, au juste ?"
Il se tourna vers son frère et le fusilla du regard. Celui-ci se recroquevilla sur lui-même en rougissant.
" Je suis pas sorti exprès ! Je me souviens pas que je suis sorti. Lui, il m'a vu entrer et sortir, mais moi j'ai pas de souvenir. C'est juste parce que j'avais de la boue sur les pieds que je sais que c'est vrai."

-Tu ferais du somnambulisme, toi, maintenant ? fit-il, surpris.
Voilà qui pouvait être ennuyeux...
-Bon, déjà, si Baptiste m'en a parlé, c'est parce qu'il pensait que j'étais déjà au courant : tu avais promis de me le dire, après tout, et il a été bien embêté quand il a compris que ce n'était pas le cas. Ensuite, il va falloir que nous trouvions une solution pour être avertis si d'aventure, tu refais une telle escapade nocturne. Et, au cas où tu en douterais, je te crois sur parole quand tu dis que c'est à ton insu.

" On peut fermer la porte, intervint Baptiste. Si on ferme la porte, il ne pourra pas sortir.
— Et s'il y a le feu ? Et si je décide de sortir par la fenêtre ?"
Baptiste haussa les épaules.
" C'est quand même pas très probable.
— T'en sais rien.
— Ou alors on te donne des herbes très fortes, comme ça, tu dors vraiment.
— Tu veux me droguer, en fait !
— C'est mieux ça qu'aller faire n'importe quoi sans t'en rendre compte, non ?"

-Cela reste une solution... assez rude, disons. Mais de toute façon, je n'ai pas de telles plantes sous la main et je me vois mal en demander à messire Haran : il ferait une drôle de tête en entendant pareille requête. A peu près la même, j'imagine, que si je réclamais de quoi t'attacher à ton lit.
Taliesin réfléchit quelques instants.
[color=#FFFFF66]-Une option consisterait à mettre des objets sur ton passage, histoire que ça fasse du bruit, que ça nous réveille et que nous puissions intervenir...[/color]

" Mais je vais me casser la figure !" s'offusqua Victor.
Baptiste hocha la tête.
" Mais c'est une bonne idée. On peut mettre un sac ou l'autre... comme ça, si tu tombes, tu ne te feras pas vraiment mal... ou alors simplement mettre une chaise devant la porte. Ça t'obligera à la déplacer pour l'ouvrir. Rien que ça, ça fera du boucan.
— Hum. Bon, d'accord. Va pour la chaise. Je suppose que ça te rassurera aussi de savoir que la porte est bloquée. "
Baptiste rougit légèrement.
" Je ne voulais pas dire complètement bloquer la porte. Juste mettre une chaise devant. Ça n'empêchera pas de l'ouvrir."

-Va pour la chaise : c'est une bonne idée. Et on peut même mettre quelque chose dessus, quelque chose qui tombera si elle est déplacée : comme ça, aucun risque que ça passe inaperçu.
Il leur sourit et reprit, d'un ton encourageant :.
-Prendre ce genre de précautions, c'est un peu spécial, je vous l'accorde. Mais ça ne coûte pas grand chose, même s'il y a toutes les chances que, cette nuit, tu restes bien tranquillement dans ton lit, Victor. Après tout, je n'ai pas l'impression que tu sois systématiquement somnambule.
Il l'espérait, en tout cas.

" Je crois que c'était la première fois, dit Victor, songeur. Mais c'est pas la première fois que je fais des trucs sans m'en souvenir après."
Il pinça les lèvres.
" Tu crois que c'est la même chose ? Que c'est lié à... ce qui me prend parfois ?"

-Je n'en sais rien. D'un côté, ça ne me paraît pas forcé du tout, car le somnambulisme, ça n'est pas si rare que ça. De l'autre, on ne peut pas, d'emblée, exclure un lien...
Il haussa les épaules.
-Quoi qu'il arrive, ne te tracasse pas : nous allons être vigilants et si ça venait à se reproduire trop souvent, ce qui n'a absolument rien de certain, nous ferions le nécessaire pour régler le problème.

" D'accord." dit Victor, qui au final ne paraissait pas plus inquiet que ça.
Baptiste hocha également la tête. Ils déballèrent ensuite rapidement leurs affaires pour mettre leurs vêtements de nuit. Baptiste passa par la salle d'eau, Victor aussi, mais nettement moins longtemps. Ensuite, ils se glissèrent sous les couvertures et parurent attendre que leur père se retire.

Haran l'accueillit d'un sourire et lui proposa une tasse d'un breuvage qui n'était ni du café, ni du thé, mais quelque chose d'intermédiaire, que Taliesin n'avait jamais goûté, mais qui lui semble revigorant plutôt que propice au sommeil. L'écrivain n'en avait effectivement pas terminé avec lui. Mais il s'enquit d'abord de l'installation des enfants.
" La maison est saine et les murs épais. Même s'il devait venter cette nuit, ils ne s'en rendront pas compte."
Il pinça les lèvres.
" J'ai songé plusieurs fois à aider Maurin — financièrement, je veux dire — pour la réfection de son manoir. Mais avec sa belle-famille embusquée, c'était chose impossible. Ils en avaient également les moyens, mais il n'a jamais voulu accepter leur aide. Une question de principe, de fierté, je suppose. Mais en réalité, c'est déjà avec la dot de son épouse qu'il survivait. Il aurait dû vendre... ou au moins vendre le contenu, la collection de son père... ou trouver du travail. Mais le souci, avec ces nobles oisifs, c'est qu'ils ne savent pas faire grand chose... De toute façon, une fois marié, c'est devenu tout simplement impensable : jamais Selena n'aurait accepté qu'il s'abaisse à pareille infamie."

" C'est particulièrement vrai dans ce coin-ci, je le crains. Maurin lui-même n'était pas tellement comme ça... mais il n'a pas eu la latitude d'en faire grand chose. Cela dit, c'est ce qui a fait que nous sommes devenus bons amis : il ne s'est jamais offusqué que je ne sois qu'un artiste."
Il observa un instant les reflets sombres à la surface de sa tasse.
" Lui parti... Ah, ça me donnerait presque envie de quitter la région. Mais je ne devrais pas prétendre que nous étions intimes. Je ne sors pas beaucoup et lui-même était... souvent tracassé par la gestion du domaine. Et puis il faut avoir l'envie de se taper le chemin jusqu'à Averlande... "