La Couronne de Cuivre

Freya acquiesça, reporta son attention sur les gamins dont les jeux et les exclamations joyeuses semblaient presque irréelles au regard de la nature de leur conversation.
-C'est bien, ce que vous avez accompli avec ces petits. Nous n'en aurions sans doute pas eu les moyens et même si nous les avions eu, je ne suis pas certaine que cela aurait fonctionné, là où votre culture totalement différente de le leur et le fait que vous n'appartenez pas aux schémas classiques qui se nouent dans les Landes semblent avoir joué en votre faveur. Sans compter la bienveillance de vos propres enfants qui, je dois l'admettre, force le respect. Espérons que ce petit miracle soit un bon signe pour l'avenir.

" Oui, dit le Luménien. Espérons."
Il allait être temps d'inverser les groupes, s'il voulait que tous les enfants puissent profiter du jardin. Mais la conversation avec Freya lui donnait fortement l'impression qu'il perdait un temps précieux à faire une activité pour laquelle il n'était qu'imparfaitement qualifié, alors qu'il aurait dû lire, lire et lire encore. Rien de fondamental n'avait été découvert la veille, et globalement, ils progressaient peu, hormis pour allumer les lumières ou le chauffage à droite ou à gauche. Il musela sa frustration : demain était un autre jour et Gabriel reprendrait les enfants en main, lui laissant le champ libre pour retourner aux monceaux de paperasses qu'ils avaient déjà rassemblées.

Dans l'absolu, Albérich aurait presque pu lire en surveillant les enfants. Si l'on exceptait le fait que les vêtements que portaient ceux qui s'amusaient à la fontaine étaient complètement trempés, il n'y avait eu aucun dégât flagrant dans le jardin, ni aucune bagarre.
-Je vous souhaite une bonne journée, Albérich, conclut Freya. J'ai été heureuse de discuter avec vous.
Et, sur un geste de salut, elle s'en fut poursuivre sa promenade d'un pas tranquille.

Le Luménien en profita pour se diriger vers les enfants, dans l'idée de les rassembler et de les ramener vers la salle commune. Il devinait qu'ils seraient déçus, mais ils reviendraient sûrement le lendemain avec Gabriel : l'expérience s'étaient avérée tout à fait probante. Et puis c'était au tour de leurs camarades d'en profiter... L'occasion de se changer les idées, pour lui... La conversation avec Freya l'avait méchamment ramené à des considérations sinistres et il savait qu'il s'en ouvrirait à Marthe à la première occasion.

Alban et Pelleas, tout aussi débrayés et trempés - sinon plus - que les autres, l'aidèrent de leur mieux pour rassembler la troupe. Néanmoins, lorsqu'ils comprirent qu'on entendait les ramener au bercail, ses deux assistants grimacèrent.
-On peut pas rester encore un peu ici ? Ce serait quand même plus simple pour sécher...
-IL faut libérer la place pour les autres, intervint l'écuyer. Mais ne pourrait-on pas se replier aux thermes, monseigneur ?

Les enfants avaient raison : les couloirs étaient glacés, ils risquaient d'attraper la Soufflante.
" C'est vrai qu'il faut que vous vous réchauffiez... Mais si vous allez aux Thermes, ça fera un troisième groupe à surveiller... Sans doute vaut-il mieux que vous preniez le temps de sécher ici. Nous irons tous ensemble aux Thermes en fin de journée, si vous avez encore besoin de vous défouler, ça sera plus facile. Mais plus personne dans la fontaine, et dès que vous êtes secs, on repart."

Les deux compères acquiescèrent.
-On peut accrocher nos habits aux branches pour qu'ils sèchent plus vite, proposa Pelleas. Ou bien vous croyez que ça va choquer la dame ?
Il jeta un coup d'oeil dans la direction de Freya, à l'autre bout de la cour. Alban suivit son regard avant de revenir au Luménien.
-Si... Si vous voulez faire autre chose, peut-être qu'on peut demander à Ted de nous surveiller...

" Non, tu es gentil. Ted a du travail avec les entraînements, et ils sont critiques. J'ai dit à Gabriel que je me chargeais des enfants aujourd'hui et je ne me dédirai pas."
Le jeune Lathandrite serait trop heureux de le poursuivre avec ça pendant les dix prochaines années.
" Je crois que vous pouvez vous déshabiller. Si cela gêne nos visiteurs, ils s'en iront. Mais pas de concours de cicatrices."

Alban et Pelleas haussèrent les sourcils puis s'entreregardèrent.
-Des concours de cicatrices ?
-Les Lathandrites font ça ? Les Sunites, eux, je pense qu'ils font tout pour qu'elles disparaissent.
-Les Paludiers en ont beaucoup mais c'est plutôt triste.
-Carrément.

" Je craignais justement qu'ils ne soient fiers de les exhiber." dit le Luménien avec une grimace.
Il haussa les épaules.
" Mais soit, réchauffez-vous et jouez à ce que vous voulez."

-Oh, mais au début, ils étaient fiers de les montrer, répondit Alban.
-Mais comme au bout de la troisième fois ça ne faisait plus aucun effet, ils ont laissé tomber, renchérit Pelleas.
-En somme, vous n'avez aucune inquiétude à avoir.
Ils rejoignirent leur camarades et les jeux reprirent dès que leurs affaires furent suspendues aux branches basses des arbres proches. De temps à autre, l'un ou l'autre de ses assistants allait vérifier si elles séchaient bien : comme quoi, ils avaient beau s'amuser, ils n'en oubliaient pas pour autant les consignes.

Albérich reprit sa surveillance tranquille depuis le bord de la fontaine désertée. Les facéties des enfants le faisaient sourire, mais il avait du mal à rester dans l'instant présent, songeant aux pressentiments de Freya, à cette ville fantôme peuplée de goules, aux Ithiliens et leurs esclaves, à Ignace le diable qui les avait infiltrés, à Hubert et son ascendance improbable, aux gemmes surpuissantes, aux Landes désolées, aux villes lointaines qui ne savaient rien de ce qui se jouait ici. Il songeait soudain qu'il aurait peut-être pu contacter Lathiriel Ditazhir, ou demander à Alaric de le faire. Par téléportation, elle pourrait leur envoyer rapidement une dizaine de mages très puissants, qui pourraient aussi vite rapatrier colons et artefacts vers la capitale. Il n'avait jamais été proche de la conseillère, mais elle l'avait toujours traité avec bienveillance. Peut-être serait-elle sensible à la situation... Dans le même temps, cela voudrait dire remettre la puissance de Clairétoile à Luménis. Et même s'il avait le plus grand respect pour deux tiers du conseil, il n'était pas certain du troisième tiers — le général Maelwedd — et encore moins de l'usage que le conseil se résoudrait à faire du pouvoir découvert en ces lieux.
Mais il contacterait l'aubemestre sur l'heure du midi, quand il pourrait faire une pause. Parler à Marthe avant cela s'imposait, cependant.

Entre la chaleur estivale et les rayons du soleil qui, désormais, baignaient la cour, les vêtements comme leurs propriétaires furent rapidement secs et tout le monde put prendre le chemin du retour - non sans quelques récriminations murmurées par les petits Paludiers. Albérich envoya l'un de ses assistants dire à Ingrid qu'elle pouvait emmener ses propres ouailles au-dehors et, bientôt, il rallia la salle commune avec les siennes. L'endroit était aussi animé que de coutume et il semblait qu'on s'affairait en cuisine : il faut dire que midi devait approcher...

Albérich n'imaginait pas complètement s'absenter, aussi envoya-t-il Alban à la recherche de Marthe. Avec un peu de chance, une fois qu'ils auraient parlé, la juge accepterait de surveiller la marmaille pendant le quart d'heure dont il avait besoin pour aller communiquer avec l'extérieur. Ensuite, ils mangeraient, puis il faudrait réfléchir aux activités de l'après-midi. Il était de moins en moins surpris que dans un temple, la charge soit disséminée sur une dizaine de personnes au bas mot : ce n'était vraiment pas aisé.

Les Paludiers s'installèrent d'eux-mêmes dans la petite partie de la pièce qu'ils occupaient ordinairement. Albérich nota qu'ils disposaient de moins de couvertures qu'à leur arrivée : Gabriel avait dû veiller à ce que celles-ci soient mieux réparties dans l'ensemble de la communauté.
Quelques minutes plus tard, l'écuyer revint, Marthe dans son sillage. Elle tenait un livre, probablement celui qu'elle était en train de lire quand Alban était venue la trouver.
-Tu voulais me parler ? s'enquit-elle

" Oui. Je vais descendre pour contacter Frida et l'aubemestre luménien. Je sais que nous n'avons pas encore pris de décisions nettes les concernant, l'un et l'autre, mais je voulais voir avec toi s'il y avait des choses qui te semblaient indispensables à leur communiquer..."
Il lâcha un bref soupir.
" Je voulais aussi te dire que j'ai parlé avec Freya. Je n'ai pas cherché à le faire, mais c'est elle qui est venue me trouver, dans le parc, quand je surveillais les enfants. Marthe, elle a un mauvais pressentiment. La sensation qu'une chose terrible va se produire de manière imminente, quelque chose qui, elle me l'a dit, nous dépasse tous. Je voulais... que tu le saches."

La magistrate blêmit.
-Elle ne m'en a rien dit. Et pourtant, nous nous sommes parlé aujourd'hui, murmura-t-elle au bout de longues secondes.
Elle soupira.
-En même temps, cela ne m'étonne guère. Entre la catastrophe qui a jadis frappé cet endroit, le fait qu'un démon nous ait infiltré, la puissance de ces gemmes et les forces que les Ithiliens ont déployées pour s'en emparer... Oui, ça ne présageait rien de bon.
Mine résignée.
-Je n'ai rien de particulier à dire à Frida : il faut juste savoir... à quel point la colonne a progressé. Quant à l'aubemestre, hormis des nouvelles des éventuelles démarches solarciennes...

Il faillit lui demander si elle ne songeait au fait que cet endroit aurait peut-être dû rester abandonné et qu'ils tentaient peut-être les fiélons à vouloir en ranimer les cendres... mais il s'abstint. Les membres de la communauté avait tout abandonné pour poursuivre leur rêve, et il était beaucoup trop tôt pour décider qu'il ne se réaliserait pas.
" Bon, dans ce cas je vais y aller. Peux-tu garder un oeil sur les enfants pendant que je fais rapidement ça ?"

Ses traits se creusèrent légèrement.
-Très bien. Mais ne tarde pas trop, s'il te plait.
Elle jeta un regard en coin aux gamins.
-S'ils sont calmes, ça ira. Mais s'ils venaient à s'agiter... Pour être honnête, je ne sius pas certaine que j'ai encore les épaules pour ça.

Albérich grimaça et posa une main sur l'épaule de la juge.
" Oublie ça. Je vais aller demander à Giovanni. Ça lui fera une pause bienvenue dans ses lectures. Je suis désolé de ne pas avoir... réalisé... que ça pourrait t'être difficile. Excuse-moi."

Marthe secoua la tête.
-Non, chacun doit faire sa part. Et du moment que tu n'es pas absent des heures, ça ira. Au pire, je sais pouvoir compter sur les garçons pour m'aider.
Elle eut un sourire vaillant.
-Allez, file, tu n'as rien à craindre. D'autant que le sortilège dont tu vas user n'est pas exactement propice aux longs débats.

" Comme tu voudras. Mais va chercher Giovanni en cas de besoin. Il bougonnera mais ça lui changera aussi les idées. Je reviens vite, de toute façon."
Il pressa la main de la juge, puis s'éloigna rapidement vers le sous-sol. Un singe céleste plus tard, il devrait normalement gagner le couloir désert où il incanterait, d'abord pour contacter Alaric, ensuite Frida.

Tout se passa comme prévu et, bientôt, il obtint une réponse de l'aubemestre. Lequel n'y alla pas par quatre chemins et en oublia même les salutations.
Inquiet. Essaie établir contact depuis des jours.
L'inquiétude s'entendait effectivement dans son ton. De même qu'un indéniable soulagement.

Albérich se morigéna de ne pas l'avoir contacté plus tôt. Trop de choses à penser, trop de sortilèges à lancer, il était sensiblement dépassé par les événements.
Désolé. Refuge hermétique sortilèges, expliqua-t-il, espérant que cela suffirait.

Bon.
Voilà qui signifiait sans doute que cela suffisait.
Antelucas contacté prince : dit pas au courant, diligentera enquête, refus enquêteurs extérieurs.

Ça s'annonçait mal. Si les Anteluciens laissaient le Prince gérer la situation, cela pouvait prendre des mois... sans compter que ce dernier risquait alors de reprendre toute la cité sous sa coupe.
Nécessité pression ferme. Colons asservis. Situation critique. Pouvoir ancien ne doit PAS appartenir ennemi..

Débuta un silence qui se prolongea près d'une minute.
Si diplomatie continue échouer, envisagerons solutions plus radicales.
Cela avait au moins le mérite d'être clair.

Alaric était au bout de ses mots mais il en restait quelques uns à Albérich.
Je te contacterai un jour sur deux. Merci de ton aide.

Parfait. Courage.
Et ce fut tout : le sortilège venait de prendre fin.
Mais pour aussi bref qu'il ait été, l'échange ne s'était pas avéré vain... Au moins l'aubemestre avait-il une idée des risques encourus si la cité venait à tomber aux mains des ithiliens.

Albérich n'était pas certain d'avoir réussi à communiquer suffisamment clairement avec Alaric, mais le sortilège dont ils se servaient avec ses limites. C'était d'autant plus compliqué que pour l'heure, ils ne savaient pas exactement ce qu'ils attendaient de l'extérieur. Une intervention, sûrement, s'ils ne parvenaient pas à juguler la prise de pouvoir ithilienne. Mais toute la région risquait alors de s'embraser, si pas toute l'île. Etre responsable, même indirectement, d'une telle situation ne réjouissait pas le Luménien.
Il repoussa cependant ses inquiétudes et se concentra sur Frida. L'arrivée de la nouvelle colonne était imminente... aussi malvenue semblait-elle être vu les circonstances.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue