La Couronne de Cuivre

Wilmarin lui sourit.
" Nous nous en tirerons, vous avez raison. Et au pire, je vous le promets, je nous téléporterai tous loin d'ici. Si vous deviez mourir, je vous ramènerai à la vie. Ce genre de choses. Ce n'est, au final, qu'un dragon."
Il lui fit un clin d'oeil puis s'approcha de la porte.
" Est-ce qu'il est complètement sain d'esprit ?" demanda Maric à mi-voix.

-Mais oui, répondit-il avec un sourire en coin. Simplement, c'est un sage très puissant, féru de savoir, qui vit en ermite depuis des décennies... Forcément, cela se ressent ! Mais il a bon fond, j'en suis témoin.
Sur ce, il se dirigea à son tour vers la porte, se demandant quelles horreurs ils allaient bien pouvoir découvrir derrière - et, aussi, un peu, ce qu'il faisait dans pareille galère.

" Mildiou." murmura simplement le prêtre en carrant les épaules.
Ils rejoignirent Wilmarin. On entendait une respiration profonde, qui résonnait sur les murs autour d'eux, dans les ténèbres. Le sage incanta et une sorte de boule translucide encercla les trois hommes.
" Restez près de moi." ordonna-t-il.
C'était sans doute ce qu'ils avaient prévu de faire de toute façon.
Aussitôt eurent-ils franchi le seuil de la pièce — immense, mais perdue dans les ténèbres, une brume verdâtre jaillit de nulle part. Elle se fracassa bien heureusement contre leur bouclier et se dissipa dans l'air. C'était un jet d'acide, assurément. Rien d'autre n'apparut. Ils étaient au bord d'un vaste rien. Seule la carte de Lathandre leur avait appris que la salle était circulaire, d'un diamètre de plus de cinquante mètres, et probablement soutenue par une douzaine de piliers. Il y avait deux sorties, aussi, à l'arrière, invisibles à l'heure actuelle.

-J'adorerais savoir faire ça, dit-il d'un ton léger en désignant la sphère qui les protégeait.
Il tentait de détendre l'atmosphère au moins pour Maric. Et c'était à peu près tout ce qu'il pouvait faire dans l'immédiat : les phénomènes et les créatures auxquels ils étaient confrontés dépassaient à ce point son entendement et ses capacités qu'il préférait s'en remettre à Wilmarin.
Une chance qu'il ait réussi à le convaincre de les aider...

" Mais ça ne va pas tenir très longtemps, surtout s'il continue à nous pilonner..."
Il se tourna vers le barde comme un nouveau jet d'acide, sorti du néant venait frapper la sphère.
" Vous parlez le draconien ?"

C'était donc au dragon qu'ils avaient affaire...
De quel type était-il ?
De cuivre ? Cela ne collait guère avec ces assauts sans sommation.
Noir ? Plus plausible au regard de son attitude, quoique le secteur ne soit guère marécageux.
Enfin, peu importait : ils seraient bientôt fixés sur la question.
-Oui, répondit-il.Vous voulez que j'essaie de négocier ?

" Cette bestiole n'a rien à faire ici... Je pense que c'est un vert. Il doit venir de la Lorien... et aspirer à y retourner. Je ne crois pas qu'il soit ici de son plein gré."
Il se tourna vers Maric.
" Avez-vous jamais entendu parler d'un dragon dans la région ?"
Le prêtre secoua la tête.
" On en parle, oui, comme n'importe qui dans la Vallée... c'est à dire qu'on sait qu'il doit y en avoir quelque part... mais sûrement pas dans le voisinage."
Il paraissait passablement épouvanté.
" Je pense aussi qu'il doit être attaché, sans quoi il nous aurait déjà sauté dessus."

Les cultistes avaient-ils été déments au point de garder un dragon entravé dans l'abbaye ?
Était-il déjà prisonnier avant leur arrivée ?
Toujours autant de questions, toujours aussi peu de réponses.
-Nous pouvons essayer de traverser la salle rapidement et... régler ce problème plus tard, après nous être occupés de notre cible principale. L'autre option est de tenter de négocier avec ce dragon : mais négocier quoi ? Le libérer serait potentiellement dramatique pour la région...

" Je crains que notre trajectoire nous amène directement dans ses pattes, dit Wilmarin. Son acide ne peut pas pénétrer notre sphère, mais nous ne sommes pas complètement intangibles. S'il nous percute, nous serons projetés au sol, et sans doute séparés... Une solution serait que l'un d'entre nous le distraie pendant que les autres passent... Une autre, éventuellement, de le convaincre que nous sommes de son côté... et que sa mansuétude sera récompensée."

Il fit la moue.
-Théoriquement, ce genre de manœuvre, c'est dans les cordes des bardes. Mais flouer un dragon... Car il s'agirait bien de le flouer, sauf si vous me dites qu'en le libérant, il ira rejoindre son antre au fond de la forêt, où il n'ennuiera personne, ce qui serait une solution somme toute acceptable. Dans ce cas, je devrais juste essayer de le convaincre, non de le tromper, et mes chances de succès en seraient renforcées...

" Il y a trois minutes, nous allions tenter de le tuer... Nous l'aurions fait, si nous en avions le pouvoir. Ne voulez-vous pas juste... lui dire ce qu'il veut entendre ?"
Wilmarin le regarda avec un sourire.
" Mais si ça vous rassure... Oui, oui, il retournera dans son antre, il ira griller de l'elfe plutôt que le bétail des humains, ne vous en faites donc pas... mais vous ne m'en voudrez pas d'aller lui rendre une petite visite de courtoisie un de ces quatre, je suppose ?"

-Ne vous méprenez pas : je ne suis pas un défenseur des dragons malfaisants et duper celui-ci ne me poserait aucun problème moral. Simplement, je ne suis plus très sûr de ma capacité à persuader : je n'arrive pas à faire obéir mes mômes, je n'ai pas réussi à convaincre les gens de cette vallée que quelque chose clochait chez eux, alors tromper un dragon, comprennez que cela me paraisse... un tantinet hasardeux.
Haussement d'épaules.
-Mais comme nous ne pouvons pas rester à ne rien faire, et comme tenter de l'éviter semble par trop périlleux...
Il se racla la gorge puis lança d'une voix forte, en draconien.
-Seriez-vous ouvert à des pourparlers ?

" Méchant ! Méchant !" vint la réponse, puis un jet d'acide surgit de nulle part pour frapper la sphère de protection.
Wilmarin se tourna vers le barde.
" Maric et moi allons reculer hors de sa portée. Vous allez avancer seul. Nous allons le contourner par la gauche. Reculez si vous n'arrivez à rien et nous trouverons une autre solution... Le plan nous permettra peut-être de découvrir un autre accès."

Taliesin manqua rire.
S'il parlait un jour de ce plan à Baptiste, celui-ci lui ferait la tête pendant au moins... allez... un millénaire.
-Soit, dit-il néanmoins.
Il fallait espérer que son agilité ne lui ferait pas défaut et qu'il parviendrait à éviter les prochains jets d'acide, si ses paroles ne pouvaient empêcher qu'il y en ait de nouveaux.
-Nous ne faisons pas partie de ceux qui vous ont maintenus enfermés ici, reprit-il en draconien, d'un ton conciliant. En fait, ce sont nos ennemis et nous sommes venus les combattre.
La vérité, rien que la vérité !

" Le maître a dit méchant ! s'exclama la voix. Méchant !"
L'acide le frappa à nouveau mais sans l'atteindre.
" Je mange les méchants ! Ils sont pas marrants ! Ils sont très barbants ! Ennuyants ! Endormants ! Ils font de très bons... casse-croûtants ! Ah non, ça, ça ne va pas... Hum. De bons... On s'en fiche ! Le maître a dit que tu ne peux pas passer !"

-De très bons condiments ? suggéra-t-il courtoisement.
Un dragon vert qui aimait faire des rimes, voilà qui était intéressant.
-Quant au maître, je le trouve méchant de vous maintenir enfermé ici... Mais sa force doit être grande : il le faut, pour parvenir à s'attacher les services d'un être aussi puissant que vous...

" Ça s'est vrai. Mais c'est parce que le maître est... le maître. Alors c'est comme ça. Mais tu as raison. Je suis très puissant. Et j'ai grand FAIM !"
Un jet d'acide fusa, mais manqua cette fois la sphère d'un bon mètre.
" Comment tu t'appelles ? Tu es quoi, comme bête ? Tu es bizarre."

-Bizarre ?
Il préférait éluder la question : il savait que les dragons verts étaient friands d'elfes...
-N'avez-vous encore jamais vu quelqu'un me ressemblant ?
Le faire parler pour en apprendre plus sur lui et la manière dont on l'avait traité semblait une bonne idée. D'autant que cela offrait un délai bienvenu à ses compagnons.

" Non. Jamais, répondit la créature. Tu ne veux pas t'approcher ? Je te verrais mieux. Il fait drôlement noir, tu ne trouves pas ? D'habitude, j'y vois mieux quand il fait noir, mais là je ne vois pas bien... Ah non, flûte, attends, il faut que je te mange. Le maître a dit " Pas parler, surtout pas parler ! Manger ! Déchiqueter ! Dévorer ! Ravager ! Eventrer ! Egorger ! Zigouiller ! J'aime bien zigouiller, c'est un mot comique, tu ne trouves pas ? C'est quoi cette sphère ? Pourquoi je peux pas te cracher dessus comme je fais d'habitude avec les méchants ?"

-Parce que je suis bizarre. Mais c'est mieux, non ? Si vous aviez pu me cracher dessus, nous ne pourrions plus parler. Et ce serait dommage, car c'est amusant, intéressant de parler. Je trouve d'ailleurs dommage que le maître vous l'interdise : pourquoi vous priver de cette plaisante activité ?
Il sourit.
-Il y a souvent des méchants qui passent par ici ?

" Non, pas souvent. Et d'habitude, ils veulent pas parler. Ils disent juste : pitié ! pitié ! Ça m'agace, en plus c'est même pas à moi qu'ils le disent."
Il se tut un instant.
" Toi tu parles plus. Mais tu dois approcher. Je l'ordonne ! Et comme je suis plus grand et plus beau et plus fort et aussi... plus magnifique... que toi, et bien tu dois approcher. Tu es subjugué, normalement."

-Mais je suis subjugué ! Et profondément honoré de me retrouver en votre présence...
Et de s'avancer prudemment : cela faisait partie du plan de Wilmarin, après tout. Cependant, il se tenait sur ses gardes, prêt à bondir de côté si nécessaire.
-Quant au fait que je parle davantage que les autres... Eh bien, c'est un peu ma spécialité, parler ! Même si j'ai rarement la chance de le faire avec un être supérieur tel que vous.

" Il y a des créatures qui ont comme spécialité de parler ?" s'étonna la voix.
Taliesin entendit qu'elle se déplaçait vers sa gauche, tout en restant à bonne distance.
" C'est une bonne spécialité. Enfin, ça dépend de ce que tu racontes. Il y a des choses sympathiques et des choses... franchement si c'est pour les dire, ça ne vaut pas la peine d'ouvrir la gueule."
Il se tut.
" Regarde, un exemple... Est-ce que tu connais l'histoire de Skwik le nain ?"
Il ne laissa pas à l'elfe le temps de répondre.
" C'est un nain, il entre dans un donjon. Il marche sur une dalle, la dalle s'enfonce et... Skwik le nain !"
Il explosa alors de rire, un rire si puissant que Taliesin eut l'impression que le sol tremblait sous ses bottes. Des gouttelettes d'acide volèrent en tout sens, sur la sphère, à côté, tandis que la créature reprenait son souffle.

Heureusement que ses fils n'étaient pas là, car s'ils venaient à faire des blagues de ce genre, ce serait une catastrophe !
Néanmoins, la situation était à ce point aburde qu'il n'eut guère à se forcer pour rire également.
-Et vous avez de l'humour en plus de tout le reste ? Vous ne cesserez jamais de m'impressionner, et je vous sais gré de m'en avoir fait profiter. J'espère simplement que le maître sait apprécier cette qualité à sa juste valeur.

" Non, le maître n'aime pas les blagues." dit la voix.
La créature demeura silencieuse.
" Le maître n'a pas le temps. Il dit que ce sont... des trivialités indignes de moi. Et de lui aussi, évidemment."
Elle s'était déplacée à nouveau, mais restait hors de vue.
" Tu connais des blagues, toi ?" demanda-t-il à mi-voix.

-Bien sûr : j'aime beaucoup les blagues. Mais je ne sais si elles vous plairaient : je n'oserais jamais prétendre que mon humour égale ni même approche le vôtre...
Il soupira.
-Et je suis navré que le maître ne l'apprécie pas. Indigne de vous, dit-il ? Si je puis me permettre, je trouve que c'est lui qui est indigne de vous.

" Tu tournes autour du pot ! s'exclama la voix. Allez ! Raconte-moi une blague ! Ce n'est pas grave si elle est moins bonne que la mienne ! L'important c'est que ce soit une blague ! J'essaie d'en inventer moi-même, et je suis évidemment très doué, mais... c'est quand même bien si... je peux avoir une base, tu vois, pour... améliorer la base, voilà ! Et comme ça..."
Il prit une grosse voix.
" Une fois que je t'aurai mangé !"
Il rit doucement.
" On se souviendra de toi à travers de la blague que tu m'auras donnée. Je te promets, je dirai : c'est le bizarre petit être qui m'en a donné l'idée."

-Me manger ? Bigre, j'aimerais plutôt avoir la chance, et le temps, de vous raconter maintes blagues afin d'être témoin de l'illustre et éclatante manière dont vous parviendrez à les rendre hilarantes... Et puis, je suis terriblement indigeste : rien que l'idée de vous causer un tel désagrément me navre. Mais pardon, je m'égare. Une blague, donc.
Il prit une profonde inspiration puis, se jurant de faire promettre le silence tant à Maric que Wilmarin, il lança :
-De quelle couleurs sont les petits pois ? Eh bien, les petits poissons rouges !

Un long silence suivit son trait d'humour. Un très long silence.
Puis la créature se mit à rire. D'abord doucement, puis de plus en plus fort, et à nouveau, une pluie d'acide tomba autour du barde. Cette fois, cependant, l'elfe ressentit une étrange sensation de chaleur. Son bouclier, toujours présent, semblait un peu moins efficace que quelques secondes plus tôt.
" Elle est bonne ! dit finalement le dragon, guilleret. Mais... hum... qu'est-ce que c'est un petit pois ?"

Le sortilège touchait-il à son terme ? Avait-il été trop affaibli par les jets d'acide précédents ? La distance avec maître Wilmarin était-elle en cause ?
Dans tous les cas, c'était une mauvaise nouvelle...
-Des légumes, répondit-il. Mais, pour être totalement honnête, je m'interroge. N'avez-vous jamais songé à changer de maître ? Pour en trouver un qui vous servirait des repas plus copieux et plus fréquents, qui ne vous interdirait pas de parler, qui vous encouragerait même à dire des blagues ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile