La Couronne de Cuivre

Le trajet s'était révélé plus long que le paladin ne l'avait escompté, et il avait des crampes — un cavalier émérite comme lui ! — partout, d'être resté tendu, dans une position inconfortable, pendant aussi longtemps. Il mit donc pied à terre avec un soulagement indicible.
" Guillermo, envoyez un de vos hommes, le plus furtif possible, évaluer l'heure qu'il est et l'endroit où se trouvent les cannibales."
Il se tourna ensuite vers Edgar et Gaspard.
" Il faut distribuer des rations. Abreuver les chevaux. Nous devons être prêts à sortir dans une demi-heure."

Ses officiers relayèrent ses consignes, les hommes entreprirent de les mettre en œuvre avec diligence et application, pas mécontents de pouvoir se dégourdir les jambes.
Ses écuyers avaient démonté près de lui. Ruth semblait aussi alerte qu'au moment du départ, tandis qu'Alban semblait littéralement perclus de douleur.
-Messire ? s'enquit-il d'une petite voix. Pensez vous qu'il existe des chevaliers... ou des paladins... qui préfèrent aller à pied plutôt qu'à cheval ?

Hubert lui sourit et posa une main réconfortante sur son épaule.
" C'est une question d'habitude, Alban. Ça viendra. Quand nous en aurons l'opportunité, nous irons te choisir un cheval ensemble. Je suis sûr que tu trouveras une bête qui te conviendra... Ici... Tu as une position un peu raide... et tu es un peu anxieux... Comme Albérich, en somme."
Le Luménien était à présent debout à côté de Grand Vent, l'air un peu ailleurs. Hubert était surpris qu'il ne soit pas en train de se masser le bas du dos avec une grimace. Non, il paraissait perdu dans des pensées lointaines. Réalisant qu'il était observé, il sourit.
" Restaurez-vous et donnez à boire à Douce. Ensuite, rejoignez les magiciens. C'est votre ligne. Vous n'avancerez pas plus loin. Quand vous aurez lâché vos pouvoirs — Alban, tu as droit à trois essais, maximum — vous reviendrez ici, pour attendre la colonne. Vous serez sans doute seuls dans un premier temps. Les mages vous rejoindront ensuite. Soyez prudents."

-Bien noté, m'sire !
-Comptez sur nous pour exécuter toutes vos consignes à la lettre.
Ils échangèrent un regard.
-Je vous dis à tout à l'heure, messire.
-Ouais, à tout à l'heure, pour fêter la victoire en buvant du pinard !
Ils s'éloignèrent et, peu après, furent remplacés par Guillermo.
-L'après-midi s'achemine vers sa fin et les cannibales, qui ont avancé à marche forcée, seront ici dans une heure peut-être. A peu près au moment du crépuscule.

Hubert regarda les deux enfants détaler, à la fois attendri et inquiet. Vu le changement de programme, leur présence lui paraissait moins anodine. Mais il n'avait pas osé briser leur enthousiasme. Les risques étaient minimes. Mais leur cavalerie bien maigre, en même temps. L'hydre ferait la différence, si elle n'était pas réduite à rien par un sortilège bien avisé...
" Parfait... Savez-vous si le terrain nous permettra de les prendre par surprise ? Une plaine se prête peu à une embuscade même si le crépuscule devrait nous aider à nous faire discret... Il est toujours possible de voir si parmi les mages, quelqu'un sait lever une brume discrète. Par ce temps, en ces lieux, ce ne sera pas complètement incongru. Mais si nous avons une colline naturelle à notre disposition, c'est encore plus facile..."

-La rampe débouche sur le flanc d'un petit affleurement rocheux : sa hauteur est suffisante pour dissimuler des cavaliers, mais sa largeur est plus problématique. Il y a d'autres élévations de ce type aux environs, quoique plus modestes. Bref, un peu de brume ne serait pas malvenu. Sinon, il reste toujours la possibilité de commencer la charge depuis les profondeurs : la pente n'est pas trop raide, les chevaux n'y laisseraient donc pas toute leur énergie... Cependant, ce n'est évidemment pas l'idéal.

" Je vais voir pour la brume. De votre côté, veillez à ce que vos hommes soient ravitaillés. Dès que nous sommes prêts, nous irons nous mettre en position. Mais, Guillermo... Vous avez dirigé notre charge victorieuse, au jour de leur première attaque. Seriez-vous d'accord de le faire à nouveau aujourd'hui ? Une fois encore, votre expertise me serait extrêmement précieuse."

-Si cela peut rendre service, pas de problème. Mais je ne sais pas si nous pourrons adopter la même formation que la fois précédente, voire s'il ne sera pas préférable de nous scinder en au moins deux groupes... Cela va dépendre de la manière dont les barbares avancent. L'un de mes hommes est toujours là-haut, il nous en dira plus dès que possible.
Sur ces mots, il s'en fut. Hubert eut alors tout loisir de retrouver Giovanni, qui lui apprit qu'à sa souvenance, l'un des magiciens était capable de faire se lever des nappes de brouillard.

Hubert s'en fut donc voir le mage en question, histoire de savoir s'il avait mémorisé le sort adéquat et, si c'était le cas, combien de temps sa nappe de brouillard pouvait-elle tenir. Il serait sans doute moins inquiétant pour les cannibales de la voir surgir au fur et à mesure de leur avancée, plutôt que quelques minutes avant la charge, mais le paladin n'était pas très connaisseur en matières magiques, surtout profanes.
Ensuite, il serait temps pour lui d'avaler quelque chose, puis d'entraîner Grand Vent et Albérich près de la sortie. Il tenterait probablement une dernière fois de le convaincre de rester en arrière, sans le moindre espoir d'y parvenir. Mais les risques lui apparaissaient de plus en plus démesurés.

Ayant vu, la veille, comment les cannibales avaient usé d'une épaisse brume au détriment de la Communauté, le magicien s'était dit que disposer d'un tel sortilège pouvait s'avérer utile et l'avait donc mémorisé. De plus, comme une bonne nouvelle ne venait jamais seule, il informa le paladin que ses effets se prolongeraient plus d'une heure durant, ce qui arrangeait fort leurs affaires.
Ces données en tête, le paladin put se restaurer puis remonter la rampe en compagnie d'Albérich et de son destrier. Lui restait désormais à accomplir le dernier point de son programme. Le plus difficile, assurément.

Il attendit d'être à l'air libre pour entraîner le Luménien légèrement à l'écart.
" J'ai bien réfléchi. Je pense que nous devrions... que tu devrais renoncer." annonça-t-il de but en blanc.
Ce n'était pas la manière la plus subtile d'aborder le sujet, mais Hubert ne voyait pas l'intérêt d'y aller par quatre chemins. Il était tendu, il savait qu'il allait échouer, mais il ne pouvait pas ne pas essayer.
" Hubert, je pensais que la chose était réglée." murmura Albérich, avec une grimace déconcertée.
Le paladin soupira.
" Ce monstre... Ce monstre, ce n'est pas toi. Tu peux faire la différence autrement... ailleurs... Tu n'es pas obligé de... de te métamorphoser...
— Ecoute. Je ne suis pas... contaminé par ma forme. C'est vrai que pendant la bataille, hier, j'avais des sensations étranges et... je me suis approprié l'instinct de l'hydre mais je suis revenu à moi-même dès que ça a été terminé. Il n'y a pas de risques. Je contrôle ce que je suis. Tu ne dois pas t'inquiéter... Je sais que je suis... momentanément... plus meurtrier que je n'aimerais l'être, mais...
— Albérich, il suffit d'une dissipation de la magie et tu seras nu au milieu des cannibales, sans rien pour te défendre." l'interrompit Hubert. Le Luménien le dévisagea, subitement plus dur.
" C'est ça, le vrai problème. Pas la métamorphose.
— Si, la métamorphose aussi me dérange, mais... ne vois-tu pas combien il serait facile, pour les Paludiers, de t'abattre ? Ils vont se douter que tu pourrais surgir ! Ils sont peut-être prêts à t'accueillir !
— Je croyais que cette hydre avait fait la différence.
— Oui, mais... aujourd'hui est une autre bataille...
— Encore moins équilibrée qu'hier. As-tu vu l'allure de ta cavalerie ?
— Je sais mais... quelqu'un d'autre peut devenir l'hydre.
— Quelqu'un d'autre qui se retrouvera nu et sans défenses au milieu des cannibales, c'est ça ?
— Albérich, je t'en prie...
— J'ai aussi un sens de l'honneur, tu sais, Hubert."
Puis, sans ajouter un mot, il prit appui sur le pommeau de la selle de Grand Vent et se hissa sur son dos. Hubert demeura à terre, une main sur la bouche, essayant de rassembler ses pensées.
" Je ne peux pas t'emmener au massacre, dit-il finalement, misérable. Essaie de me comprendre..."
La respiration d'Albérich était saccadée, difficile ; il ne répondit rien, regardant droit devant lui. Puis, brusquement, il mit pied à terre.
" Dans ce cas, je demanderai à quelqu'un d'autre."
Hubert sentit son souffle lui manquer.
" Non ! Non, je... je t'en prie.
— C'est un risque que je dois prendre."
Hubert capitula. Il ne pouvait pas imaginer de monter au combat sans savoir où se trouvait le Luménien, sous la protection de qui, et pire, en s'étant brouillé avec lui.
" Alors je t'y mènerai."
En gage de paix, il lui tendit la couverture. Albérich lui jeta un regard mauvais puis profita de la brume naissante pour aller se déshabiller. La mort dans l'âme, Hubert l'attendit, frissonnant, et pria Lathandre pour qu'il protège l'ancien clerc de ses élans dévoyés.
Quelques minutes plus tard, sans avoir échangé un mot de plus, ils étaient en selle et gagnaient l'endroit où s'étaient arrêtés les officiers.

La température avait fraichi.
Les ombres s'étaient assombries, allongées.
Le soleil, apparu entre deux nuages, frôlait l'horizon tandis que ses rayons d'or roux nimbaient le paysage austère de chaudes couleurs.
-Nous en savons un peu plus sur nos ennemis, annonça Guillermo. Ils remontent la route, occupant toute sa largeur. C'est un petit groupe de guerriers qui ouvre la marche. Viennent ensuite ce qui semble être des civils, des femmes, des enfants et quelques hommes, tous chargés de ballots. Puis suivent les chariots, auxquels sont attelés une bonne quantité de prisonniers. Enfin, d'autres soldats forment l'arrière garde. Mais il y en a aussi un certain nombre sur les flancs de la colonne, qui veillent à ce que personne ne s'en écarte.

Hubert peinait à reprendre pied dans l'instant. Albérich était cette fois monté en croupe, d'où il pourrait descendre plus facilement. Le paladin acquiesça aux propos du mercenaire.
" Qu'en pensez-vous ? Nous ne sommes pas assez nombreux pour les encercler, mais nous pourrions essayer de sortir les chariots de la route en chargeant le flanc. Les mages pourraient lancer quelques boules de feu sur l'avant, pour bloquer leur progression ? L'hydre à l'arrière pour leur barrer toute possibilité de retraite ? De combien de personnes parlons-nous ? "

-D'une bonne cinquantaine de guerriers, de deux cent civils environ et de quelques dizaines de prisonniers.
Il se tut un instant, la mine concentrée.
-Les mages à l'avant, l'hydre à l'arrière, cela me semble bien. La charge de cavalerie sur les chariots ne manque pas de sens non plus, mais j'ai l'impression que ceux-ci s'immobiliseront s'il n'y a plus personne pour fouetter les captifs. Peut-être pourrions-nous, par conséquent, charger soit à l'avant, soit à l'arrière, puis nous scinder en deux groupes qui balaieront les soldats positionnés sur les flancs de la colonne... Les archers pourraient être positionnés de part et d'autre de la colonne et veiller à ce qu'aucun barbare ne se fasse la malle.

Il allait réussir à retrouver sa concentration. Il le fallait.
" Ni l'hydre, ni les mages ne se suffiront à eux-mêmes... Chargeons à l'arrière et remontons en deux groupes vers l'avant. Je dois de toute façon aller déposer Albérich au contact. Plaçons les archers de part et d'autre. Rapidement. Les mages seront prêts au repli en cas de mouvement ennemi. La brume va nous aider et nous contraindre en même temps, chacun doit bien repérer l'entrée du souterrain... Avons-nous la moindre idée de l'endroit où sont positionnés leurs éventuels shamans survivants ?"

-Non, ils sont plutôt du genre discrets... Il faudra donc demeurer vigilant et abattre à vue quiconque donnera l'impression d'incanter. Pour le reste, il y a des affleurements rocheux derrière lesquels les archers pourront demeurer invisibles. Les mages, eux, peuvent demeurer ici. En fait, l'opération la plus difficile sera de mener la cavalerie jusque derrière la colonne ennemie sans qu'elle ne soit repérée. Si nous y parvenons, notre piège devrait se révéler très efficace.

" Dans ce cas, Guillermo, vous avez le commandement. J'ai toute confiance en votre capacité à tirer le meilleur de nos maigres effectifs."
Il prit une profonde inspiration. Dans quelques instants, les ordres seraient passés, chacun serait à sa place, et le décompte avant l'assaut débuterait. Il n'avait pas peur pour lui même. Il avait son épée, son destrier meurtrier, son bouclier, il s'en sortirait, malgré la fatigue et le stress. Mais comment ferait-il pour charger vers l'avant de la colonne, alors que l'hydre resterait seule en arrière ? Il n'en avait aucune idée. Il chercha Ruth et Alban du regard, histoire d'échanger avec eux un dernier signe avant de se mettre en mouvement.
Ensuite, il faudrait espérer qu'ils n'avaient pas été inutilement téméraires, et qu'ils ne se mordraient pas les doigts de ne pas avoir attendu les renforts, alors qu'ils étaient en position de force face à leurs adversaires.

Les deux enfants le saluèrent de la main. Lui sourirent. Même Alban, malgré sa pâleur.
Les ordres furent donnés. Murmures.
Les minutes s'écoulèrent sans que personne ne bougent encore. Le temps que le soleil commence à glisser sous l'horizon et les ténèbres à apparaître, flaques sombres dans les vallons, parmi les replis du terrain.
Puis leurs forces se mirent en mouvement. Les archers vers leurs cachettes provisoires, les cavaliers pour décrire une large boucle qui, tout en les dissimulant aux regards ennemis, devait les mener sur leurs arrières.

Hubert tenta de faire le vide dans son esprit, d'oublier l'imminence de l'assaut, les mains du Luménien qui lui serraient nonchalamment la taille, la nuit et la disparition du soleil, l'omniprésence prochaine de la mort, du sang, de la violence, les questions qui suivraient, les risques, tous ces risques, pour les enfants, pour Albérich, pour Edgar et Giovanni, et Guillermo et Gaspard, et tous les soldats dont il ne connaissait pas le nom, et tous les membres de la communauté, et Etienne qui ignorait tout, qui pensait Ignace et Agnès vivants, qui n'avait pas vu les cannibales assaillir le fort...
Qu'est-ce que je fais ici ? se demanda le fils du forgeron qui était encore quelque part en lui.
Puis tout s'effaça. La détermination prit le dessus, comme l'honneur, le courage et la nécessité. Il glissa Grand Vent dans le sillage de l'étalon du mercenaire, fit jouer la lame de l'épée merveilleuse qu'il avait prise dans le trésor, toucha la main d'Albérich de son gant, le faisant sursauter.
Il était prêt.

Ils chevauchèrent de longues minutes, s'éloignant de la route pour profiter des avantages du relief et pour se fondre dans les ombres.
Ils entendirent en deux occasions, dans le lointin, des ordres gutturaux lancés par les cannibales.
Ils crurent percevoir, aussi, les claquements des fouets, les plaintes des captifs.
Enfin, ils infléchirent leur course. Se rapprochèrent de l'antique voie pavée. Encore un monticule à contourner, et elle serait en vue.
-Il va nous falloir galoper à partir d'ici, annonça Guillermo. Nous resterons groupés jusqu'à ce que nous ayons balayé l'arrière-garde. Ensuite, nous passerons par la droite, tandis que le groupe commandé par Lothar passera par la gauche. Nous nous regrouperons quand nous aurons remonté l'entièreté de la colonne et, si possible, nous repartirons en arrière.

Hubert acquiesça et flatta l'encolure de son cheval. Il le dirigea vers l'arrière de la colonne commandée par Guillermo, chercha Edgar et Gaspard du regard, juste pour avoir une idée de leurs positions.
" Je vais rester en queue de groupe, mais je te laisse maître du moment où tu descends. Je ne pourrai pas m'arrêter. Peut-être est-ce mieux que tu le fasses avant d'être vraiment au contact. Je ne sais pas combien de temps il te faut pour te métamorphoser, mais ce serait dommage que tu aies des ennuis avant d'être prêt...
— C'est pratiquement instantané.
— Un cheval au galop va vite.
— Je ferai attention."
Hubert soupira.
" Pense à ton flanc droit, l'hydre.
— Je n'y manquerai pas."
Il pressa les flancs de Grand Vent, prit le petit galop sur la piste de ses compagnons.
" Je reviendrai te chercher.
— J'y compte bien."
Hubert sourit, puis repoussa l'émotion traître qui le menaçait en se plongeant un instant dans l'esprit beaucoup plus alerte de son cheval.

Ils quittèrent leur abri, dissimulés par la pénombre crépusculaire.
Le sol se mit à défiler, de plus en plus vite, sous les sabots de leur chevaux.
D'abord rocailles et herbes folles émergeant du tapis de neige.
Puis un espace plus dégagé.
La route.
Le groupe, ayant pris sa direction définitive, accéléra encore l'allure.
Droit devant, ils aperçurent des lueurs diffuses qui ne tardèrent pas à se préciser.
Des torches.
Un cri retentit.
L'arrière garde les avait repérés.

Hubert fit glisser sa lame hors de son fourreau, encouragea son destrier à mi-voix, s'abandonna à leur connivence pour épouser chacun de ses mouvements, partager ses sensations, tout en conservant suffisamment de maîtrise pour profiter de sa propre acuité pour percer la pénombre et observer l'ennemi. Ils devaient être létaux, précis, impitoyables, le paladin accorda une dernière pensée à Lathandre, et, sur les derniers mètres, incanta brièvement.

Hubert -> Bénédiction -> alliés autour de lui.

Puis il ne fit plus que charger, l'esprit vide du reste.

Ses étranges capacités visuelles permirent à Hubert de ne rien manquer de ce qui se produisit au sein de l'arrière-garde ennemie, d'observer avec acuité la désorganisation qui y régnait, certains de ses membres tentant de s'écarter pour éviter la charge tandis que d'autres, au contraire, se campaient solidement sur leurs jambes et brandissaient leurs armes, prêts à la recevoir.
Une dizaine de mètres le séparait encore d'eux lorsqu'il sentit Albérich sauter à terre.
Il n'eut cependant pas le temps de s'intéresser à lui ou même seulement de penser à lui.
Déjà, c'était le choc.
Sa lame s'abattit, fauchant une vie.
Grand Vent fut secoué d'un léger cachot : un corps, sous ses sabots.
Un autre cannibale tomba, transpercé par la lame du paladin.
Puis il apperçut l'arrière d'un chariot.
Alors retentirent des ordres, lancés par Guillermo et par Lothar.
Leur groupe se scinda pour fondre sur les deux flancs de la colonne et balayer ceux qui se dresseraient sur leur passage.
Loin devant retentirent des explosions.
Les mages aussi étaient passés à l'action.

Vent, choc, violence.
Hubert était intégralement à son œuvre sinistre, massacreur parmi les massacreurs, cherchant la faille dans l’armure, la nuque exposée, le ventre nu, la poitrine offerte. La lame de son épée formidable tranchait et tranchait encore, comme mue par une volonté propre, dont l’aura n’aurait reflété qu’une lueur rouge. Ce n’était plus l’heure de l’hésitation ou de la retenue, c’était l’heure de vaincre, de mettre un terme à cette parenthèse noire dans l’histoire de la communauté.
La fatigue et l’angoisse attendraient.
L’hydre.
Il ne pouvait pas se retourner.

***

Albérich, de son côté, avait été gagné par les craintes d’Hubert, mais s’était refusé à capituler. Au moment où il avait posé pied à terre – pattes à terre, plus exactement – il avait ressenti une brusque bouffée de terreur, avant de s’élancer contre l’ennemi. Le corps de la bête lui répondit plus facilement que la veille, il retrouva ces sensations étranges de dédoublement, qu’il musela aussitôt. Il ne devait pas se laisser encercler, pas porter sa masse trop près des cannibales, user surtout de la vivacité de ses douze têtes pour les éliminer. Ne rien avaler. Rester vigilant. Fuir si les choses tournaient mal, d’abord sous forme d’hydre, ensuite sous forme humaine, pour pouvoir se cacher. Bien sûr il n’y verrait rien. Mais les choses ne tourneraient pas mal, non plus.
Devant lui, les cavaliers avaient déjà disparu.

Abattant sans faillir les quelques ennemis qui passaient à sa portée, Hubert remontait à présent la double file des chariots. Comme annoncé, les Écorcheurs avaient attelé à ceux-ci leurs captifs, surtout des femmes et des enfants qui, épuisés par l’effort, sonnés par les coups infligés par leurs geôliers, s’étaient immobilisés et observaient la scène de leur regard vague, presque absent.
Au moment où il laissait le train de bagages derrière lui, le paladin sentit un projectile lui frôler l’épaule. Et il comprit alors que la principale menace n’était peut-être pas tant les guerriers, mais bien plutôt les "civils" cannibales : ayant lâché leurs ballots, ils brandissaient désormais des armes de tous types et semblaient décidés à s’en servir. Pour l’heure, toutefois, ils demeuraient groupés, ne se dressaient donc point sur son passage.

***

Si la charge avait balayé une bonne partie de l’arrière-garde adverse, il demeurait des ennemis qui avaient su soit s’écarter à temps, soit éviter les coups de lames ou de sabots. Et lesdits ennemis n’avaient pas l’intention de fuir : au contraire, ils chargèrent l’hydre en poussant de retentissants cris de guerre… qui ne tardèrent pas à se transformer en immondes gargouillis. Car le monstre était bien trop puissant pour leur petit nombre… Au total, l’affrontement parut incroyablement court à Albérich qui, déjà, se retrouvait seul, sans plus aucune proie pour ses douze têtes.

Albérich qui demeura un instant interdit, stupéfait de constater qu'il en avait terminé avec ses adversaires sans avoir pris de mauvais coups. Le temps de coordonner ses douze cerveaux, il s'engagea sur le côté gauche de la colonne, dans la direction qu'avait empruntée Hubert. On ne lui avait pas donné d'ordres particuliers, mais il devait sûrement rester des cannibales, si pas autour des chariots, peut-être à l'avant. Quoi qu'il en soit, il avait l'intention de persévérer dans sa tâche, sans songer aux morts qu'il avait causées, lui, l'hydre, l'humain dans l'hydre, car c'était la situation qui l'y forçait.

***

Hubert, quant à lui, ne rompit pas la formation pour courir sus aux civils : Guillermo commandait et il obéirait sagement aux ordres de plus expérimenté que lui.

Hubert essuya d'autres tirs, certains le manquant d'un cheveu, mais c'est pourtant sans mal qu'il gagna l'endroit où, quelques minutes plus tôt, se trouvait l'avant-garde cannibale. Il n'en restait plus grand chose : au milieu des corps calcinés, seuls quelques combattants étaient encore debout, d'aucuns aux prises avec un tigre. Les deux groupes de cavaliers fondirent sur eux, les anéantissant en un instant et se réunissant du même coup.
-Trop facile... lâcha Guillermo, sourcils froncés.
L'instant suivant, il se baissait promptement, évitant de justesse un javelot lancé depuis les rangs des barbares qui, pour ne pas être réellement des guerriers, n'en semblaient décidément pas moins redoutables.

***

A son tour, l'hydre remonta la file des chariots, arrachant des hurlements de terreur aux malheureux arnachés qui se démenèrent pour fuir sans pouvoir y parvenir, leurs entraves étant par trop solides. Puis il approcha l'imposant groupe de civils qui, saisit de panique, commença aussitôt à s'égayer en tous sens, rares étant ceux à oser demeurer sur place, armes en main.
De ses multiples oreilles, Albérich entendit alors un son caractéristique : celui de flèches que l'on décoche à la volée.

Albérich continua à avancer, sans tenter d'intercepter les fuyards. C'était une chose d'attaquer quelqu'un qui voulait en découdre, une autre de s'en prendre à des hommes en pleine débandade. Il décida donc de scruter les chariots et la colonne, à la recherche de cibles belliqueuses, shamans ou archers. D'une de ses têtes, il entreprit de soulever la toile d'un chariot, espérant ne pas la déchirer, pour voir ce que les cannibales pouvaient bien transporter : avaient-ils conservé les effets abandonnés des colons, ou bien avaient-ils trouvé quelque chose à promener dans la lande ?

***

Hubert s'était avancé jusqu'au niveau de Guillermo. Il scruta la nuit, à la recherche d'une trace de l'hydre. A présent que la fièvre de la charge se dissipait, il lui tardait de retourner auprès du Luménien, pour s'assurer qu'il était en bonne santé.
" Penses-tu qu'il pourrait y avoir un piège ? Une partie du groupe ailleurs ? Resté en arrière ? Ou bien avons-nous tué le gros de leurs troupes hier ?"
Il était prêt à fondre sur les civils armés à la moindre injonction du mercenaire.

Le paladin ne mit pas longtemps à repérer ce qu'il cherchait : il aperçut la silhouette immense de l'hydre qui venait de soulever la bâche d'un chariot - et de découvrir qu'il ne contenait que des vivres et de l'équipement.
-Nous avons tué le gros de leurs troupes hier, c'est certain, répondit le mercenaire. Mais quand les choses semblent se dérouler trop bien, j'ai toujours tendance à me montrer mé...
Il fut interrompu par un hennissement déchirant. Un cheval venait de recevoir une hache de jet dans le flanc et tanguait dangereusement.
-Hum, à la réflexion, le plus dur reste à venir... Que fait-on de ces fous furieux ?
Il désignait les civils, évidemment, dont l'humeur belliqueuse ne faisait que s'accroître - pour ceux, du moins, que l'apparition de l'hydre n'avait pas fait se disperser aux quatre vents.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée