La Couronne de Cuivre

" Je dirais que ça va dépendre de la manière dont ils réagissent à notre charge. Il n'a jamais été question d'épargner les éléments agressifs, qu'ils soient civils ou militaires, dit le paladin, la mine fermée. S'ils se rendent, ce sera autre chose."
Il rassembla les rênes de Grand Vent dans sa main de bouclier et le vit volter.
" Je propose que nous n'attendions pas d'être hérissés de projectiles."
L'hydre s'approchait de sa démarche pesante. Elle paraissait pratiquement indemne, et poussa un cri guttural, issu d'au moins cinq des douze têtes, en les rejoignant.

Guillermo jeta un regard prolongé aux civils. Quelques hommes d'allure chétive, des femmes à l'air menaçant, des adolescents farouches, des plus jeunes encore qui ne le semblaient pas moins... Tous armés, jusqu'au dernier.
-Je n'aime pas faire ce genre de chose. Mais quand on nous paie pour annihiler une tribu d'orques, nous devons aussi en passer par là...
Il secoua la tête. Fit volter sa monture.
La cavalerie reforma les rangs, s'éloigna en reprenant de la vitesse, fit volte-face... et chargea.
Pris entre les cavaliers et l'hydre, les cannibales qui ne s'étaient pas encore dispersés firent front.

Hubert fut surpris de la soudaine sentimentalité du chef mercenaire. S'il avait une solution alternative, il aurait tout de même pu la proposer... L'hydre avait fait volte face, comme pour balayer les cannibales d'un violent coup de queue, ce qui les jetterait probablement tous à terre, ou presque. En s'approchant, le paladin réalisa qu'il était en train de charger des civils — des civils monstrueux, fous, irrécupérables, qui allaient empoisonner leur existence s'ils survivaient — et cela l'emplit d'horreur. Si bien qu'au moment où il arriva au contact, il utilisa son bouclier avant d'user de sa lame, espérant à moitié les assommer plutôt que de les tuer.

Sans doute put-il en assommer quelques-uns, oui. Mais il en abattit beaucoup, aussi. Et il n'eut pas le choix : ne cédant rien aux guerriers de leurs clans, ces civils ne semblaient pas craindre la mort - ou la craindre moins qu'autre chose - et savaient bien se servir des armes qu'ils tenaient. Ainsi vit-il un mercenaire être désarçonné d'un coup de lance bien ajusté, un cheval avoir le jarret tranché net par une lame adroitement maniée... Lui-même fut rudement secoué lorsqu'une pierre vint s'écraser sur le côté de son heaume, le laissant assourdi et légèrement sonné.
La charge ne s'en poursuivit pas moins, creusant une tranchée sanglante dans la masse ennemie.
Et puis...
Et puis un hurlement retentit : l'un des cavaliers venait de s'embraser.
Des chevaux hennirent, terrifiés, comme un mur de feu s'ouvrait juste devant eux, coupant en deux le groupe d'assaillants.
Quant à l'hydre, un mouvement dans l'obscurité attira l'attention de l'une de ses têtes qui découvrit, sr ruant vers elle, un gigantesque serpent, haut d'une bon demi-mètre et long d'une vingtaine...
Les shamans, dissimulés parmi les civils, étaient passés à l'action.

C'était dans ces moments que la symbiose entre Hubert et sa monture pouvait faire la différence. Le paladin savait que son cheval n'aurait pas peur, quoi qu'il advienne, et qu'ils pourraient, ensemble, continuer à semer la mort. Il chercha à repérer un shaman de son côté du mur : maîtrise ne signifiait pas résistance aux flammes et il ne pouvait rien faire pour atteindre ceux qui se trouvaient hors d'atteinte. Mais il fallait qu'il en attrape un : ils étaient vulnérables pendant leur période d'incantation, et leur malfaisance les rendraient plus sensibles à ses coups.

***

Albérich vit approcher la créature et s'organisa aussitôt. Quatre têtes en surveillance générale, quatre têtes pour le serpent, quatre têtes pour les cannibales, sans oublier le balancier de queue. Le mur de flammes était en train de désorganiser les cavaliers, mais il ne pouvait pas leur venir en aide autrement qu'en tentant d'attraper les cannibales qui passaient à sa portée. Quant à l'abominable créature qui rampait dans sa direction... Il devait compter sur son intelligence humaine couplée à la force et aux réflexes de l'hydre. Viser la nuque du reptile, et la lui briser, d'une patte, probablement, s'il arrivait à le saisir...

Pendant qu'Hubert échouait encore à localiser l'un des shamans et qu'il devait repousser de son bouclier une gamine guère plus âgée que Ruth entendant user de sa masse hérissée de pointes pour marteler le flanc de Grand-Vent, Albérich constatait que son adversaire était plus rapide, plus agile que ne l'aurait laissé penser son gigantisme et que sa peau écailleuse était particulièrement résistante. Certes, il le mordait, mais cela ne parut guère ennuyer l'animal qui se démena de sorte à ne pas être saisi... et à se rapprocher du corps de l'hydre.

Hubert repoussa la gamine avec force et renonça à localiser le shaman : il fallait qu'il pourfende tout ce qui passait à proximité, sans se soucier de rien d'autre que de réduire la menace, de l'annihiler, quel que soit son visage. Il commanda à Grand Vent de se montrer tout aussi impitoyable : ils étaient en trop mauvaise posture pour pouvoir se montrer sentimentaux. Il aperçut alors le serpent gigantesque qui harcelait l'hydre. Une invocation. Il aurait suffi d'une protection contre le mal pour qu'Albérich soit intouchable. Il mesura la distance qui le séparait du Luménien et ses chances de parvenir à l'atteindre rapidement. La nécessité, aussi, qu'il demeure en arrière...

De son côté, Albérich refusait de céder à la panique. Le serpent était fort et vif, mais il l'était aussi, et de toute façon, il ne pouvait pas redevenir humain dans cette mêlée : il devait vaincre son adversaire sous sa forme présente. Il abandonna toute lutte contre les cannibales, conservant ses quatre têtes sentinelles, et rassembla les huit autres sur son adversaire. En lui en opposant trois sur la nuque, il allait bien finir par pouvoir y planter les crocs...

Hubert se trouvait à une vingtaine de mètres de 'hydre - laquelle venait de réussir à saisir la nuque du monstrueux serpent mais peinait à maintenir sa prise, tant il se débattait furieusement. Pour rejoindre son ami, il lui suffirait donc d'une brève cavalcade parmi les cannibales déchaînés...
Toutefois, il remarqua alors, à une distance équivalente mais dans la direction opposée, un homme dont les gestes étranges et les paroles marmonnées ressemblaaient fort à une incantation...

Hubert n'hésita pas : il chargea droit sur le shaman.
Ou plutôt, quelque chose hésita en lui, mais fut réprimé presque aussitôt, car le shaman pourrait invoquer un second serpent ou une colonne de flammes, ou n'importe quoi qui rendrait les choses encore plus complexes et plus mortelles.
Dès qu'il aurait tué le druide maudit, il irait aider l'hydre. Il fallait qu'il puisse lui faire confiance entre temps.
" Plus vite." souffla-t-il à Grand Vent.
Il fallait qu'il l'abatte avant qu'il termine son incantation.

Il s'en fallut d'un rien mais... il arriva trop tard.
Au moment même où sa lame s'enfonçait dans le torse du shaman, le corps du paladin s'embrasa tout entier. Ses vêtements, ses cheveux, sa chair se mit à brûler, lui causant d'atroces souffrances.
Sous lui, Grand Vent parvint à garder son calme, mais s'il voulait avoir une chance d'éteindre les flammes avant qu'elles ne le consument, sans doute devrait-il se jeter au sol pour s'y rouler, nonobstant les cannibales qui n'attendaient qu'une opportunité pour le pourfendre...

Ce n'était plus vraiment une pensée claire, c'était une question de survie pure.
Il se jeta au sol en espérant confusément que le destrier pourrait le protéger, qu'il conserverait assez de conscience pour pouvoir se soigner, mais tout s'effaça dans une souffrance indescriptible, qui lui brûla l'âme autant qu'elle lui brûlait le corps.

Une des têtes d'Albérich perçut l'embrasement et, pendant une micro-seconde, toute sa conscience se tourna vers le paladin. Mais la seconde suivante, il tentait, avec plus de détermination encore, de briser la nuque de son agresseur. Il ne pouvait lui être d'aucune aide, aucune, et il allait s'en sortir, parce qu'il n'y avait pas d'autre possibilité...

Il y eut un ignoble craquement.
Le serpent se cambra violemment... puis retomba, inerte.
Mort.
Sur ce front là, la situation s'était drastiquement améliorée.
Sur un autre front, en revanche...
Albérich vit Hubert se rouler furieusement au sol et parvenir à étouffer en partie les flammes qui le rongeaient.
Mais il vit surtout des barbares l'assaillir.
Certes, Grand Vent faisait rempart de son corps, distribuait de furieux coups de sabots.
Mais tels des charognards, les ennemis étaient sans cesse plus nombreux à fondre sur le paladin terrassé.
Une femme lui ficha une pique dans le creu du genou.
Un homme malingre enfonça une lame dans son épaule, entre deux plaques du harnois.
Un garçonnet haut comme trois pommes entreprit de lui marteler le crâne avec une lourde pierre...

Il devait l'aider.
Mouvant sa carcasse imposante le plus rapidement possible, il se tourna vers le paladin et envoya ses têtes à l'assaut de ses agresseurs. Dix sur douze, il ne devait pas perdre son sang-froid, pas encore, Hubert pouvait être sauvé, il en avait le pouvoir, Barthélémy l'avait aussi, ou l'un des bardes, n'importe qui. Ne pas se laisser envahir par la rage ou la terreur. Il pouvait y arriver, ce n'était pas le moment de s'abstraire du monde pour trouver refuge dans un néant salvateur.
Neuf gueules pour déchiqueter, une pour leur ravir le corps et l'emporter hors de la mêlée.
Bande d'assassins sanguinaires et répugnants.
Il sentit la haine et l'angoisse batailler en son sein.

Il mordit, broya, massacra.
Cela n'alla pas sans mal, mais il parvint à dissuader les survivants de s'approcher encore de son ami.
L'une de ses gueules se referma doucement sur Hubert, le souleva haut au-dessus du champ de bataille.
Le corps fumant, que parcouraient encore des flammèches, était agité de spasmes.
Alentour, l'affrontement se poursuivait. Les cavaliers avaient réussi à s'extraire de la mêlée et y étaient revenus, chargeant derechef.
La victoire serait leur.
Sans doute.
Mais à quel prix ?

Il fallait qu'il trouve un lanceur de sorts susceptible de le soigner : Hubert n'en était manifestement pas capable lui-même et il était susceptible de trépasser à tout instant. Albérich percevait ses soubresauts d'agonie contre sa langue, une sensation abominable qu'il espérait oublier au plus vite. En même temps, la bataille faisait encore rage et il pouvait se montrer déterminant. Il fallait qu'il se hâte. Il chercha Giovanni de quelques uns de ses regards, espérant que l'acuité de l'hydre serait meilleure que la sienne. Des autres gueules, il soutint l'effort des cavaliers en plongeant parmi les paludiers survivants. S'il ne détectait le barde rapidement, il irait porter Hubert en lieu sûr, sans doute jusqu'au tunnel... Mais Barthélémy ne serait sûrement pas encore arrivé...

Des magiciens, nulle trace : ils avaient dû se replier, conformément aux ordres.
De Giovanni... Il n'en vit d'abord pas davantage.
Mais, deux longues minutes plus tard, alors qu'il en était à broyer une très jeune femme qui, malgré les affres de l'agonie, continuait à le marteler de coups, il crut enfin repérer le barde.
A une bonne centaine de mètres de là.
Avec une équipe d'archers, il s'efforçait de repousser - les abattant, le cas échéant - des cannibales en déroute.

Albérich abandonna la colonne pour rejoindre les archers. Sans doute était-ce un souci purement égoïste, mais il n'en avait cure : il sentait la vie du paladin s'échapper dans l'une de ses maudites gueules et il n'avait pas l'intention de le laisser mourir. Dès qu'il serait à proximité du groupe, il attaquerait de certaines de ses gueules tout en portant le paladin devant Giovanni. Il fallait espérer que le barde dispose d'un peu de puissance curative, juste assez pour que le paladin reprenne ses esprits et se soigne lui-même. Voeu pieu. Si ce n'était pas le cas, Albérich ne savait pas encore ce qu'il ferait... mais il savait encore moins ce qu'il ferait si Hubert devait mourir.

L'hydre n'eut guère à combattre : s'étant déshonorés en fuyant, les barbares des environs avaient abandonné toute velléité belliqueuse et ne songeaient plus qu'à sauver leur vie en s'éloignant le plus possible de toute menace. C'est donc sans encombre qu'il put rejoindre les archers et le barde qui les commandait.
-Oh bordel, lâcha celui-ci en comprenant ce qui se passait. Dépose-le... Doucement. Tout doucement.
Il s'agenouilla près d'Hubert, incanta, et le corps fut brièvement nimbé d'une douce lumière.
[color=#F3333]-C'est le mieux que j'aie en réserve...[/color]
Et le mieux en question paraissait ne pas avoir été suffisant pour tirer le paladin de l'inconscience.

Albérich chercha le regard de Giovanni. Cette impossibilité de communiquer le rendait fou. Comment savoir si le paladin, même inconscient, était tiré d'affaire, ou s'il était toujours à la lisière de la mort ? Sous sa forme d'hydre, il ne pouvait en juger, mais s'il l'abandonnait, il ne pourrait plus être d'aucune aide à la communauté. Il ne pouvait pas tergiverser, mais que pourrait-il faire pour aider le paladin ? Rien. Absolument rien, c'était ça la vérité. Le seul qui pouvait l'aider était Barthélémy, et Barthélémy était loin.
Il fallait qu'il récupère Grand Vent. Si le destrier était encore en état, ils pourraient tenter de retrouver la colonne avant qu'il ne soit trop tard...
Pas assez de clercs, songea-t-il amèrement. Je l'ai dit dès le premier jour.
Désoeuvré, il demeura un moment incapable de décider quoi faire. Il ne comprenait pas comment les choses avaient pu mal tourner, aussi vite. Quelqu'un avait peut-être une potion de soins, quelque part...

Peut-être quelqu'un en avait-il une, oui. Mais pour l'heure, tout le monde était débordé. Ayant reçu la consigne de ne pas perpétrer un inutile massacre, les archers s'efforçaient, quand ils en avaient la possibilité, de procéder à des tirs de barrage ou de simplement blesser. Au niveau de la colonne, la situation était plus tendue encore, les derniers Écorcheurs debout, quel que soit leur âge, donnant du fil à retordre aux cavaliers épuisés.
-Albérich, on ne peut pas le laisser ici. Il faut qu'une personne plus compétente que moi s'occupe de lui. fit le barde.
Hubert fut agité d'un violent soubresaut.
-Et qu'elle s'en occupe vite.

Il allait mourir. Ils n'atteindraient jamais Barthélémy à temps.
Albérich reprit Hubert dans l'une de ses gueules et retourna rapidement vers la colonne, à la recherche de Grand Vent. L'étalon merveilleux était le seul capable de franchir la distance qui les séparait des colons à grande vitesse, mais il devait être épuisé, voire mourant, lui aussi. Le Luménien ne connaissait pas grand chose aux liens qui existaient entre les paladins et leur monture, mais il avait l'impression que l'animal devait être affecté par le trépas imminent de son cavalier. Il profiterait de son retour à la colonne pour donner un rapide coup de main aux cavaliers épuisés, mais si le destrier était incapable de l'aider, il retournerait vers le tunnel. Douce devait s'y trouver, avec les enfants. Il refusa de songer à la mine qu'ils feraient en découvrant l'état dans lequel se trouvait Hubert.
Si les hydres avaient pu pleurer, sans doute l'aurait-il fait, de douze paires d'yeux à la fois. Il se sentait révolté, impuissant, terrorisé, et pourtant il fallait qu'il avance, il le devait à Hubert.

Son aide ne fut pas malvenue : grâce à elle, les cavaliers purent rapidement prendre le dessus sur les dernières poches de résistance. Plus que quelques minutes, et tous les barbares seraient morts, hors d'état de nuire, assommés ou capturés.
Quelques minutes.
Très peu de temps... Et bien trop à la fois.
Dans sa gueule, Hubert fut secoué d'un nouveau spasme.
Spasme auquel sembla répondre sa monture.
Grand Vent ne pourrait porter son maître nulle part. Il saignait de mille blessures et s'il tenait encore debout, il était évident qu'il ne tarderait plus à s'écrouler.
Une question de secondes, peut-être.

Albérich abandonna le cheval à son triste destin. Si Hubert survivait, il serait accablé par cette perte, mais c'était un animal, aussi magnifique soit-il, et le Luménien ne pouvait pas y songer davantage. Il devait regagner le souterrain, enfourcher Douce et la pousser au grand galop, le plus loin et le plus vite possible, espérer qu'elle tiendrait jusqu'à Barthélémy. C'était leur seule chance.
Il songea à ces diamants formidables, aux veuves, à tous ces hommes qui étaient tombés aujourd'hui, dans cette charge stupide et inutile, qu'ils n'auraient jamais dû mener, alors qu'ils étaient installés dans un fort imprenable. Mais les militaires avaient voulu hâter les choses, créatures impatientes et mortelles, fragiles, tellement fragiles.
Il sentit la bile remonter dans douze gorges et il força cette grosse carcasse immonde à avancer plus vite. Dès qu'il serait à l'entrée des tunnels, il redeviendrait humain et porterait Hubert vers le fond.

Si la première partie du plan ne posa aucun problème, la seconde, en revanche, frisait l'impossible. Albérich se ressentait cruellement des efforts qu'il avait consenti, et le paladin, engoncé dans son armure, semblait peser une tonne. De surcroit, mieux valait ne pas imaginer l'effet que produisait le métal en frottant sur ses chairs à vif...
Tant bien que Mal, le Luménien descendit là rampe.
Parvint en bas à bout de souffle... et de forces.
Il y avait de la lumière, dans l'immense salle. Les mages étaient rassemblés à quelque distance. Mais tout près, il y avait Ruth.
Ruth, déjà debout, qui écarquillait des yeux horrifiés.
-Il... Il... Il... bafouilla-t-elle sans arriver à aller plus loin.

" Pas encore. Amène-moi Douce." lui dit-il, avec une dureté involontaire.
Il était complètement nu, mais c'était son dernier souci. Il fallait qu'il dégage Hubert de son armure, au moins en partie. Le sortilège de Giovanni avait dû être extrêmement léger, c'était une chance pour le paladin qu'il soit inconscient. Il fit abstraction de ce qu'il voyait : il était guérisseur depuis longtemps, il savait soigner les corps, affronter ces visions atroces, chercher la vie derrière la mort. Mais il n'avait aucun matériel. Et Hubert avait besoin de beaucoup plus qu'une concoction ou qu'un bandage. Il avait besoin de magie divine.
Il chercha les sangles du plastron, espérant pouvoir lui libérer la poitrine pour l'aider à respirer. Ensuite, il faudrait qu'il essaie de monter en selle. Cela promettait d'être une catastrophe.

Ruth revint, menant par la bride une Douce fatiguée.
Mais elle s'immobilisa en apercevant le visage ravagé de son maître, à découvert à présent qu'on lui avait ôté son heaume.
-Il...
Elle déglutit.
-Il va mourir si vous le déplacez, murmura-t-elle. Les gens trop... trop grièvement blessés, faut... Pas les déplacer. Ou alors tout doucement.

" Je sais mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ?!" s'exclama-t-il alors, subitement renversé par l'angoisse qu'il avait réprimée tout au long des dernières minutes.
Il noya un moment son visage entre ses mains.
" Pardonne-moi Ruth. Tu as raison. Ce n'est pas de ta faute."
Il prit plusieurs longues inspirations. Il devait se ressaisir. La jument était épuisée, de toute façon. Il avait dû aggraver les choses en baladant le corps meurtri du paladin aux quatre coins de la Lande. Il s'assit sur le sol, à la recherche de son calme. Peut-être que la seule chose qu'ils pouvaient faire, c'était le laisser mourir. Barthélémy pourrait le ressusciter plus tard. Ou un autre clerc, un jour, ailleurs. Alaric à Luménis. Molwen à Eredhun. Pernille. Pernille ramènerait Hubert, immanquablement.
Les Lathandrites n'aiment pas les résurrections, mais ils ramènent les héros qui n'ont pas terminé leur mission. Un paladin comme Hubert la terminerait-il jamais ?
Il leva une main, chercha un endroit où la poser, puis la reposa sur son genou. Hubert était méconnaissable et mourant. Il ne pouvait même plus trouver de réconfort : son esprit était déjà parti.
Puis une bouffée de révolte l'envahit. Il ne pouvait pas capituler, ce n'était pas digne d'un ami.
Il se pencha et ouvrit la chemise maculée du paladin, révélant sa poitrine, puis lui prit les mains et les replia contre sa peau.
" Tu as ce pouvoir en toi, Hubert. Va le chercher." souffla-t-il.
Il ferma les yeux à nouveau.
" Tu peux te soigner. L'énergie de Lathandre. Elle est toujours là."
Il la percevait à peine, désormais, et elle allait s'éteindre.
" Lathandre, aie pitié de ton fils, il ne mérite pas de mourir."
Si seulement le pouvoir que détenait Hubert pouvait s'exprimer à travers lui... Il connaissait les mots, chaque syllabe de chaque sortilège nécessaire, mais il lui manquait la force divine de transformer le verbe en lumière.

Les secondes s'écoulèrent.
Dans la salle, le silence s'était fait.
Les mages regardaient dans leur direction.
Mines sinistres.
Ruth les fixait.
Blafarde.
Les secondes s'écoulèrent.
Puis...
Albérich sentit quelque chose d'indéfinissable en lui.
De merveilleux. D'effrayant.
Les mains du paladin retombèrent sur sa poitrine, inerte.
Celle du clerc s'agitèrent, reproduisant des signes maintes et maintes fois exécutés, jadis.
Il y eut de la lumière.
Aveuglante.
Mais douce. Et bienveillante.
Cela ne dura qu'un instant.
Parut durer des siècles.
La pénombre, à nouveau.
Hubert poussa un profond soupir.
Son corps était indemne.

Albérich retomba sur son séant, tremblant, et subitement, il eut très peur. Immensément peur. Puis il fut saisi d'un vertige et s'écarta d'Hubert. Mais la pulsation était toujours présente, dans son ventre, sa poitrine, sa gorge, son front. L'énergie perdue et retrouvée. La force de l'aube.
Il regarda ses mains comme s'il les voyait pour la première fois.
Il avait usé du pouvoir de Lathandre et ce n'était pas dans l'aura d'Hubert qu'il l'avait puisée. C'était à l'intérieur de lui-même. Il avait eu besoin d'aide et son dieu l'avait entendu.
Cette fois.
La fois nécessaire.
Il avait besoin d'être seul. De prier.
Il se leva, vacillant.
Mais il fallait d'abord qu'il retourne au combat : il se sentait investi d'une énergie vitale qui devait s'exprimer et s'offrir. Il y avait des blessés dehors, des mourants, et il avait en lui de les soigner, désormais. Il avait été inutile, si inutile, durant tous ces mois de crépuscule ; à présent, il allait pouvoir se rattraper.
Avant de sortir, il s'agenouilla près d'Hubert qui paraissait dormir d'un sommeil tranquille, ignorant tout le tumulte autour de lui. Il sourit doucement et posa la main sur sa joue, effleura son souffle, soupira.
" Veille sur lui, veux-tu." dit-il à Ruth d'une voix cassée.
Il regarda derrière son épaule.
" Où est Alban ?"

-Je suis là.
Une voix à peine audible. Mais celle d'Alban, indéniablement.
Pourtant, Albérich ne le vit nulle part.
-Dans... Dans ma poche, articula Ruth, toujours sous le choc.
De fait, en plissant les yeux, il vit une tête minuscule pointer hors de la poche du manteau que portait la fillette.
-C'est... à cause du sceptre... fit l'écuyer miniature, qui semblait tout aussi ébranlé que sa consœur.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée