La Couronne de Cuivre

Albérich le dévisagea, surpris, et manqua rire. Mais quelque chose l'en empêcha. Toujours ce sentiment d'urgence. Et puis l'énergie en lui, pulsatile, qui lui commandait d'aller sauver des vies.
" Je n'ai pas le sortilège approprié en mémoire, mais peut-être que l'un des mages pourra vous aider..."
Ils leur avaient sans doute déjà demandé, tout bien réfléchi.
" Sinon ce sera pour l'aube. Je dois y aller. Je reviens au plus vite. Si vous trouvez de l'eau, je pense qu'Hubert pourrait en avoir besoin."
Puis, sur un sourire, il fila vers l'extérieur et la colonne des Paludiers, en espérant qu'il pourrait encore soigner certains des assaillants.

Lorsqu'il émergea du tunnel, il faisait nuit noir et la bataille était terminée.
Au loin, il entendit le galop de chevaux. Ceux des archers montés qui, sans doute, à l'instar de gardiens de troupeaux, s'efforçaient de rabattre et de rabattre les cannibales qui avaient tenté de fuir.
Sur le champ de bataille, à la lueurs de nombreuses torches, des soldats achevaient de désarmer et de ligoter quelques captifs, certains manifestement dans un sale état.
Beaucoup plus près, d'autres membres de la Communauté s'affairaient auprès de leurs camarades blessés. Albérich put d'emblée constater qu'ils étaient nombreux et, a entendre les plaintes, les gémissements, certains d'entre eux étaient également grièvement atteints.

Albérich était dans un état second, les sens en éveil, comme si le monde autour de lui avait une consistance, une couleur étrangère, plus vivante que d’ordinaire. Le vent froid mordait son corps nu mais il n’en avait cure : Lathandre était en lui, rayonnant, invincible, comme si un barrage s’était rompu, quelque part au fond de lui, une porte ouverte sur la lumière.

Il se sentait immensément reconnaissant. A l’aube, il prierait. En attendant, il savait que son dieu pouvait percevoir la ferveur de sa foi retrouvée. Il avait cru pouvoir vivre sans elle, sans cette énergie, cette vérité profonde, ce lien. C’était un leurre. Il avait honte d’avoir repoussé si longtemps celui qui avait toujours donné sens à son existence, qui l’avait accueilli et embrasé, alors qu’il n’était qu’un gosse. Guillaume, à Solarcis, avait eu raison : dans son arrogance, il avait refusé de reconnaître ce besoin viscéral. Mais le Seigneur du matin l’avait pardonné.

Il fallait qu’il trouve une expression à son élan, et pour cela, il fallait qu’il soit vie.

C’est seulement en entrant dans le cercle des blessés qu’il réalisa qu’il aurait pu se trouver une couverture quelque part. Mais il n’était plus temps, et il se laissa guider par les plaintes. Il connaissait l’agonie, la souffrance, la terreur, il devait être capable de discerner les plus vulnérables des hommes à partir d’un cri ou d’un regard. La compassion de Lathandre pouvait faire des miracles, et il en serait l’instrument en ces lieux de ténèbres.

Il n’avait pas l’intention de faire la différence entre mercenaires et colons, tous étaient humains, tous méritaient de vivre, tous marchaient vers la lumière, et Lathandre les aimait.

Armé comme il ne l’avait plus été depuis des mois, il se dirigea vers l’homme le plus gravement atteint qu’il put identifier et incanta.

L'homme le plus cruellement atteint était un jeune soldat de la Communauté. Son visage, crispé par la souffrance, était méconnaissable, et le râle rauque et ténu qui sortait de ses lèvres entrouvertes augurait d'une fin imminente. Et pour cause : il perdait son sang par de multiples blessures, en particulier par une plaie béante dans son flanc. Un autre colon, penché sur le moribond, maintenant un linge déjà cramoisi contre celle-ci, tentant vainement de juguler l'hémorragie.
A l'approche d'Albérich, il leva sur lui un regard incrédule... qui se fit émerveillé lorsque la lumière parut, nimbant un instant son camarade agonisant, refermant aussitôt la plaie mortelle.... et les autres. Abasourdi, il ne sut quoi dire, mais le clerc s'était de toute façon déjà éloigné. Car il avait entendu un cri déchirant, à quelques pas de là.
C'était Edgar. A voir la position de ses jambes, l'on comprenait qu'elles étaient brisées. Peut-être son cheval s'était-il effondré sous lui, l'emportant et l'écrasant dans sa chute. Mais le coup qui lui avait à demi enfoncé le crâne, c'était sans nul doute un barbare qui lui l'avait porté.

Albérich grimaça mais s'efforça de rester détaché. Dans quelques secondes, l'officier serait tiré d'affaire, il suffisait de prononcer les mots magiques, de dessiner quelques signes invisibles dans l'air, de s'ouvrir à la volonté de Lathandre pour canaliser son pouvoir curatif. Bien sûr, aucun sortilège n'effacerait le souvenir de la douleur. On réparait le corps, mais la mémoire de la chair demeurait intacte, comme les cauchemars, comme la peur, parfois, de souffrir à nouveau.
Il ne pouvait que soulager, rendre vie et espoir, repousser la mort qui, retorse, tentait d'affaiblir la lumière.

Son intervention, évidemment, fit des miracles. Puis il passa au blessé suivant.
Au fur et à mesure qu'il allait de l'un à l'autre, les maux étaient moins graves. Mais leur nombre et leur ampleur disaient assez à quel point la victoire avait été chèrement acquise. Et à quel point le retour de la lumière, en lui, allait faire la différence.
Au fur et à mesure qu'il allait de l'un à l'autre, aussi, la surprise grandissait parmi ceux qui l'entouraient. Elle fut d'abord liée à sa tenue, pour le oins surprenante. Mais rapidement, elle n'eut plus trait qu'à ses pouvoirs.
Tout le monde savait qu'il avait perdu le contact avec Lathandre, qu'il n'y avait plus la moindre once de magie divine en lui.
Tout le monde constatait que cela avait changé, et qu'un puissant clerc, désormais, leur portait secours.

Il ne s'arrêta que lorsqu'il fut certain que plus personne n'était en danger, plus personne n'était en souffrance. Il restait des plaies et des bosses, bien sûr, quelques ecchymoses, peut-être une foulure ici ou là. Il n'avait pas complètement épuisé son énergie et son regard se tourna vers les cannibales. Leurs ennemis. Ces tueurs, ces monstres, qui avaient jeté Robert au bas de son cheval, abattu le vaillant Quentin que réclamait sa belle, et le père des trois enfants d'Ariane. Seize colons et mercenaires, plus tous ceux qui étaient morts ce soir, qu'il n'avait pas encore vus, pour lesquels il ne pouvait rien.
Est-ce qu'un peu de lumière, un peu de bonté, étaient susceptibles de changer quelque chose ? Ou les Paludiers aspiraient-ils à mourir à un point tel que soigner leurs blessures équivaudrait à les damner ?
Parmi les cris, il essaya d'isoler ceux des enfants. Ils avaient la voix plus perçante, leur désespoir était moins retenu. Il ne les laisserait pas souffrir pour les crimes de leurs parents, aussi pervertis soient-ils, déjà.
Sans attendre qu'on le lui interdise, il marcha dans leur direction.

Il constata d'emblée que la majorité des captifs étaient des enfants. Peut-être parce qu'ils avaient renoncé à combattre les premiers. Peut-être parce que colons comme mercenaires avaient tenté de retenir leurs coups, de les épargner autant que faire se peut.
Certains étaient conscients, d'autres assommés pour de bon, d'autres encore dans un état intermédiaire entre éveil et évanouissement.
Quelques-uns étaient indemnes, beaucoup souffraient de plaies bénignes, de plaies et de contusions, et une poignée s'avérait plus grièvement atteints.
Tout cela, Albérich le vit en s'approchant, à la lueur des torches. Mais avant qu'il les eut rejoints, Guillermo se portait à sa rencontre.
-Faites attention, lui dit-il d'une voix fatiguée. On ne dirait pas, comme ça, mais il y a encore de la rage en eux : l'un de mes hommes s'est pris un coup de dague il n'y a pas quelques minutes, de la part d'un mioche qui paraissait inoffensif... Pour l'instant, nous ne leur avons pris que les armes apparentes, mais il va falloir fouiller intégralement tout ce beau monde, si nous ne voulons pas de nouvelles mauvaises surprises. Hum, et ensuite, il faudra songer à leurs captifs, qui sont dans un sale état...

" Je ne suis pas obligé de les approcher pour les soigner." dit Albérich avec un sourire las.
Puis il se sentit changer de couleur. Guillermo était la première personne qui l'abordait depuis son retour sur la Lande et il eut brusquement la chair de poule.
" Vous ne sauriez pas où je pourrais trouver une couverture, par hasard ? Un morceau de cape ? Quelque chose comme ça ?" murmura-t-il, embarrassé.
Au pire, il emprunterait une dague pour aller découper un morceau de toile de chariot. Pourquoi est-ce que personne ne lui avait fait remarquer qu'il se promenait dans le plus simple appareil ?

-Suivez-moi : j'ai une couverture dans mes fontes. J'enverrai quelqu'un vous trouver des vêtements plus tard mais dans l'immédiat, entre les blessés, ceux qui surveillent les captifs, ceux qui rabattent les derniers fuyards, ceux qui montent la garde... Personne ne sait où donner de la tête.
Il le conduisit vers son cheval, à quelque distance de là.
-J'imagine que le sieur de Maleval est toujours inconscient ? Si c'est le cas, j'en suis désolé, mais il va vous falloir prendre la tête des opérations et nous dire quoi faire. Il y a énormément de travail et... nous sommes tous épuisés.

Albérich noua la couverture autour de sa taille.
" Je ne suis pas très calé en ces matières mais je vais faire de mon mieux. Rassemblez les survivants et séparez-les de leurs anciens captifs. Je vais commencer par soigner les enfants, puis j'irai voir les anciens prisonniers. Il n'est pas exclus que certains d'entre eux ne soient pas des cannibales, qui sait ? Hubert sondera l'intégralité des prisonniers quand il sera remis : nous ne pouvons pas prendre de risques avec eux. Je sais que les hommes sont épuisés, mais il faut commencer à acheminer tout le monde sous terre. Ce sera plus facile de surveiller les prisonniers en bas et il fera moins froid. Les nuits d'hiver peuvent être aussi meurtrières que l'épée. Les corps et les chariots peuvent passer la nuit dehors, il faudrait cependant s'assurer que tout ce qui gît sur le champ de bataille est effectivement passé de l'autre côté... Nous ne voulons pas d'un ou deux survivants aux humeurs belliqueuses. S'il me reste assez d'énergie, je placerai un glyphe sur la rampe, mais je doute que ce soit le cas. Nous demanderons à Barthélémy de le faire quand il nous rejoint."
Il reporta son regard sur la campagne enténébrée.
" Les mages et les archers sont sûrement moins fatigués que les cavaliers. Si vous trouvez Giovanni, envoyez-le moi. Je m'arrangerai avec lui pour que les hommes les plus frais remplacent ceux qui sont épuisés."
Il dévisagea le mercenaire avec une grimace confuse.
" Comment est-ce que je m'en sors ?"

Le mercenaire sourit, amusé.
-Plutôt bien, je dois dire. J'aurais juste deux petites remarques. D'abord, les captifs sont déjà séparés de leurs geôliers : ils demeurent attachés aux chariots, nous n'avons pas eu le temps de les en dételer. Lorsque ce sera chose faite, cependant, il faudra leur attribuer des gardiens, et... le monde manque. Ensuite, prenons nous des précautions particulières pour les Écorcheurs ? Nous avons ligoté les plus belliqueux, mais nous n'avons pas assez de corde pour le faire avec tous, et il ait à craindre que certains... hum... que beaucoup possèdent encore de quoi nous assaillir, ainsi que l'intention de le faire à la première occasion.

" Il va falloir les fouiller. Peut-être Giovanni dispose-t-il de ce qu'il faut pour tempérer leurs humeurs belliqueuses... Les bardes peuvent fasciner. Je sais qu'il n'est pas du genre à pousser la chansonnette, mais peut-être la nécessité suffira-t-elle à le motiver. Il n'est pas impossible que les mages aient encore du ressort, eux aussi, dans des registres moins mortels. Pour l'heure, les captifs restent attachés aux chariots, on s'occupe d'abord des Ecorcheurs. Au pire, qu'on utilise la corde des arcs : nous ne devrions plus en avoir besoin dans l'immédiat."
Il resta songeur une seconde.
" Je n'ai pas prêté attention à notre cavalcade souterraine. N'y a-t-il aucune salle de petite taille autour de la vaste caverne dans laquelle nous nous sommes arrêtés ?"
Combien y avait-il de prisonniers, d'ailleurs ? Vingt, trente, cent ?

Il secoua la tête.
-Non, pas de salle de petite taille, malheureusement. Hum, et si vous en êtes d'accord, je préférerais que nous laissions les cordes des arcs où elles sont : nous demeurons dans les Landes, il n'est pas impossible que des créatures hostiles hantent les parages où que l'odeur du sang les fasse venir de loin... Mais au pire, nous déchirerons certaines des frusques des captifs pour les ligoter avec. Ce n'est pas l'idéal mais nous devons nous montrer pragmatiques.
Un bruit de sabots qui se rapprochaient.
-Ah, voici le sieur Giovanni. Je vous laisse discuter avec lui de ces possibilités, je retourne auprès de mes hommes surveiller les prisonniers.
Prisonniers auxquels s'ajoutait un trio poussé tant bien que mal en avant par le groupe de cavaliers.

Albérich sourit au barde en le voyant approcher.
" Bienvenue, Giovanni. Tu arrives trop tard : je viens de passer un certain temps nu comme un ver, mais on a fini par avoir pitié de moi."
Son expression se fit plus sérieuse.
" Mais j'ai à te parler, si tu peux descendre de cheval et me suivre un moment."

Le barde poussa un soupir désespéré.
-Seulement si tu ôtes cette fichue couverture. Non, parce que franchement, je commence à en avoir marre d'arriver toujours après les moments intéressants. Et pourquoi j'arrive toujours après les moments intéressants ? Parce qu'on me donne constamment des tâches longues et ennuyeuses à souhait et totalement indignes de ma condition d'artiste ! En l'occurrence, il fallait que j'empêche de s'enfuir des barbares pouilleux... dont une majorité de gosses. Non mais franchement, c'est un complot, de m'obliger ainsi à m'occuper de toute la marmaille qui passe à proximité !
Ses plaintes - sans doute exagérées à dessein - ne l'avaient pas empêché de démonter et d'emboîter le pas au Luménien.

" Je te promets que dès que nous en aurons l'opportunité, j'enlèverai ma couverture. Mais seulement si je peux mettre mon veto sur la pose."
Il se retourna vers lui.
" Les cavaliers sont épuisés : il faut les relever. Les archers et les mages sont plus frais, je voudrais que tu organises un roulement. Il va falloir descendre tout le monde — soldats et prisonniers — au sous-sol. Et nous nous demandions si tes pouvoirs de barde te permettraient de contrôler les cannibales ou du moins de les adoucir pendant que d'autres les désarment."

-Quoi, tu veux que je joue de la musique pour ces... sauvages ? Alors là, mon vieux, il va falloir me payer cher, très cher. N'escompte donc pas échapper à la pose : de toute façon, tout les membres de la Communauté y passeront, jusqu'au dernier. D'ailleurs, Hubert a déjà accepté.
Il sourit.
-Ne t'étonne pas que je ne demande pas de ses nouvelles : ça se voit sur ton visage, qu'il va bien. Et je sais même comment ça s'est passé : les jolies lueurs qui ont illuminé les parages ne sont pas passées inaperçus. Je suis sincèrement heureux pour toi, Albérich.
Son sourire s'élargit, puis il reprit une mine sérieuse.
-Pour en revenir à nos moutons... Je peux monopoliser l'attention de quelques personnes, oui. Mais pas de dizaines en même temps. Et j'ai les moyens de suggérer des choses, mais à un seul individu à la fois. Par conséquent, je ne sais pas si ça vous aidera vraiment... Cependant, désarmer les prisonniers, n'est-ce pas la première chose qui a été faite ?

" Apparemment pas. Guillermo craint qu'une bonne partie d'entre eux n'ait encore de quoi nous agresser et ne guette la moindre opportunité pour le faire. Je n'ai même aucune idée du nombre qu'ils sont, je dois dire... Peut-être devrions-nous envisager de négocier leur bonne conduite... Je ne sais même pas s'ils parlent le commun."
Il secoua la tête et souffla.
" Je voudrais pouvoir soigner les plus atteints, mais j'imagine que ça doit attendre que nous trouvions des solutions à tous ces problèmes..."
Il sourit.
" Je vais aller renverser un seau de neige sur la tête d'Hubert : mon sortilège doit l'avoir intégralement requinqué... en ce compris effacé sa fatigue. Moi, ces fins de bataille, ce n'est pas mon créneau."
Il se fit plus sérieux.
" Merci pour ton aide, Giovanni. Sans toi, je ne sais pas s'il aurait tenu le coup jusqu'au moment où... hum... Lathandre s'est manifesté."

-Ne me remercie pas. Surtout que j'ai uniquement agi par intérêt : perdre ainsi l'un de mes plus charmants modèles, c'était hors de question.
Il jeta un regard aux prisonniers.
-Bon, pendant que tu soignes les blessés et que tu éveilles notre belle au bois dormant d'un doux baiser, je vais rassembler les archers déjà rentrés et les affecter à la surveillance des captifs. Armés où non, ceux-ci ne feront sans doute pas les malins avec des dizaines de flèches pointées sur eux... Mais ne prends quand même pas trop ton temps !
En s'approchant à nouveau des cannibales, Albérich constata que la situation n'avait pas changé... hormis pour les plus sévèrement atteint, dont deux au moins semblaient aux portes de l'au-delà. Il put cependant y remédier - tout en gardant ses distances, par précaution - et, quand il ne resta plus que des blessures sans gravité, il regagna la salle souterraine où Hubert était toujours inconscient, même s'il s'agitait très légèrement. Quant à Ruth, elle assise auprès de lui, veillant au grain.

Albérich sourit à la petite fille et s'assit à ses côtés.
" Tu devrais songer te trouver un coin pour dormir, Ruth... Tu dois être épuisée, après toutes ces émotions."
Il jeta un oeil vers la rampe.
" Les soldats vont commencer à descendre bientôt. Et moi je vais réveiller le chevalier assoupi."

La fillette sourit.
-Oh, je suis pas fatiguée. Et de toute façon, je peux pas m'allonger, je risquerais d'écraser Alban.
-Je peux libérer ta poche et me trouver une fissure où me cacher... fit la voix à peine audible de l'écuyer miniature.
-Dis pas de bêtises, tu risquerais d'attraper froid. Ou de t'envoler.

" Tu es dure." dit le clerc.
Il prit conscience à cet instant que c'était à nouveau son identité. Clerc. Prêtre de Lathandre. Seigneur de l'Aube, même. Il ne put s'empêcher de sourire, puis de frissonner. Et si c'était un rêve, simplement ? Une illusion ? Si Lathandre décidait de le quitter aux premiers rayons du soleil ?
Une bouffée d'énergie douce l'envahit et il se sentit rasséréné. Etait-ce l'aura d'Hubert qui reprenait de la vigueur au fur et à mesure de son éveil, ou bien était-ce quelque chose à l'intérieur de lui-même, un signe divin qu'il devait désormais espérer, espérer seulement, et non plus craindre ?
" Je te rendrai ta taille demain matin. En attendant, peut-être pouvez-vous demander aux mages de remonter à l'extérieur ? Vu la fatigue des cavaliers, leur aide serait bien utile pour gérer les conséquences des affrontements."
Albérich n'était pas très heureux à l'idée que Ruth et Alban soient bientôt confrontés aux enfants prisonniers, mais il ne voyait pas bien comment les y soustraire.

-Très bien, m'sire.
La fillette s'éloigna, son ami lilliputien toujours dans sa poche. Les magiciens écoutèrent ses rapides explications, se levèrent et s'engagèrent sur la rampe, disparaissant rapidement dans les hauteurs enténébrées. Quant à Hubert, s'il était toujours agité de légers mouvements - peut-être rêvait-il ? -, il aurait besoin d'un petit coup de pouce pour revenir dans le monde réel...

Albérich hésita. Pendant une seconde, la vision d'horreur qu'il avait eue sous les yeux, peu de temps auparavant, les chairs brûlées, le sang, la souffrance, s'imposèrent à son esprit et il frissonna. Pour conjurer la mort, il fallait retrouver la vie. Il posa une main sur l'épaule d'Hubert. Il avait l'air si bien, si tranquille... Mais la nuit venait seulement de commencer.
" Hub..."
Le paladin se redressa d'un bond sur son séant.
" Quoi ? Qui ? Oh. Albérich... Qu'est-ce que c'est que cette tenue ?"
Le Luménien faillit rire.
" Je fais ce que je peux, excuse-moi."
Mais Hubert demeura silencieux, le fixant, incertain, presque effrayé. Albérich se demanda ce qu'il regardait, puis esquissa un sourire embarrassé. Le paladin percevait son aura, comme une résonance enfouie, un écho dans la sienne.
" Tu as..." souffla-t-il, stupéfait, les yeux soudain humides.
L'émotion d'Hubert surprit Albérich qui sentit aussitôt sa gorge se nouer. Il toussa, passa une main nerveuse sur ses yeux, puis haussa les épaules pour essayer de museler ce qui menaçait subitement de l'envahir. Le paladin l'attrapa par le coude, le faisant basculer, et ils s'étreignirent avec force.
" C'est merveilleux." murmura Hubert.
Albérich ne put que hocher la tête dans le creux de son épaule, le regard noyé.
" Je ne pouvais pas te laisser mourir, finit-il par articuler.
Hubert inspira, gonflant la poitrine, avant de relâcher son souffle.
" Merci." dit-il simplement.
Il le repoussa doucement.
" Et bienvenue chez toi."
Ils se sourirent puis il y eut un bruit derrière eux, faisant sursauter le Luménien.
" Hum... Il y a... Beaucoup de choses à régler en haut... Les autres... Ils sont épuisés... et on comptait un peu sur toi."
Hubert était presque debout et il aida Albérich à en faire de même.
" Je vais avoir aussi mauvaise allure que toi, remarqua le paladin, légèrement empourpré, d'un ton qui se voulait léger. Mes vêtements sont en lambeaux...
— Espérons qu'Ingrid pourra nous dépanner demain, fit le clerc avec philosophie.
— Remontons. Raconte-moi. Comment vont les gens ? Edgar ? Guillermo ? Gaspard ? Giovanni ? Où sont les enfants... Oh... Ruth."
Hubert venait d'apercevoir la petite fille. Son expression se modifia aussitôt.
" Où est Alban ?"

-Il est dans ma poche, m'sire, répondit-elle, très sérieuse.
-Ruth dit vrai, messire.
Et ce fut au tour du paladin de constater ce qu'il était advenu de son écuyer.
-Je crains que le sceptre n'ait pas envie d'être très utile, en ce moment.
-T'oublies que le premier coup, il a ralenti l'un des cannibales. Un gars énorme avec une énorme hache qui fonçait droit sur les mages... Grâce à ça, ils ont pu l'abattre sans souci.
-Je pense qu'ils l'auraient eu de toute façon...

" Misère, mon garçon, c'est vraiment... pas de chance, dit Hubert avec une grimace. Si tu veux... Tu peux envisager de remettre ce sceptre dans le trésor et choisir autre chose... Enfin... C'est toi qui dois voir. Mais je comprends que tu sois un peu dépité. Même si Ruth a raison : tu as sûrement permis aux mages d'agir..."
Il sourit.
" Albérich me dit que les soldats vont bientôt arriver. Ils vont sans doute avoir faim, soif, froid... Pouvez-vous faire l'inventaire de ce qui nous reste et peut-être le préparer ? Je ne pense pas que les colons nous rejoindront avant demain matin... Il va falloir que nous campions, d'ici là."
Le Luménien songea alors à Grand Vent. Il avait pensé le chercher sur le champ de bataille, mais cela lui avait finalement échappé. Il se demanda si Hubert pouvait percevoir quelque chose, la mort probable d'un destrier qui l'avait suivi depuis ses débuts, un dernier souvenir de la commanderie luménienne...

Mais si un tel drame était survenu, sans doute Albérich l'aurait-il lu sur le visage de son ami. Or, il n'y voyait rien de tel.
-Messire, je crains de ne pouvoir être d'aucune utilité et de devoir laisser tout le travail à Ruth...
-Bah, tu me donneras des conseils. Moi, je fais toujours tout de travers si on me guide pas...
-Arrête de dire des bêtises, tu veux ?
Et ils s'éloignèrent, tandis que les deux hommes remontaient la rampe. En chemin, ils croisèrent des mercenaires et des soldats de la Communauté, venant en sens inverse. Enfin, ils émergèrent au dehors et, en un regard, le paladin put se rendre compte de la situation.

" Misère." lâcha-t-il à mi-voix.
Physiquement, il se sentait parfaitement reposé. Mentalement, il avait l'impression d'émerger d'un rêve. Il avait le souvenir d'une souffrance intense, absolue, dont la seule évocation crispait chacune des fibres de son corps. Puis tout s'était arrêté. Et à présent, ça... Il avait pourtant perçu Lathandre, dans son sommeil. Cette énergie lumineuse, souveraine, bienveillante. Il avait cru qu'il était mort, que son dieu allait l'arracher au monde pour l'accueillir dans son aube éternelle... Il avait peine à le croire. Pourtant, il était indemne, pourtant, Albérich était à côté de lui, rayonnant et étranger. Il ne savait pas bien ce qu'il ressentait. Un bonheur intense. Et une peur tout aussi forte. Le Luménien l'avait sauvé deux fois en deux jours. Leur relation était en train de se renverser. Albérich réaliserait bientôt qu'il n'avait plus besoin de lui.
Mais l'urgence, ce n'était pas ça, et il réprima son inquiétude pour avancer vers la ligne de front.
" Combien de morts parmi nos hommes ?
— Aucune idée. Pas Edgar, ni Giovanni, ni Guillermo. Mais je n'ai pas vu Gaspard.
— Combien de prisonniers ?
— Je ne sais pas non plus.
— Il était temps que j'arrive."
Albérich rit doucement.
" Chacun ses prérogatives. Je vais aller parler aux captifs des cannibales, voir de quel bois ils sont faits.
— Très bien. Ménage-toi. Ne prends pas de risques.
— Ça ira. Giovanni doit se trouver de ce côté-là..."
Ils se dévisagèrent, se sourirent, puis partirent chacun de leur côté.

Hubert parvint le premier à destination, et il comprit rapidement de quoi ils avaient écopé. De combien, aussi : une quarantaine de captifs, peut-être un peu plus... Ils étaient entourés par des archers sur le qui-vive, flèches encochées.
-Ah, enfin ! s'exclama Giovanni. Franchement, Hubert, je sais que tu es le grand chef, mais t'octroyer ainsi un petit roupillon alors que tout le monde restait sur le pont, était-ce bien responsable ?
Il lui sourit chaleureusement.
-Tu nous as fait une sacrée peur, tu sais ça ? Une peur qui n'a d'égal que le plaisir de te revoir debout, sain et sauf... et le soulagement de savoir que tu vas prendre les choses en main. Parce que franchement, on ne sait pas trop quoi faire de ça, d'autant qu'il paraît que la moindre botte, la moindre manche, la moindre ceinture cache des dagues prêtes à s'enfoncer dans nos tendres chairs...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée