La Couronne de Cuivre

" Je suis heureux de te revoir dans ce monde-ci, moi aussi, dit le paladin, sincère. Il faudra bien un barde pour mettre ces derniers jours en chanson."
Il observa les cannibales, mains sur les hanches.
" Misère, mais qu'est-ce qu'on va faire de toute cette bande ? Est-ce que quelqu'un a essayé de leur parler ? Ils s'expriment en commun ?"

-Ah non ! Qu'est-ce qu'on va faire d'eux, c'est la question que je t'ai posée ! Toi, tu dois trouver des réponses, c'est ton boulot ! Pour le reste, oui, on a essayé de leur parler, mais ceux qui sont en état de répondre nous ont envoyé des insultes et des défis à la figure. Quelques-uns dans un sabir qui ressemble à peu près à du commun. Donc j'imagine que plusieurs d'entre eux le comprennent au moins un peu... Hum, mais je doute qu'ils aient très envie d'être coopératifs... Je sais pas, juste une intuition, comme ça.

Quarante. C'était beaucoup plus que ce qu'Hubert avait imaginé. Et c'était un problème insoluble. Comment allaient-ils faire pour gérer ce groupe disparate et haineux ? La tentation était grande de fermer les yeux et d'ordonner aux archers de tirer. Mais c'était quelque chose qu'Hubert ne pouvait se résoudre à faire, quelque chose contre lequel il se serait dressé si quelqu'un d'autre l'avait exigé.
Qu'aurait fait Robert, se demanda-t-il.
Il n'en avait aucune idée.
" Bon. J'imagine que ceux qui sont déjà attachés, on peut les faire descendre. Ils ont des chariots de matériel : on y trouvera peut-être de quoi entraver le reste. Là, comme ça, honnêtement... Je ne vois vraiment pas quoi en faire. Tous ces gosses..."
Il frissonna.
" On ne peut pas les laisser partir, on ne peut pas les garder, on ne peut pas les tuer. J'ai besoin d'une illumination."

-Hubert, tu me déçois : je croyais que ton arrivée résoudrait tous les problèmes mais en fait, tu n'as pas plus d'idées que nous...
Soupir.
-Guillermo voulait les fouiller, Albérich semblait d'accord. Je pense que c'est le mieux à faire... quand nous le pourrons. Si je me souviens bien de ce que nous a expliqué Varamyr, l'honneur des cannibales veut qu'un ennemi qui se bat doit être tué, que ceux qui ne se battent pas doivent être dévorés. Donc, ils espèrent encore se battre et, par conséquent, être abattus. Si nous les privons d'armes, peut-être perdront-ils leur allant et succomberont-ils à la peur, ce qui les privera de moyens ou les rendra plus dociles... et peut-être plus réceptifs à des actes de bienveillance auxquels ils ne s'attendront pas.

" Bon. Fouillons-les dans ce cas. Ils sont minuscules. Je suis plus gros qu'eux. Et j'ai... j'avais... une épée. Où est mon épée ?"
Il grommela.
" On va commencer par les séparer en groupes plus restreints. Ensuite, il faudra les maîtriser un à un. Je me sens assez d'énergie pour le faire, mais sans armure, je suis cruellement exposé... Est-ce que s'ils sont quatre ou cinq, tu ne sais pas les hypnotiser ? Ça me permettrait d'agir sans me faire trouer la panse. Albérich est gentil, mais je crois qu'il va la trouver mauvaise s'il doit me raccommoder sans cesse."

-Quatre, je dois pouvoir gérer. Et peut-être que, de cette façon, on pourra s'occuper de tout ce petit monde... Mais pour que ça marche, le calme est nécessaire : il faudra donc mener les groupes à l'écart... Et peut-être même que tu procèdes aux fouilles en t'éloignant un peu desdits groupes...
Cela prit du temps, cela n'alla pas sans mal, mais ils finirent par séparer la masse des captifs en unités plus petites. On emmena la première, agitée et vociférante, en direction d'Hubert, et le barde commença à jouer de l'instrument qu'il avait convoqué par magie. Les gamins à la mine farouche, vêtus de fourrures, de cuir et portant parfois des pièces d'armure, écarquillèrent les yeux... puis s'immobilisèrent.

C'était pour le moins étrange, comme méthode, et Hubert avait l'impression de violer l'intégrité des prisonniers, aussi agit-il vite, en espérant que les cannibales n'étaient pas trop conscients de ce qui était en train de se passer, trop absorbés par la musique du barde. Il travailla cependant avec application, désireux de ne laisser aucune arme passer au travers des mailles du filet. Il envoya un homme valide fouiller les chariots à la recherche de n'importe quoi pouvant servir de liens. Au pire, il faudrait aller récupérer les rênes et les sangles sur les chevaux morts, les ceintures sur les cannibales. Il demanda un rapport sur leurs pertes. Et tant qu'il y était, il sonda l'aura des barbares, au fur et à mesure qu'ils se présentaient.

Aussi pénible fut-elle, l'opération ne s'en avéra pas moins utile : la quasi totalité des cannibales étaient armés, qui d'une dague, qui d'une fronde, qui de simples objets tranchants aisément dissimulables... Quant à leur aura, celle des plus âgés était invariablement mauvaise tandis que, parmi les plus jeunes, seuls une poignée étaientt fondamentalement malfaisants.
Une fois privés de leur uniques moyens de défense et libérés de l'emprise du barde, les prisonniers soient succombaient aux affres de l'angoisse, soit se perdait en imprécations quasi hystériques. Pour ceux-là, les cordes dénichées dans les chariots ne furent pas de trop...
Enfin Hubert vint au bout de sa tâche. Entretemps, il avait appris que trois des leurs étaient tombés. Mais il y en aurait eu bien plus sans l'intervention d'Albérich.

Seulement trois. C'était inespéré. Hubert avait vu le mur de feu, le serpent épouvantable, la haine des cannibales... Un miracle, il n'y avait pas d'autre mot. Et dans tous les sens du terme. Avant d'envoyer les cannibales prisonniers vers les souterrains, il décida de rassembler son état major. Il se doutait que tous devaient être épuisés, mais il fallait qu'ils s'organisent un minimum. Les hommes devaient dormir, d'autres devaient veiller, la nuit serait courte et chahutée, avec des tours de garde de quelques heures. Mais quarante paludiers, plus les captifs de ceux-ci, ce n'était pas rien. En attendant que Guillermo, Edgar et Gaspard se rassemblent, Hubert se rendit sur les vestiges du champ de bataille, à la recherche de Grand Vent. Il espérait que quelqu'un aurait eu la bonne idée de récupérer les chevaux... Beaucoup avaient dû mourir, et, bien logiquement, Albérich ne s'en était probablement pas soucié.

S'il trouva son épée gisant au beau milieu des cadavres humains ou animaux, il ne vit nulle trace de Grand Vent. Toutefois, un soldat, comprenant ce qu'il cherchait, lui indiqua qu'on l'avait conduit auprès des autres chevaux. Il était donc vivant... mais en piètre état, comme put bientôt le constater le paladin. Un séjour dans son plan d'origine ne pourrait que lui faire le plus grand bien...

***

De son côté, Albérich avait vu ce qu'il en était des captifs des Écorcheurs.
Originellement, ils étaient près de quatre-vingt. Mais un tiers avait déjà passé de vie à trépas, tués par l'épuisement et les mauvais traitements dont ils avaient été victimes, en particulier lors de la marche forcée. Un autre tiers ne survivrait peut-être pas à la nuit. Et tous ceux qui respiraient encore, quel que soit leur état, semblaient sinon complètement, au moins à demi-fous... Cela se lisait dans leur regard éteint.

Albérich, même s'il était conscient du problème qu'allaient poser tous ces prisonniers supplémentaires, avait moins d'hésitations qu'Hubert. Il était avant tout porté vers la vie et il usa sans hésitation de ses dernières gouttes d'énergie divine pour soigner les blessés les plus atteints. Sans doute la miséricorde aurait-elle exigé d'en achever certains plutôt que d'essayer de les sauver, mais Lathandre lui murmurait à l'oreille de ne pas abandonner, de croire en demain, de laisser leur chance à ceux qui pourraient la saisir. Il ne lui restait de toute façon pas grand chose à leur offrir : après les colons, après les cannibales, il avait quasiment épuisé ses ressources.
Il essaya de leur parler, doucement, de les apaiser, sans prendre de risques inconsidérés en allant se mêler à eux : il savait ce que le désespoir pouvait pousser à des actes de folie. Il tenta de déterminer si cette foule hagarde était tout entière issue de la même tribu, ou s'il y avait là des voyageurs malheureux dont la route avait croisé celle des monstres. Il chercha de la lucidité et de l'humanité, et puis il leur chercha, dans les chariots, des couvertures et de la nourriture, sans pour autant les détacher. Chaque chose en son temps.

Il parla mais n'obtint pas de réponse. Les lèvres étaient clauses par l'épuisement, la peur... et, qui sait, par d'autres sentiments.
Il observa mais ne remarqua rien de probant. Aucun captif ne détonnait parmi les autres, tous avaient la même allure pitoyable.
Il guérit, couvrit, mais ne provoqua guère de réaction, sinon de vagues regards. ¨Peut-être les cannibales aussi prenaient-ils soin de leur bétail...
Ou peut-être tout ces gens étaient-ils encore trop sous le choc pour comprendre ce qui leur arrivait.

Albérich était un peu désemparé par le résultat de ses investigations. Les captifs étaient manifestement traumatisés par leur calvaire. Il ne pouvait pas les blâmer : ce qu’ils avaient subi avait été insoutenable, réduits à l’état d’animaux pendant plusieurs jours. En même temps, il n’ignorait pas qu’ils étaient eux-mêmes des cannibales, qu'ils auraient probablement infligé la même chose à leurs propres prisonniers. Il ne savait pas bien quoi en penser. Ils étaient humains, rien n'était vicié dans leur essence, c'était donc leur culture qui les avait entraînés sur des chemins de traverse pervertis. Mais pouvait-on les ramener vers une civilisation plus douce ? Sûrement pas en groupe. S'ils voulaient avoir une chance de réhabiliter ces gens, il allait falloir les disséminer partout sur Hélonna. C'était quelque chose que les Temples de Lathandre pouvaient organiser : un nouveau départ dans l'existence, cela faisait partie de leurs prérogatives. Songeant aux Temples, Albérich songea aux aubemestres, et à la manière dont ils accueilleraient la nouvelle de son retour parmi les Semeurs. Il songea à Molwen d'Eredhun... A Pernille... A Alaric, évidemment, qui l'avait remplacé à la tête du culte. Il frissonna. Mauvaises questions au mauvais moment, il y avait plus urgent.
Il abandonna les prisonniers attachés à leurs chariots, espérant avoir légèrement adouci leur souffrance. Il faudrait bientôt les libérer, leur donner l'opportunité de se vêtir, de retrouver un peu de dignité. Mais en l'absence de gardes et de solutions, c'était difficile à imaginer dans l'immédiat.

De son côté, Hubert était parvenu à réunir son maigre état-major. Tous ses membres avaient l'air à bout de force, tous étaient recouverts de sang de la tête aux pieds : celui des cannibales qu'ils avaient terrassés, mais aussi le leur, surtout dans le cas d'Edgar. Ce dernier semblait encore tout abasourdi, tenaillé entre le miracle dont il avait été l'objet, à l'instar de son supérieur, et le souvenir de son intense souffrance. Le souvenir de ce qu'il avait dû faire, aussi. La nature de ceux qu'ils avaient dû abattre l'avait ébranlé, tout comme Gaspard. Même Guillermo, une fois n'est pas coutume, ne paraissait pas trop dans son assiette, quoiqu'il le dissimulât bien.

Hubert observa les trois officiers avec une légère inquiétude. Edgar avait une mine de mort-vivant, Gaspard semblait tenir à peine sur ses jambes. Mais quelque part, c'était la faiblesse de Guillermo qui l'effrayait le plus. S'il avait songé à leur demander quoi que ce soit, il renonça aussitôt.
" Je suis désolé. Je sais que vous êtes tous épuisés. Vous allez descendre dans les souterrains pour vous y reposer. Je ne sais pas s'il y a, parmi vos hommes, quelqu'un qui tient encore debout. En l'absence de la communauté, nous n'avons que nous-mêmes. Je vais garder les archers sur le pont pendant les deux prochaines heures, avec les mages. Nous allons essayer de faire en sorte que les cannibales soient gérables par peu de gens. Attachés, désarmés, ils nous causeront déjà moins de problèmes. Mais je crois que je vais les faire descendre quand même... Ici, ils vont geler."
Il pinça les lèvres.
" Allez vous coucher, tous les trois. Je tiendrai le gouvernail pendant quelques heures, et ensuite... je crains de devoir vous faire lever à nouveau."

-Esclavagiste... lâcha Edgar en levant les yeux au ciel.
-Bourreau... murmura Gaspard en croisant les bras.
-Vous êtes un employeur impitoyable où je ne m'y connais pas, musa Guillermo avec un sourire en coin. Mais je ne suis pas aussi fatigué que vous semblez le croire, et c'est le cas de certains de mes hommes. Vous pouvez donc compter sur nous dès à présent.
Les deux autres, eux, s'éloignaient déjà.

" N'hésitez pas à envoyer ceux de vos hommes qui sont trop fatigués se reposer. Ruth et Alban doivent les attendre avec de quoi se restaurer et des couvertures. Ce n'est pas encore cette nuit que nous dormirons comme des princes..."
Il regarda autour de lui.
" Je suis désolé de vous avoir fait faux bond pendant la bataille. J'aurais dû... anticiper, je suppose. Enfin... Apparemment, grâce à Albérich, nous n'avons perdu que trois personnes... Vu la situation, c'était inespéré."

-Il est certain que son intervention a changé la donne. Sans lui, il serait arrivé ce qu'il arrive toujours quand des soldats doivent affronter un type d'ennemis qu'ils rechignent à éliminer : des pertes lourdes, très lourdes. Mais il n'en a rien été, tout c'est finalement plutôt bien déroulé et la Communauté sort de cette bataille considérablement renforcée. Hum, et avec... des invités surprise dont nous ne savons quoi faire. Mais je vous fais confiance pour trouver des solutions...
Il observa les prisonniers.
-Si vous en êtes d'accord, je propose que nous descendions tous ces gens sans tarder. Une fois dans la salle, on y verra déjà un peu plus clair.

" Bonne idée."
Il se retourna pour voir approcher Albérich.
" Désolé de vous interrompre, dit ce dernier avec une grimace. Mais il reste tous les prisonniers. Ils sont plus de cinquante survivants, dans des états divers. Traumatisés, pour la plupart. Je n'ai pas osé les détacher, mais si nous les laissons dehors, la moitié sera morte demain matin."
Il poussa un bref soupir.
" Je sais que nous ne pouvons pas faire dans le sentimentalisme, mais nous sommes en train de sauver leurs bourreaux... N'y a-t-il pas quelque chose de profondément injuste, là-dedans ?
— Ce sont tous des cannibales." murmura Hubert.
Albérich acquiesça.
" Si vous avez quelques hommes à gaspiller, ils peuvent m'aider à les faire descendre, eux aussi."

Le capitaine mercenaire secoua la tête.
-Bigre, une centaine de prisonniers ou peu s'en faut. Ce n'est pas une mince affaire, pour le moins... Mais puisque les choses sont telles qu'elles sont, autant ne pas tergiverser. Commençons par les Écorcheurs, ce sont eux qui nous donneront le plus de fil à retordre. Ensuite, nous passerons à leur captifs, qui sont trop mal en point pour se débattre.
Ainsi fut fait. Malgré leur épuisement et leurs entraves, les cannibales fraichement vaincus se démenèrent comme des beaux diables, et plus encore quand ils comprirent que c'est sous terre qu'on les emmenait. Au total, le transfert pris près d'une demi-heure. En revanche, celui de leurs prisonniers s'avéra bien plus bref, car ils n'avaient même plus la force de se débattre.
Bientôt, tout le monde fut réuni dans la grande salle. Les Écorcheurs entassés dans un coin, les membres de la seconde tribu dans un autre, les colons dans un troisième... Aussi vaste soit la pièce, elle n'en commençait pas moins à être bondée. Et, déjà, l'atmosphère étant empuantie par des relents de sueur, de sang, de crasse, d'urine et... de peur.

Albérich commençait à fatiguer. Même s'il avait épuisé toute l'énergie dont l'avait gratifié Lathandre, il était cependant moins éprouvé que les soldats et en tant que conseiller de la communauté, il devait être prêt à gérer la crise jusqu'à son terme. Hubert était en meilleure forme, reposé malgré sa longue agonie, bien qu'Albérich perçoive sa grande nervosité et ses incertitudes dans ses gestes fébriles et l'expression toujours lisible de son visage. Le capharnaüm dans la salle souterraine était total. Ils allaient devoir rapidement trouver une solution.
" Avec un peu de chance, la forteresse d'Etienne a encore une prison. Vu la qualité des constructions, ce n'est pas impossible. Même une cour murée pourrait suffire à les garder.
— Comme des bêtes, dans des enclos, lâcha Hubert, amer.
— Ce sont des prisonniers de guerre, Hubert. Si nous ne pouvons pas les tuer, si nous ne pouvons pas les renvoyer chez eux, il faudra bien les mettre quelque part. Ensuite, nous verrons si nous pouvons en gagner certains à une cause plus noble...
— La plupart des gosses ont l'aura encore propre... Mais on ne peut pas imposer à notre petite communauté de civiliser des sauvages.
— Je sais."
— Tu sais ce qui est fou ? C'est que je me demande ce qu'aurait fait Robert, dans ces circonstances... Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander ce qu'Ignace ou Agnès auraient proposé, eux aussi... Tu imagines ?
— Ce n'est pas ridicule. Ils ont toujours eu des idées valables, en accord avec les principes de la communauté.
— Ah misère. Trop de choses en trop peu de jours."
Le paladin soupira et se massa le front.
" Va te reposer, si tu veux. Je peux encore tenir, et nous sommes assez nombreux."
Albérich hésita.
" Tu as retrouvé Grand Vent ?
— Oui. Je l'ai renvoyé chez lui. Il était dans un état, pauvre vieux... Je lui dois une fière chandelle. Et à toi, bien sûr."
Albérich sourit.
" Je vais aller m'allonger une petite heure. Viens me chercher en cas de besoin. Et si je sombre : éveille-moi pour l'aube. Je ne veux pas la rater.
— Je n'y manquerai pas."

Heureusement que ses hommes étaient épuisés car, sans cela, ils auraient eu bien du mal à s'endormir. La salle résonnait en effet des plaintes et des pleurs de leurs plus jeunes captifs, des imprécations de leurs aînés qui les exhortaient à plus de dignité ou insultaient leurs geôliers... Ces sons, amplifiés par les voûtes, rebondissaient contre les parois, formaient un cacophonie des plus désagréables.
-On a distribué l'eau et la nourriture, fit Ruth, qui avait fini par s'approcher du paladin. Est-ce qu'on peut faire autre chose pour vous ?

Hubert était largement dépassé par la situation, il ne pouvait que le reconnaître.
" Hormis essayer de dormir quelques heures... Non. Sauf si... si tu as encore de l'énergie, j'aurais voulu que tu jettes un oeil aux chevaux. Nous en avons perdu beaucoup mais tu as un don, avec eux. Il faudrait un peu regarder dans quel était ils sont, si certains ont besoin de soins urgents... J'ai mon énergie curative intacte, encore... S'il faut en sauver l'un ou l'autre, je pourrai agir. Il faut aussi les desseller, les abreuver... Mais c'est un travail lourd et tu dois être épuisée."

-Moi, épuisée ? M'sire, sauf vot' respect, je ne suis jamais épuisée !
-Je voudrais bien aider mais je ne le peux point... grommela Alban depuis sa poche. Pourquoi le sceptre m'a-t-il lancé ce fichu sort ?
-Peut-être qu'il nous a montré une solution pour les cannibales ? Si on les rapetisse eux aussi, suffira de les mettre dans une boîte, et il y aura plus de problème !
-Et s'il leur lance une boule de feu ?
-Ben... Plus de problème non plus !

" Vous êtes horribles, tous les deux, remarqua Hubert. Mais nous devrions trouver une utilité à ta petite taille, Alban, plutôt que de nous morfondre. Je suis quand même surpris que ce sort ne finisse pas par s'arrêter. Ce sceptre a dû être créé par un magicien drôlement puissant..."
Il réfléchit un instant, mais il n'avait pas de grande idée à proposer au gamin. Approcher les chevaux dans cet état risquait d'empirer sa peur des animaux.
" Veux-tu rester avec moi pendant que Ruth joue les palefrenières ?"

Il y eut un bref silence.
-Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je crois que je préférerais, oui. Ce sera moins frustrant que d'observer Ruth travailler sans être en mesure de lui prêter main forte. Et puis, elle sera plus libre de ses mouvements, il n'y aura pas de risque qu'elle m'écrabouille...
La fillette le tira alors délicatement de sa poche. Il mesurait désormais dans les dix centimètres de haut et était drapé dans un morceau de tissu aussi minuscule que lui.
-Au pire, tu pourras toujours escalader m'sire Hubert et lui crier dans l'oreille s'il s'endort...

La présence d'Alban le minuscule dans la paume de sa main n'aidait pas Hubert à garder un pied dans la réalité. Pourtant le gosse était bien là, fragile, et autour d'eux, c'était l'enfer.
" Je n'ai même pas de poche où te mettre, je le crains, dit le paladin avec une grimace. Mais je préférerais que tu ne restes pas exposé... et je suis de moins en moins chaud pour que tu gardes ce sceptre. Je peux demander à Albérich de garder une dissipation de la magie sous le coude en permanence, mais franchement... On ne peut pas être certain qu'il sera toujours là pour nous épauler."
Ne dis pas des choses pareilles, se morigéna-t-il.
Sans savoir bien quoi faire du petit garçon, il repartit vers l'endroit où étaient installés les cannibales, vrillant les ténèbres de son regard perçant pour anticiper le moindre mouvement suspect.

-Rassurez-moi, messire : je ne vous ai pas mécontenté au point que vous vouliez me jeter en pâture aux prisonniers ? fit l'écuyer, qui tentait de plaisanter sans que le cœur y soit vraiment.
Parmi les plus jeunes cannibales, un nombre non négligeable avait été vaincu par l'épuisement, tandis que d'autres sanglotaient ou fixaient le plafond, sans doute sans réellement le voir. En revanche, aucun des plus âgés ou des adultes ne dormait, et tous dardèrent sur le paladin des regards meurtriers. Heureusement pour lui, solidement entravés, ils ne représentaient dans l'immédiat aucune menace.

" Pas à ce point-là, non."
Qu'est-ce qu'on va faire d'eux ? se demanda Hubert, pour la millième fois.
Il était de plus en plus tenté de demander à Guillermo de leur régler leur compte. Pas aux gosses. Mais les adultes... ils étaient assurément irrécupérables et ils constitueraient un danger permanent. De surcroît, il était paladin, il avait pour mission d'éradiquer le mal, et ces gens étaient mauvais, jusqu'à l'os, jusqu'à l'essence. Peut-être qu'en les enfermant dix, vingt, cinquante ans, on parviendrait à les changer. Mais c'était hasardeux. Et ils ne pouvaient pas se le permettre.
Son espoir reposait désormais dans les renforts qui arriveraient peut-être un jour : les Paludiers sauraient comment traiter les Cannibales. Sans doute cela serait-il sanglant, mais cet endroit avait ses règles et ses lois... Leur sentimentalité luménienne y était mal adaptée.
Il les observa à nouveau. Se salir les mains. Peut-être était-il là pour ça. Les colons avaient déjà tant souffert. Ils ne méritaient pas de devoir supporter leurs ennemis, les nourrir, les soigner, les vêtir, surveiller leur dos sans cesse.
Il souhaita lâchement qu'une épidémie les emporte tous rapidement.
Epargner les gosses encore purs, éliminer le reste. Ce serait en accord avec son code d'honneur.
Mais où était la seconde chance si chère à Lathandre, là-dedans ?

Le temps s'écoula.
Les barbares ne lui adressèrent pas la parole, sinon pour l'invectiver et lui promettre mille tourments. Il en comprit la nature car, comme Giovanni l'avait annoncé, certains s'exprimaient dans un forme dérivée du commun.
Il y eut d'autres pleurs, les cris d'enfants plongés en plein cauchemars. Des relents nauséabonds, aussi.
Le couloir venant du nord demeurait silencieux et obscure. Pas encore de signe de la Communauté.
Quant à l'heure de repos qu'il avait accordée à Albérich, elle devait être terminée. Mais l'intéressé dormait à poing fermés.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée