La Couronne de Cuivre

" Même si le maître est absent... même si vous l'avez chassé... ça ne veut pas dire qu'il ne reviendra pas, dit le dragon. Vous savez peut-être qu'il a fait un voyage... ou qu'il dort... ou qu'il... est trop occupé... et vous venez me narguer, mais je peux vous..."
Il gonfla la poitrine et cracha un jet d'acide, juste sur la droite du barde.
"... punir, moi, pour vous moquer du maître... C'est pour ça que je suis là... Le protéger, protéger son foyer... des elfes et des nains et des orques et des humains et des halfelins, des manticores, des centaures, des dracoliches et des âmes en peine, et aussi des... gnolls... et des... rats... et puis des sangliers et des belettes... et encore des... sphinx et des lynx et des... gobelins et xvarts et aussi des hobgobelins et gobelours et des ours tout courts. Et puis des truites et des pandas. Et des makis et des perruches. Et aussi des papillons, parce qu'il est allergique, je crois. Et des paladins. Surtout des paladins. C'est les pires."
Une petite étincelle naquit dans son oeil.
" Ça me fait penser... Qu'est-ce qui porte une carapace rouge et qui suinte de l'eau bénite ?"

-Heu... Un paladin de Sunie ivre mort qui a confondu un bénitier avec un tonneau de vin ?
Ce n'était certainement pas cela. Mais peu importait.
Ce qui l'inquiétait, c'est qu'il ne trouvait, pour l'heure, aucun moyen de convaincre le dragon. Ni même de méthode pour y parvenir.
Enfin, il attendrait la réponse à la blague pour faire une nouvelle tentative.

" Presque ! Un paladin en armure de plates perdu dans le désert !"
Il rit à nouveau, joyeusement.
" Pourquoi tu ne pars pas ? Si tu partais, je ne devrais pas te manger. Tu es protégé contre mon souffle, de toute façon. Tandis que si tu restes... Pourquoi tu fais ça ? Tu pourrais t'enfuir. Je te trouve sympathique, je n'ai pas envie de te faire du mal."

-Je suis touché de l'entendre, dit-il, sincère. Et sachez que rien ne vous oblige à le faire. D'ailleurs, si les choses évoluent comme je le souhaite, vous n'aurez plus à faire de choses que vous ne souhaitez pas faire.
Comment lui expliquer ? Bah, la franchise était peut-être plus efficace que des discours travaillés.
-Si je reste, c'est parce que je vous aime bien, moi aussi, et parce que j'espère pouvoir vous rendre service. Le problème, c'est que même si vous m'appréciez, vous vous méfiez de moi, parce que vous pensez que j'essaie de vous entourlouper. Alors j'essaie de trouver un moyen de vous convaincre que je dis la vérité et que je suis sincère.

" Mais le maître est la seule personne qui dit la vérité, dit le dragon, d'un ton incertain. Alors si tu es sincère, est-ce que ça veut dire que tu es le maître ?"
Son regard s'éclaira, comme une lueur bleue dans au dessus de son museau rouge.
" C'est ça ! Ce n'est pas la première fois que tu changes de visage, c'est vrai. Mais tu... vous... vous n'aviez jamais choisi celui d'un elfe, maître."
Il recula et s'inclina, jusqu'à poser le menton sur le sol.
" Je ne voulais pas vous manquer de respect, maître. Je ne raconterai plus de bêtises, je vous le promets."

En voilà une tuile !
Certes, s'il prétendait être le maître, le dragon se plierait à sa volonté et, dans l'immédiat, cela faciliterait les choses. Mais il craignait les conséquences à plus long terme, s'il le dupait ainsi...
-Depuis notre rencontre, hier, j'ai toujours été sincère, avec vous, je vous ai toujours dit la vérité. Je vais donc continuer : je ne suis pas celui qui se faisait appeler le maître, celui qui vous a enchaîné et enfermé ici. Cependant... Vous êtes libre de me considérer comme vous le souhaitez. Et, s'il vous plait, ne changez rien à votre comportement. Vous aimez discuter et raconter des blagues ? Alors ne vous en privez pas.
Il sourit.
-Je vais aller demander à ce que l'on vous apporte de quoi manger. Mais je serai vite de retour.

Le dragon ne répondit pas, se contentant de l'observer de ses yeux bleus lumineux tandis qu'il s'éloignait. Il put donc regagner le couloir où l'attendait Wilmarin. Le sage elfe paraissait songeur.
" Je pourrais le métamorphoser. Mais vu sa nature, je ne suis pas certain qu'il pourrait ensuite retrouver aisément sa forme originelle. Cela pourrait prendre plusieurs mois... et nous arranger, quelque part." annonça-t-il de but en blanc.

Le barde, qui ne s'était pas attendu à cela, ne sut d'abord que répondre.
-Si vous pensez que c'est sans risque pour lui et qu'il ne sera pas éternellement bloqué sous cette forme d'emprunt, cela peut être une solution, effectivement. Il serait plus simple et de le faire sortir d'ici, et de l'accompagner jusqu'à sa nouvelle demeure... Cependant, cela nécessiterait, au préalable, de lui expliquer clairement les choses.

" Il y a toujours moyen de défaire un sortilège puissant mais plus il passera de temps sous une forme autre, plus il oubliera sa nature de dragon... Dans le même temps, je ne suis pas certain qu'il puisse être ce qu'il est, vu la manière dont il est perturbé... Il sera peut-être plus heureux sous une autre forme."
Wilmarin eut un léger sourire.
" Je pourrais en faire un moustique, qu'en pensez-vous ?"
Puis il rit.
" C'est une plaisanterie. Je n'ai pas encore décidé. Je vais aller vous chercher ce mouton, par ailleurs, sinon vous ne serez pas aussi sincère que vous le prétendez."

-Je l'ai prévenu que je n'étais pas certain de pouvoir lui en procurer un. Mais si ça peut aider, j'ai de quoi payer le mouton : je n'ai pas envie de rajouter des difficultés aux habitants qui n'en ont certainement pas besoin.
Il se tourna vers la porte.
-Je vais y retourner : je pense que le sortilège dont vous m'avez gratifié est quasiment intact.

" Ne vous en faites pas pour ça." dit Wilmarin avec un sourire.
Il rebroussa ensuite chemin pour retourner vers l'extérieur. Taliesin, de son côté, retrouva le dragon.
" Où est mon mouton ? s'enquit la créature. Tu m'aurais menti ?"

Il secoua la tête.
-Pas du tout : comme je vous l'ai dit, j'ai demandé à ce qu'on vous en apporte un ou, s'il est impossible d'en trouver, autre chose de bon à manger. L'un de mes ami est donc parti s'en occuper tandis que moi, comme inconvenu, je suis revenu rapidement.
Il lui sourit amicalement.

Le dragon relâcha un petit nuage d'acide par les naseaux.
" Imaginons... imaginons... que tu aies réellement tué le maître. Cela fait de nous des ennemis implacables jusqu'à la mort, non ? Et donc tu essaies d'endormir ma méfiance pour me tuer. Il y a beaucoup d'histoires, comme ça. Comme les dragons sont invincibles, on doit les embobiner pour en venir à bout."

-J'ai tué le maître, oui. Mais cela ne fait pas de nous des ennemis, bien au contraire.
Argumenter n'était pas simple, car il y avait beaucoup d'éléments à prendre en compte. Notamment l'égo de son interlocuteur...
-Vous avez dit que pour venir à bout d'un dragon, il est nécessaire de l'entourlouper. Eh bien, c'est ce qu'a tenté de faire le maître avec vous. Mais il n'était pas sûr d'avoir réussi : c'est pourquoi il vous a maintenu enchaîné. Pourquoi vous entraver ainsi, s'il n'avait pas peur de vous ?
Il se tut quelques instants. Trouver les mots justes n'avait rien d'évident.
-Vous n'êtes pas mon ennemi. Pour moi, vous êtes quelqu'un avec qui le maître a été méchant, quelqu'un a qui il a menti et qu'il a gardé prisonnier. Il avait fait la même chose avec d'autres personnes : mes amis et moi les avons aidées et maintenant, elles sont libres. A présent, c'est vous que nous voulons aider.

Le dragon resta à nouveau silencieux. Les écailles qui lui servaient de sourcils se froncèrent. Il fit ensuite tinter les chaînes qui le retenaient au pilier en leur jetant un regard, avant de revenir au barde.
" C'est parce que j'ai tendance à aller me promener. Or je dois remplir ma mission. Je ne suis pas prisonnier. C'est juste... parce que c'est nécessaire pour la mission et que je suis un peu trop tête en l'air. Quand je serai... plus sage... Le maître a dit qu'il les enlèverait."
Il n'avait pas l'air complètement convaincu de ce qu'il disait.

Taliesin désigna les portes de la salle.
-Vous êtes grand et ces issues petites, en comparaison : vous ne pourriez donc les franchir, n'est-ce pas ? Par conséquent, même sans chaînes, il vous serait impossible d'aller vous promener, d'oublier votre mission. Non, vous devriez quand même rester ici : vous pourriez simplement vous déplacer plus librement entre ces murs.
Il regarda le dragon bien en face et demanda :
-Pourquoi vous les laisser, alors ? Pourquoi vous infliger cela ?

" J'étais plus petit, avant, proposa le dragon. Et il a dû oublier... ou alors c'est parce qu'il a peur que je casse quelque chose... C'est pas toujours facile, quand on est gros... hum... grand et majestueux et formidable... comme moi ! Heu... de se déplacer dans un endroit qui est prévu pour... les bipèdes dans ton genre."
Il fronça les naseaux.
" Et puis je m'ennuie, parfois. Alors... Oui, je pense qu'il voulait m'éviter d'oublier ma mission... Comme je suis distrait. Et puis peut-être que c'était aussi pour me punir... quand je ne fais pas ce qu'il faut. Comme bavarder avec des elfes que je devrais manger."

Le dragon semblait se raccrocher à toute force à ses certitudes, quitte à leur trouver des justifications abracadabrantes. Sans doute était-ce la peur de les voir s'écrouler, de plonger dans l'inconnu.
-J'ai des enfants, vous savez. Il leur arrive ausi d'être distraits, de casser des choses, d'oublier ce que je leur ai demandé de faire et d'aller plutôt se promener... Pourtant, il ne m'est jamais venu à l'idée de les enchaîner. Parce que dans la plupart des pays que j'ai traversés, il n'y a qu'à une catégorie de personnes que l'on met des chaînes : les prisonniers.

Le dragon resta une nouvelle fois silencieux.
" Peut-être qu'il existe une autre catégorie... proposa-t-il finalement. Comme les dragons... pas sages ?"
Il commençait à s'agiter, Taliesin le devinait aux mouvements nerveux de sa queue, laquelle battait répétitivement la base du pilier, sans pour autant l'ébranler.
" Pourquoi le maître me ferait-il prisonnier ? Il sait bien que je ne partirais pas. C'est ma maison. Où est-ce que j'irais ?"

-Le maître était un mort-vivant consumé par le mal. Vous, vous êtes un dragon de cuivre, un être fondamentalement bienveillant. Il avait donc peur que vous finissiez par découvrir la vérité, par vous retourner contre lui : d'où ces chaînes qui vous empêchaient de l'atteindre quand il venait vous voir.
Bon, parler de l'avenir, à présent...
-Pour le reste, pensez à tout ce qui se trouve à l'extérieur, à tous ces endroits que vous pourrez découvrir, à toutes ces personnes que vous pourrez rencontrer, avec qui vous pourrez discuter... Et bien sûr, si vous nous faites l'honneur d'accepter notre concours, mes compagnons et moi serions ravis de vous seconder lors de vos primes découvertes. Pour vous mener, par exemple, jusqu'à d'autres dragons.

Le dragon lâcha un gémissement et battit à nouveau le pilier de la queue.
" Je ne dois pas vous écouter ! Si le maître revient, je vais avoir de gros gros ennuis !"
Il se mit debout et commença à tourner autour de son pilier, enroulant petit à petit sa chaîne à sa base, jusqu'à se retrouver coincé contre la pierre. Il demeura là un moment, à marmonner tout seul, alternant entre des invectives, des suppliques et des bribes de chanson, comme s'il jouait tout seul le rôle de plusieurs personnages dans la même pièce de théâtre. Le tout était largement inaudible, cependant, et Taliesin aurait dû s'approcher à une distance peu prudente pour entendre ce qu'il disait.
Il entendit alors des pas derrière lui, puis le bêlement inquiet d'un mouton.
" J'apporte un casse-croûte peu volontaire, fit Wilmarin. Comment ça se passe, ici ?"

-Il reste arcbouté sur ses convictions, mais... j'ai le sentiment que c'est parce qu'il a peur de l'inconnu, peur que tout son monde s'écroule s'il admet la vérité. Vérité... qui fait son chemin, malgré tout.
Il soupira.
-Pour être franc, il me fait de la peine : je ne sais pas s'il parviendra à se remettre de tout cela. Enfin, tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, comme on dit.

" Je voudrais le voir de plus près..."
Le mage elfe incanta et le mouton récalcitrant cessa soudain de s'agiter pour marcher, pas après pas, vers celui qui ne tarderait pas à le dévorer.
" Fermez les yeux." lui conseilla Wilmarin.
Une minute plus tard, c'en était terminé. Il restait un peu de laine et une flaque de sang à l'endroit où s'était trouvé le mouton. Le dragon était couché devant eux, les observant tous les deux, circonspect.
" C'est ce que je craignais, lâcha l'ermite. Ses ailes sont complètement atrophiées. Il n'a jamais volé de sa vie et il ne va pas commencer ce soir.
— Tous les dragons ne volent pas, déclara le dragon.
— Ouais, c'est ça."

Le barde fit la grimace.
Si en plus d'être fort perturbé, le malheureux dragon s'avérait à jamais incapable de voler...
Mais peut-être serait-il possible d'y remédier, avec beaucoup d'exercice.
-Je vous présente mon ami Wilmarin, expliqua-t-il au captif. C'est un elfe, lui aussi et, comme moi, il aimerait vous aider.

Le dragon paraissait inquiet, à présent, son regard allait d'un elfe à l'autre, vif, et il frissonna, secouant les membranes de ses ailes.
" Vous voulez que je parte, c'est ça ? demanda-t-il d'une voix plaintive. Mais je ne suis jamais allé nulle part. Le maître... n'a jamais parlé de partir d'ici. C'est ma maison."

-Je comprends que la perspective de partir ne vous enthousiasme pas. Mais...Croyez-le, c'est le mieux. Le mieux pour vous : vous ne pourrez pas vous épanouir en ce lieu qui a été votre prison.
Son départ arrangerait tout le monde, aussi, mais il ne pouvait pas le lui dire.
-Par ailleurs, vous ne serez pas seul. Wilmarin et moi pouvons vous présenter les différentes solutions qui s'offrent à vous... Et des gens de confiance vous accompagnerons jusqu'à la destination que vous aurez choisie.

Wilmarin avait reculé sans pour autant quitter la pièce, comme s'il ne voulait pas s'immiscer davantage dans la conversation entre le dragon et le barde.
" Mais je ne connais personne, souffla le dragon. Je ne connais... nulle part. Je n'ai plus été dehors depuis... je ne sais pas quand... C'est dangereux dehors. On tue les dragons. On fabrique des armures avec leur peau, on prépare des filtre avec leurs griffes... Où est-ce que je vais aller ? Et avec qui ? Et pour quoi faire ?"

-Voyez cela comme... une sorte d'apprentissage, de parcours initiatique : vous avez été enfermé ici depuis des décennies, il est donc grand temps que vous découvriez l'extérieur. Le monde alentour foisonne de lieux et de gens intéressants : n'êtes-vous pas curieux de les voir par vous-même ?
Il lui sourit, encourageant.
-Pour le reste, je n'ai pas encore de réponse à vous donner : il faut que nous en discutions tous les trois, Wilmarin, vous et moi. Sachez toutefois que vous ne serez pas seul : nous ne savons pas encore qui vous accompagnera, mais ce sera quelqu'un en qui vous pourrez vous fier. Par ailleurs, pour faciliter les choses, il n'est pas impossible que nous vous proposions de vous déguiser : ainsi passeriez-vous inaperçu le temps du trajet jusqu'à votre destination.

Le dragon était agité, désormais, et Wilmarin, revenu à hauteur de Taliesin, lui proposa de reculer.
" Laissez-le décanter un moment. Nous ne pouvons pas lui expliquer les choses très clairement, cela ne renverra à rien pour lui..."
Il paraissait songeur.
" Nous ne pouvons pas faire l'économie d'une métamorphose : il ne vole pas, nous ne pouvons pas le faire traverser Champsdor, même en pleine nuit. Il est trop gros pour que je le téléporte... Il faut juste décider d'une forme appropriée... L'idéal serait d'en faire un elfe. Cela nous permettrait de l'escamoter sans heurts jusqu'en Lorien. Après, la forêt n'est pas un biotope adapté pour un cuivre, mais honnêtement... qui va se le coltiner ?"

-En même temps, on ne peut pas l'abandonner à son sort : ce serait cruel, et sans doute criminel puisque ses chances de survie seraient limitées... Et puis, vous l'avez dit, il est encore tout jeune : il y a donc de l'espoir qu'il puisse se remettre en grande partie de ses maux. Bref, je continue à penser que le mieux serait de lui trouver un dragon comme tuteur.
Ce ne serait pas simple. Moins encore que pour Titus, probablement...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile