La Couronne de Cuivre

Le capitaine elfe se fendit d'un sourire tandis que l'ancien dragon le dévisageait, incertain. Mais il finit par hausser les épaules et hocher la tête. Il avait des expressions faciales très intenses, beaucoup plus explicites que celles d'un elfe ordinaire, ce qui lui donnait un petit air de comédien.
" Enchanté, alors, Aegon, dit poliment le dragon.
— Et tu as un nom ? demanda le capitaine en retour.
— Je m'appelle Châtiment.
— Ça il va falloir changer.
— Ah bon ?"

Le barde réprima un rire.
Décidément...
-Cela ne convient guère, pour un dragon de cuivre : cela fait trop... méchant. Mais vous pourrez sans doute trouver un nom d'emprunt le temps du voyage. Et ensuite, la dragonne d'argent vous aidera à en choisir un draconique.

" Ce n'est pas draconique, Châtiment ? demanda l'elfe-dragon. Je pensais... justement... ça fait terrible, non ? Chââââtimeeeent !"
Avec sa voix fluette, c'était surtout drôle et même le très sérieux Aegon eut de la peine à contrôler son sourire. Derrière eux, Wilmarin poussa un bref soupir et les rejoignit.
" Voilà, le sortilège est stable. Nous ne devrions pas avoir de mauvaise surp... Par les flèches de Corellon, mon garçon, mais quand est-ce que tu as mangé pour la dernière fois ?
— Heu... Un mouton. Juste là maintenant."

Et auparavant ? s'abstint-il de demander.
-Vous mangerez plus régulièrement, à présent, dit-il plutôt. Vous verrez, cela fera partie des nombreuses bonnes surprises que vous êtes amené à connaître.
Puis il hésita. Il ne lui faudrait sans doute pas tarder à s'éloigner : puisqu'il ne ferait pas partie du voyage, autant qu'il se mette rapidement en retrait pour laisser totalement la place à Aegon. Il fallait que la confiance se tisse, entre ces deux-là.

Comme Taliesin songeait à se retirer, Wilmarin sursauta brusquement, puis demeura immobile, tendu, aux aguets.
Un léger tremblement anima alors le sol, comme un frémissement davantage qu'une des secousses qu'ils avaient ressenties la veille. A la différence des fois précédentes, le frémissement ne s'interrompit pas.
" Qu'est-ce qui se passe ? demanda Châtiment.
— Rien de grave, répondit Aegon, même si son regard chercha celui de Wilmarin.
— Evacuons rapidement, dit le mage elfe. Toute la butte."
Il avait parlé sans nervosité, sans urgence, mais sans hésitation non plus.

Quand on entendait pareille phrase, surtout quand elle était prononcée par un sage et que l'on se trouvait juste au-dessus d'une puissante source de magie, il n'y avait pas à hésiter.
-Très bien, acquiesça-t-il.
Il marqua une pause.
-Je vais partir devant : je ne sais pas où sont mes enfants et je voudrais m'assurer qu'ils quittent bien la butte, eux aussi, reprit-il d'un ton calme pour ne pas paniquer l'ex-dragon. Je transmettrai la consigne à tous ceux que je croiserai.
A moins que des objections ne soient soulevées, il entendait s'éloigner d'un bon pas.

" Faites." dit simplement Wilmarin, avec un hochement de tête.
Derrière lui, les trois autres ne tergiversèrent pas davantage. Taliesin put constater, en remontant les couloirs, que le tremblement avait eu le même effet sur tout le monde : soldats et humains, inquiets, se repliaient vers l'extérieur. Il sembla à l'elfe que la structure du bâtiment commençait à grincer, une sorte de cri de pierre et de bois, primordial et inquiétant. Il déboucha dans la cour. Le sol tremblait toujours, une vibration modérée mais constante, soulevant de la poussière. Le ciel avait pris une couleur tout à fait fantasmagorique, de verts et de rouges, qui traçaient une spirale nuageuse, gigantesque, se mouvant avec lenteur au-dessus de leurs têtes. Les hommes étaient décontenancés : vu la taille de la manifestation, quitter la butte ne semblait pas particulièrement utile. Mais l'injonction de Taliesin les ramena à la raison et ils franchirent l'enceinte centrale pour retraverser rapidement la zone des femmes et gagner le dernier cercle. Il y régnait une certaine panique : les mulets attelés avaient peur, les gens qui ne couraient pas se mettre à l'abri avaient les yeux levés sur le ciel, et le barde ne repéra que Baptiste, parmi eux, stupéfait.
Les soldats commencèrent à répéter les ordres de Wilmarin et certains obtempérèrent, mais il y avait quelque chose d'hypnotique dans cette tornade gigantesque qui les surplombait. Le vent se leva et, contre toute attente, plutôt que son hurlement, Taliesin entendit de la musique, une musique un peu discordante, comme portée par la brise. Une grenouille tomba de nulle part, parmi la foule, provoquant des cris et un mouvement de fuite.

Mais que se passait-il ?
Il se souvint alors de ce que Wilmarin avait dit la veille, à propos de perturbations dans la toile... Sans doute étaient-elles responsables de tout cela. Sans doute se répercutaient-elles sur la source de magie située sous l'abbaye, d'où le tremblement...
Mais il y avait plus urgent que de s'interroger sur les pourquoi.
A grandes enjambées, il rejoignit Baptiste.
-Sais-tu où sont les autres ? lui demanda-t-il avec calme.

Baptiste se tourna vers lui et attrapa machinalement sa main.
" Il se passe quoi ? Qu'est-ce que c'est ? Est-ce qu'on a réveillé le monstre sous l'abbaye ?" demanda-t-il sans répondre à la question du barde.
Du coin de l'oeil, le barde aperçut Victor. Debout sur un muret, il observait lui aussi le ciel en frissonnant.

Sans perdre de temps, il entraîna Baptiste dans sa direction.
-Hier, Wilmarin a parlé de perturbations dans la toile : ça doit être ça. Et elles doivent déstabiliser la source de magie qui se trouve sous la colline : il est donc plus prudent de redescendre en ville.
Sitôt qu'il aurait rejoint Victor, il interrogerait les deux garçons au sujet de Marius et de Titus : avec un peu de chance, ceux-ci ne se seraient pas trop éloignés.

Victor leva les yeux dès qu'ils l'atteignirent et se montra moins dissipé que Baptiste.
" Titus était près des ruches, par là-bas..."
Il désigna une direction approximative entre deux bâtiments plus loin dans l'enceinte.
" Je crois que Marius est rentré dans une des maisons de ce côté-là. Il était en train de se remplir un grand sac, comme une sorte de... pillard, je suppose."

Décidément...
-Tu veux bien aller le chercher ? De notre côté, on va récupérer Titus puis on te rejoint près de ces maisons. Ne rentre pas dans celles-ci : contente-toi de l'appeler. Ce sera plus simple pour nous de te retrouver, comme ça.

" Ça marche !" dit Victor avec entrain, manifestement ravi de se voir confier pareille responsabilité.
Il quitta son promontoire et courut vers les maisons, tandis que Taliesin et Baptiste prenaient le chemin des ruches. Le sol tremblait désormais en rythme : six frémissements, deux secousses plus nettes, puis à nouveau six frémissements. La tornade était désormais au-dessus d'eux et la lumière avait changé, il faisait sombre, mais un peu vert et rouge, aussi, bien qu'il n'y ait nul éclair dans les nuages. De temps en temps, une grenouille tombait du ciel, le vent était fort mais loin d'atteindre les proportions fantasmagoriques du ciel au-dessus d'eux.
Ils trouvèrent Titus recroquevillé entre les ruches et durent déployer des trésors de persuasion pour le convaincre de quitter ce refuge bourdonnant. Les abeilles volaient en spirale au-dessus de leurs demeures, en miroir parfait des nuages. Taliesin fut forcé de prendre le faune dans ses bras car il se tenait plus sur ses pattes. Heureusement, Titus ne pesait pas grand chose et se garda bien de se débattre.
Autour d'eux, la butte avait été complètement évacuée : les derniers chariots disparaissaient par l'entrée et Taliesin vit, au loin, Aegon et Châtiment, accompagnés d'autres elfes, quitter les lieux.
Victor et Marius les attendaient un peu plus loin, même si le dernier paraissait d'avis de détaler au plus vite, avec ou sans le reste du groupe.
Il y eut un craquement et un cochon tomba du ciel, se fracassant sur le sol à quelques pas des enfants. La bête était heureusement morte sur le coup.

Taliesin pressa le pas pour les rejoindre.
-Ça vous dit, une petite course ? lança-t-il d'un ton léger. On sera mieux placés, d'en bas, pour assister au spectacle.
Peut-être n'y aurait-il pas de catastrophe. Peut-être, au contraire, allait-elle se produire d'un instant à l'autre. Dans tous les cas, mieux valait détaler sans plus perdre un instant.

Mais au moment où ils allaient piquer leur sprint vers la sortie, il y eut un soubresaut plus marqué du sol et, sous leurs yeux, les murs qui soutenaient les grandes portes s'effondrèrent dans un gémissement, s'écroulant en gravats au travers de leur voie de sortie. Cet effondrement soudain provoqua celui d'une bâtisse voisine puis d'une autre, et bientôt, plusieurs bâtiments se mirent à vaciller sur leurs fondations. Il faisait désormais presque nuit. Titus avait enfoncé son visage dans la poitrine du barde. Baptiste lui serrait la main à la lui broyer. Marius et Victor, légèrement en avant, étaient figés comme des animaux surpris par le feu. Le monde entier sembla gémir. Puis le sol cessa de trembler. Mais ils étaient toujours pris à l'intérieur de la muraille, entourés de rochers et de maisons fragiles. Quelque chose rougeoyait au-delà des enceintes intérieures, comme si l'abbaye était en flammes.

Rester calme.
Les enfants allaient bien, il allait bien et le sol avait cessé de trembler.
Ce n'était peut-être qu'un répit, mais il était bienvenu : ainsi pourraient-ils chercher un moyen de quitter l'enceinte.
Non, vraiment, aucune raison de paniquer.
Enfin, si, parce que tout cela demeurait terriblement inquiétant. Mais mieux valait se concentrer sur le positif.
-Si certains d'entre vous voulaient de l'aventure, ils sont servis ! dit-il tranquillement. Bon, essayons de voir s'il est possible de franchir ces murailles.
L'escalade était une option. Et si elle s'avérait par trop périlleuse, resterait la possibilité de recourir à une invocation ou au pipeau.

Ils restèrent ensemble et se mirent à fureter le long de la muraille. Les rochers empilés paraissaient très instables et même Victor ne fut pas tenté par l'escalade des premiers éboulements qu'ils longèrent. Ils dépassèrent plusieurs maisons, des oiseaux volaient en spirale au-dessus d'eux, tandis que l'air était subitement envahi d'une odeur de fleurs tellement capiteuse qu'elle en paraissait pourrie.
" Un écureuil." dit Marius.
Effectivement, il y avait un écureuil un peu plus loin sur la terre battue. Mais il avait la taille d'un mouton.
" Il se passe des choses bizarres, souffla Baptiste. Est-ce que c'est la fin du monde ?"

-Mais non, le rassura-t-il. Quant il y a des perturbations magiques, c'est souvent aussi impressionnant qu'iprévisible. Or, en l'occurrence, ces perturbations se sont produites à un endroit où se trouve une puissante source de magie élémentaire. D'où, j'imagine, ce côté spectaculaire.
Lui-même était impressionné, voire tout bonnement secoué par les incroyables phénomènes dont ils avaient été témoins. Il en prenait pleinement conscience, à présent que l'urgence était un peu retombée. Mais il s'efforçait de ne pas trop le montrer : l'inverse n'aurait pas contribué à rassurer les quatre gamins.

" Il y a un passage ici !" s'exclama alors Victor.
Il y avait effectivement un trou dans la muraille, une fente large de deux mètres et haute d'autant, qui donnait sur les flancs arborés et ensoleillés de la butte. L'enceinte qui surplombait l'issue paraissait relativement stable mais il s'en échappait cependant de la poussière et tandis qu'ils contemplaient cette sortie inespérée, le sol se remit à trembler.

Le barde se rapprocha rapidement de l'issue, faisant signe aux autres de le suivre.
Si elle semblait pouvoir tenir bon quelques instants de plus au moment où il l'atteindrait, il ne tergiverserait pas et presserait tout le monde de sortir : autant ne pas laisser passer cette chance.
Ensuite, ils pourraient tous pousser un grand "ouf !" de soulagement.
Ou pas...

Arraché à Féérie, Taliesin se retrouva assis dans un champ de tournesol en fleurs. Il faisait tout juste jour. A côté de lui, entre les fleurs gigantesques, se trouvaient Baptiste, Victor, Titus et Marius, tous stupéfaits, à l'exception de Victor, qui dormait. Entre les mains de Taliesin se trouvait toujours le chamois blanc qui paraissait légèrement sonné, mais chercha aussitôt à se dégager de l'étreinte du barde, remuant et donnant des coups de sabot pour le forcer à lâcher prise.

-Vous êtes en sécurité, à présent. Bonne chance à vous lui souffla-t-il, amical.
Puis il le laissa filer, espérant qu'un jour, sa course folle connaîtrait une fin heureuse.
Enfin, s'étant assuré que tous les enfants étaient présents, il poussa un profond ouf de soulagement.
Non qu'il soit ravi d'avoir quitté Féérie : il y aurait eu tant à découvrir, là-bas... Mais au moins avaient-ils accompli leur mission, étaient-ils surtout tous sains et sauf.
Ne restait plus qu'à savoir combien de temps s'était écoulé dans le monde ordinaire. Mais cela, il ne le saurait qu'une fois rallié Champsdor.

C'était toujours l'été, de ça, au moins, il pouvait être sûr. Les oiseaux avaient commencé à chanter et les premiers insectes bourdonnaient, encore peu nombreux. Le chamois blanc s'écarta du groupe mais ne partit pas. Il demeura à une dizaine de mètres, naseaux frémissants, puis baissa la tête vers le sol et se mit à brouter les brins d'herbe entre les tournesols. Titus se leva et partit dans sa direction. D'hébété, Baptiste devint ravi puis se mit à esquisser des pas de danse, signe qu'il devait être extrêmement satisfait de leur retour dans leur monde. Victor dormait toujours.
" J'ai faim." dit Marius.

Ah oui, c'est vrai qu'il y avait ça...
Non, rectification : ils n'étaient pas tous rentrés sains et saufs.
-Je crains que nous n'ayons rien à manger sur nous. Mais ne t'en fais pas, nous prendrons bientôt la direction de la ville.
Il voulait juste, auparavant, essayer de déterminer s'il y avait encore quelque chose à faire concernant le chamois. Étaient-ils censés le conduire quelque part ? L'amener à quelqu'un pour qu'il lève la malédiction ? Le laisser partir de son côté ?

Titus et le chamois n'étaient plus qu'à quelques pas l'un de l'autre à présent, s'observant sous les lueurs de l'aube. Même dans le Plan Matériel, l'animal conservait une certaine luminescence et en s'approchant, l'elfe ressentit très clairement un courant d'air froid. Mais dès qu'il fut un peu trop près, le chamois fila entre les tournesols et disparut.
" Il va revenir, dit cependant le faune. Il ne sait pas où il est et il ne sait pas où aller."

-Oh...
Il se frotta le menton.
-Il va falloir lui faire comprendre qu'il est revenu dans son monde mais je ne sais pas trop comment on va s'y prendre.
Il sourit alors au petit faune.
-Au fait... Tu t'es rudement bien débrouillé, Titus. Tellement bien débrouillé, même, que je doute fort que nous ayons réussi sans toi. Alors bravo. Et merci.

Titus parut embarrassé.
" C'est... une question de nature, je suppose... Lui et moi... nous partageons quelque chose..."
Il eut un léger sourire.
" Sans doute les cornes."
Il prit la main du barde.
" Mais tu l'as sauvé. Il le sait. Il va revenir. Mais on ne doit pas s'en soucier. Il s'est débrouillé jusqu'à maintenant."

-C'est vrai. Mais s'il a... besoin d'être un peu tranquillisé, le temps de reprendre ses marques, ce n'est peut-être pas une très bonne idée de filer tout droit vers Champsdor.
Il réfléchit quelques instants.
-Après, nous pouvons nous trouver un coin tranquille, puis envoyer un ou deux d'entre vous en ville pour acheter de quoi manger, prévenir Amrod que tout va bien et, qui sait, ramener maître Wilmarin. Après tout, il pourrait être en mesure de lever la malédiction...

" Ce n'est pas nécessaire, dit Titus en secouant la tête. S'il ne veut pas entrer dans Champsdor, il nous attendra à l'extérieur. Ou peut-être pas. Mais tu ne dois pas t'en faire."
Baptiste s'était approché.
" Est-ce qu'on peut rentrer, maintenant ?"
Alors que l'enfant prononçait ces mots, ils entendirent un grondement, comme un très long coup de tonnerre, lointain, et qui pourtant fit vibrer le sol sous leurs pieds, pendant quelques secondes. Puis la poussière retomba et les oiseaux se remirent à chanter. Une onde de lumière verte traversa le ciel au-dessus de leurs têtes et Victor s'éveilla en sursaut.
" Quoi ? Qui ?" lâcha-t-il.

Du regard, l'elfe chercha l'origine de la déflagration et de l'onde lumineuse.
-Ce doit être les suites de ce qui s'est passé à l'abbaye. Si ça se trouve, c'était même l'explosion qui nous a envoyés en Féérie.
Si c'était bien cela, ils n'auraient donc pas été absents très longtemps. Voire pas absents du tout.
-Bon, mais puisque Titus dit que nous n'avons pas à nous inquiéter pour le chamois, autant rentrer à Champsdor.
Baptiste allait être ravi...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile