La Couronne de Cuivre

Arthur connaissait bien la ville et put la renseigner sur pratiquement tout ce qu'elle lui demanda. Sans être historien, il connaissait toujours un ou deux détails sur les bâtiments, à quoi ils servaient, depuis combien de temps, si quelqu'un d'un peu célèbre y avait résidé. Mais au coeur du parc, ils n'avaient plus vue sur le moindre édifice, seulement les arbres. Le flot des promeneurs leur imposa un rythme de marche assez élevé en dépit de la chaleur, dont ils se protégeaient grâce à l'ombrelle de Chandara. Il leur fallut une petite demi-heure pour rallier le quartier nord, où se trouvait le siège des institutions politiques luméniennes.

Quête : Un autre appel

Revenus de l'Amphithéâtre, Chandara et Arthur atteignirent enfin la commanderie. A peine furent-ils en vue de l'arcade qui en délimitait l'entrée qu'une novice d'une quinzaine d'années, plutôt jolie, s'élança vers le jeune homme.
" Arthur ! Tu es demandé à l'intendance d'urgence !
— Ah misère... Chandara, je t'abandonne... Tu sauras te débrouiller ?"

Chandara était navrée pour lui et se doutait qu'il aurait sans doute des ennuis car elle l'avait indûment retardé. Mais pour ne pas le faire encore davantage, elle lui répondit simplement de ne pas s'en faire et lui souhaita bon courage pour les corvées qui l'attendaient certainement. Peut-être pourrait-elle s'y mêler l'air de rien un peu plus tard mais, pour l'heure, elle se sentait un peu poisseuse et aspirait à un bain et une boisson fraîche - et pas forcément dans cet ordre. Elle attarda son regard sur la novice un peu plus longuement que nécessaire peut-être, la trouvant décidément bien jolie. Mais ce n'était pas de la jalousie ! Cela ne pouvait pas en être : la fille était encore adolescente et ne pouvait pas s'intéresser à Arthur. Quoique...

La fille la regardait avec insistance et finit par lui sourire franchement.
" Vous êtes la petite copine d'Arthur ou bien sa cousine ?" demanda-t-elle sans plus de pincettes.

La Dorrandine en resta bouche-bée pendant plusieurs secondes et sentit le rouge lui monter au joue avant qu'elle ne fixe l'effrontée d'un regard un peu plus acéré et réprobateur :

- C'est une question bien indiscrète, vous savez ? Alors que nous ne nous connaissons même pas.

Sans doute d'ailleurs que sa réaction à la question avait suffi à y répondre.

" Ben puisque vous vivez à la commanderie alors que vous êtes même pas une paladine, je trouve que c'est normal qu'on sache exactement qui vous êtes. Sinon, c'est pas juste. C'est pas une auberge, ici, on reçoit pas les gens comme ça... Imaginez que vous soyez... une espionne des Sunites, par exemple !"
Elle sourit de toutes ses dents.
" Mais maintenant, je sais que vous êtes sa petite copine. Donc je suis satisfaite."

Chandara grimaça sans quitter la jeune-fille des yeux et croisa les bras sur sa poitrine. Malgré tout, les paroles l'avaient piqué au vif, faisant écho à bien des conversations et des réflexions qu'elle venait d'avoir sans les résoudre vraiment. Oui, elle était un peu une intruse. Oui, elle se sentait proche des sunites. Oui, elle détournait quelque peu un jeune paladin prometteur des aspirations que d'autres avaient peut-être pour lui. Mais c'était leur décision et - au fond - cela ne regardait personne d'autres qu'eux.

- Eh bien je suis heureuse pour vous, je suppose, rétorqua-t-elle peut-être un peu plus brusquement qu'elle ne l'avait voulue.

La gamine parut tout à fait insensible à la brusquerie de Chandara et retourna à sa garde, lorgnant la rue avec une curiosité qui semblait bien peu axée sur la sécurité des lieux. La chaleur avait fait fuir les paladins, à nouveau, et la cour de sable était déserte. Seuls trois chevaux étaient attachés à l'ombre un peu plus loin et subissaient les attentions de deux jeunes gens, peut-être déjà des paladins, peut-être encore des novices proches de l'adoubement. Les preux, de leur côté, étaient sans doute à l'intérieur, à moins que d'autres missions ne les retiennent en ville...

Si même l'essentiel des lathandrites se mettaient à l'abri de la chaleur encore étouffante, Chandara n'eut aucun scrupule à se diriger à son tour vers l'intérieur des bâtiments. Elle avait bien l'intention de s'en tenir à son programme - si elle toutefois elle trouvait la salle de bain libre à cette heure inhabituelle. Ensuite, avec les idées fraîches, elle aurait tout le temps de suivre le conseil d'Arthur en envahissant la petite bibliothèque de la commanderie.

La salle de bains n'était pas libre, mais c'était l'heure des femmes, comme en attestait le panneau fixé à la porte. En collant son oreille à l'huis, Chandara entendit qu'au moins deux personnes étaient présentes à l'intérieur, conversant dans des bruits d'éclaboussures. Peut-être l'une d'entre elles était-elle Sullyan, mais c'était difficile à deviner au travers du bois...

Puisque c'était l'heure des femmes et qu'il y avait plusieurs baignoires, Chandara décida de balayer ses bribes de timidité et frappa doucement à la porte. Si on l'invitait à entrer, elle avait déjà pris la précaution de prendre ses affaires de toilette ainsi qu'une tenue de rechange - tunique, chausses et bottes - plus en adéquation avec la mode vestimentaire de la commanderie mais qui ne manquait évidemment pas de la mettre tout de même en valeur par sa coupe soigneusement ajustée. En tous cas, elle se réjouissait par avance de pouvoir un peu bavarder avec les autres femmes dans un cadre informel incitant à lever une partie des inhibitions.

On l'invita à entrer "si elle était une femme", et elle retrouva donc les paladines aux bains. La première était Sullyan, comme elle l'avait peut-être espéré, la seconde était Ermeline, qu'elle avait aussi rencontré le matin même. Si Sullyan mitonnait tranquillement dans l'un des baquets, Ermeline, emmitouflée dans une seyante robe de chambre rose fané, démêlait ses longs cheveux noirs. Elles la saluèrent amicalement.
" Je vous conseille de chauffer un peu votre eau, dit Sullyan. Même s'il fait mourant de chaud, elle est glaciale, et si c'est bon pour les muscles, ça donne aussi la migraine."

Chandara fut en effet heureuse que Sullyan fasse partie des deux baigneuses : une façon de briser plus facilement la glace d'autant qu'elle avait tout de suite apprécié la paladine rouquine et sa faculté à prendre soin des autres qu'elle avait perçue chez elle. Et c'était peut-être aussi une bonne occasion de faire la connaissance d'Ermeline qu'elle avait cru voir très proche d'un autre paladin. Mais peut-être s'était-elle fait des idées : l'avenir le dirait sans doute... Elle ne manqua pas de la remercier de son bon conseil avant de se mettre à l'œuvre : amener l'eau à une température tiède ne devrait pas prendre beaucoup de temps et elle commença aussitôt à se délester de ses vêtements maculés de sueur avec une pudeur largement tempérée par le soulagement.

Les deux paladines bavardaient de menus événements qui avaient émaillé les derniers jours à la commanderie, des projets pour les veilles à venir, de la température qui rendait les entraînements difficiles et de la décision de les mener désormais à l'aube, juste après les cérémonies au temple voisin. Elles laissèrent Chandara se préparer tranquillement, sans la déranger, mais sans non plus l'exclure. La Manostienne comprit qu'un groupe de paladins devait bientôt partir vers Eredhun puis Lunaros pour effectuer une mission de recrutement pour la commanderie luménienne. La chaleur ne permettait cependant pas de voyager dans l'immédiat.

Chandara éprouvait autant de plaisir à barboter dans l'eau tiède et à se débarrasser de la couche de la sueur sur sa peau qu'à écouter et participer - un peu timidement toutefois - aux différentes conversations. Elle savait déjà qu'Arthur était consigné en ville aussi ne les interrogea-t-elle pas sur sa présence durant cette mission mais elle leur demanda toutefois si elles s'y rendaient elles-mêmes et à quoi ressemblaient ces villes dont elle ne connaissait guère plus que le nom.

Les paladines apprirent à Chandara qu'elles ne savaient pas encore qui serait du voyage. C'était une mission d'apparence simple mais qui durait souvent plusieurs mois, et une commanderie aussi modeste que la leur devait bien réfléchir avant de constituer son équipe de recrutement. En effet, il fallait à la fois que les paladins absents ne manquent pas au fonctionnement quotidien du groupe, mais aussi qu'ils puissent intervenir en route chaque fois des fidèles leur en feraient la demande. Au final, ils seraient sans doute quatre ou cinq à partir. Elles lui parlèrent ensuite d'Eredhun la ville aux mille temples et de Lunaros, à l'est de l'île, qui terminait la Trouée. C'étaient des villes intéressantes, à n'en pas douter, mais Luménis les éclipsait largement.

La Dorrandine les écouta avec une attention et un intérêt manifeste, oubliant même de se rincer pendant un bon moment, absorbée qu'elle était par leurs explications et la rêvasserie que favorisait l'eau tiède. Elle avait aussi lu et entendu des choses à propos d'une ville helonnienne bien plus célèbre aussi - comme la conversation tournait autour de ce thème - interrogea-t-elle les deux paladines sans arrière-pensée aucune :

- Et est-ce que l'une de vous deux est déjà allé à Antelucas ?

" Plusieurs fois, oui." dit Sullyan avec le sourire.
Sa voisine opina également du chef.
" C'est une cité balnéaire.
— Pas très reposante, cela dit.
— Bah, ça dépend des quartiers. Mais c'est vrai qu'ils aiment faire la fête..."

Chandara esquissa un sourire, se demandant à quoi pouvait réellement ressembler une ville où les gens se rendaient pour faire la fête et abritant l’une sinon la seule commanderie Sunite des deux continents. Elle s’imaginait déjà proposant un petit séjour sur place à Arthur mais il lui rétorquerait probablement qu’il avait trop de devoirs pour ce genre de choses. Cependant, elle était curieuse d’en savoir un peu plus et s’étonna de la réponse des deux jeunes femmes :

- Vous me rassurez d’un certain côté : jusqu’ici, j’avais cru comprendre que les paladins de l’Ordre de l’Aster ne s’amusaient pas beaucoup, tout comme les Helmites à vrai dire. Mais apparemment, je me suis méprise et j’en suis heureuse !

Les deux femmes dévisagèrent Chandara avec surprise.
" J'ai dit "ils aiment faire la fête", je parlais des Anteluciens... Leur goût pour... les libations posent problème à ceux qui ont besoin de se reposer après une dure journée de travail.
— Les paladins de l'Aster ne sont pas des noceurs, non, je crains que nous devions vous détromper...
— Nous avons nos propres banquets, mais festoyer dans les tavernes... Ce n'est pas trop notre créneau.
— Nous sommes... des paladins... après tout."

Chandara se rendit alors compte qu'Arthur était bien loin d'être une exception - et peut-être d'ailleurs était-ce elle qui l'était à la lumière de ce qu'elle avait appris lors des derniers jours - et qu'il serait peut-être bien difficile de lui faire accepter l'idée que s'amuser, dans la limite du raisonnable, était bien loin d'être une tare répréhensible. Dieux, elle se faisait presque l'effet de commencer à penser comme une Sunite avec leurs idées farfelues et leur goût pour les joies de l'existence ! Soucieuse de ne pas donner d'elle une image par trop légère aux deux représentantes de la gente féminine de la commanderie, Chandara préféra ne rien ajouter et se rincer rapidement.

Les deux paladines ne semblaient pas avoir remarqué son soudain mutisme et elles continuèrent à bavarder *— d'Antelucas et d'une nuit particulièrement agitée où un homme était venu chanter la sérénade à son aimée juste à côté de leur auberge et avait fini par se prendre le contenu d'un pot de chambre (pas le leur, bien sûr, elles étaient bien élevées) sur la tête. Elles mentionnèrent les plages, la mer, les bizarreries culinaires et les tenues légères que portaient les habitants (et qui ne protégeaient finalement de rien ce qui, pour un paladin, était parfaitement inutile). Ermeline en avait terminé avec ses cheveux et Sullyan quitta son baquet, attrapant rapidement une serviette pour s'y envelopper.

Chandara ne voulait pas donner l'impression de traîner d'autant qu'elle avait envie de profiter du reste de l'après-midi pour se trouver un bon livre et un bon endroit où le bouquiner au frais. Elle sortit donc à son tour et récupéra sa propre serviette pour se sécher rapidement. Ses cheveux auraient aussi besoin d'un bon coup de brosse, à bien y réfléchir : ne serait-ce que parce qu'il n'était pas exclu qu'elle croise Arthur lors de l'une ou l'autre des corvées dévolues au jeune paladin.

Ermeline et Sullyan sortirent de concert, souhaitant une bonne fin d'après-midi à Chandara. La jeune femme put donc terminer de se rhabiller puis gagner la chambre qu'elle occupait. Elle croisa deux novices dans le couloir qui la saluèrent poliment, mais personne d'autre. Des odeurs de nourriture s'échappaient déjà de la direction du réfectoire, signe que les marmitons s'affairaient en prévision du souper.

Chandara avait perdu un peu de temps aussi pressa-t-elle le pas pour avoir l'opportunité de choisir un livre avant l'heure du repas. Sans doute se rendrait-elle quelque part près de la cour d'entraînement maintenant qu'il faisait un peu moins chaud : ainsi, elle ne raterait certainement pas le moment du rassemblement et aurait peut être la chance d'apercevoir son beau paladin blond.

Mais trouver la bibliothèque s'avéra beaucoup plus ardu qu'elle ne l'avait prévu. En effet, il n'y avait aucune pièce marquée de ce nom, pas davantage de flèches dans les couloirs, et au bout de quelques minutes d'errance, elle s'était attiré plus d'un regard circonspect. Finalement, un grand paladin blond, probablement trentenaire, s'approcha d'elle pour l'arracher à ses recherches.
" Je peux vous aider, peut-être ?"

Chandara adressa un grand sourire au paladin venu à son secours et répondit avec reconnaissance à l'offre d'assistance :

- En fait, je suis certaine que oui : je cherche la bibliothèque de la commanderie. Sauriez-vous être aimable et me l'indiquer ? Je dois reconnaître que je n'ai pas encore pris le temps de tout visiter !

" Je ne vous blâme pas : ce n'est pas exactement un musée, vous n'y trouveriez... que des portes, je le crains. Et vous ne pouvez jamais deviner ce que vous allez trouver derrière en les poussant... Je vous le déconseille."
Il sourit.
" Quant à cette bibliothèque... J'imagine que vous voulez parler des quelques livres que nous conservons dans la salle de cours des novices ? Nous n'avons pas à proprement parler de bibliothèque. Mais il y a des livres au temple voisin. Ce n'est pas très loin."

La Dorrandine se montra hésitante et fit aussitôt part de ses raisons :

- En fait, j'espérais pouvoir en emprunter un au moins jusqu'à demain et je me demande si c'est permis, surtout si l'ouvrage vient du temple où on ne me connait même pas. Je ne voudrais pas provoquer de qui pro quo ou quoi que ce soit, vous comprenez ? et puis c'est Arthur qui m'a conseillé votre salle de lecture.

" Je ne suis pas certain qu'il ait une vision très... récente de nos trésors, dit son interlocuteur avec un sourire indulgent. Mais je comprends ce que vous voulez dire et je pense que vous avez raison : je ne suis pas certain que les Lathandrites laisseront sortir leurs précieux ouvrages. Les nôtres, par contre, ont l'habitude d'être manipulés par de jeunes mains un peu brutales."
Il écarquilla légèrement les yeux et s'empourpra.
" Je parle... heu... des novices. Pas de vous, bien sûr. Hum. C'est par là."

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] La Commanderie des Paladins de Lathandre