La Couronne de Cuivre

L'intendant sourit.
-Oh, j'en ai aussi une vague idée... Et nous n'avons pris aucun risque. Il est ligoté, bâillonne... et les trois quarts du temps inconscient, nous y veillons. Nous le tirons juste des limbes pour le nourrir et l'abreuver. Et seuls des hommes expérimentés s'approchent de lui. Personne, en la matière, ne pourra nous accuser d'avoir fait preuve de la moindre négligence.
Il inscrivit quelques mots sur son parchemin. Consulta quelques notes.
-Bon, ça... C'est fait. Je te donnerai des nouvelles de l'avancement de mes démarches dès que possible... Reste à voir une deuxième question, tout aussi cruciale... Et urgente, je t'expliquerai pourquoi après. Alors... Que comptes-tu faire, à présent ? As-tu encore besoin de repos ? Estimes-tu pouvoir reprendre une activité progressive ?

Albérich ne signala pas à Marcus que ce qu’il craignait, plus que la parole de Noir Dessein, était que les Lathandrites ne le traitent avec le ferment d’un esprit de vengeance. Le garder ligoté, bâillonné, inconscient, était déjà à peine supportable, quand il y songeait. Il s’agissait d’un être humain perverti, démoniaque, qui l’avait torturé, avait tué une vieille femme innocente, avait sans doute fait pire, de nombreuses fois, auparavant. Mais il ne fallait pas s’abaisser à…
Il secoua la tête, réalisant que son refus d’aborder la chose avec Marcus était déjà en soi signe des standards revanchards qu’il appliquait au prisonnier. Il se promit de lui en parler dès que possible, mais l’intendant avait changé de sujet pour rentrer de plain-pied dans l’autre grave problème qui se présentait.
Albérich soupira, sourit, serra ses mains l’une contre l’autre, les essuya sur ses genoux, pinça les lèvres, revint à Marcus.
« Je suis heureux que nous puissions aborder ce sujet. » commença-t-il.
Il prit une profonde inspiration.
« Marcus, j’ai l’intention de démissionner du conseil luménien et de céder officiellement la place à Maelwedd. Je ne suis plus en état de remplir mes fonctions et je ne suis pas certain de l’être jamais à nouveau… Il faut que tu comprennes… que ce qui s’est produit m’a profondément… »
Il s’interrompit, ferma les yeux et refoula l’émotion qui l’avait pris à la gorge. Il reprit d’une voix beaucoup plus basse, un peu fêlée, sans plus trouver la force de dévisager son interlocuteur.
« Je suis désolé de te décevoir, Marcus… Et je suis conscient que je vais décevoir bien des nôtres… Mais ce n’est simplement pas possible… De la même manière… Je voudrais… »
Il expira avec bruit, pour décharger la tension qui lui bloquait la poitrine.
« Que tu prennes officiellement ma place au Temple. »

Marcus ne prononça pas un mot. Garda une mine impassible.
Pas impassible : figée, comme si le clerc tout entier s'était tendu à en craquer. Afin d'éviter le moindre mouvement, la moindre réaction. Pour ne pas exploser, peut-être.
L'intendant prit plusieurs profondes inspirations. Expira lentement.
-Pas besoin de démissionner du conseil... murmura-t-il. On t'en a déjà écarté plus qu'officieusement. Le temple a été écarté tout entier. Tu aurais pu exiger son retour, ton retour. Tu as la légitimité. Mais après toi, plus de place pour le Temple. Nulle part. Seul le Fort compte...
Il se tut, observa ses mains.
-Je te comprends, cependant. Pour ça et pour la charge d'aubemestre. Si lourde... Je te comprends et, par conséquent... je ne la reprendrai pas, Albérich. Je n'ai pas les épaules pour. Je me sens déjà usé après seulement quelques semaines. Je suis un intendant. Les comptes, les stocks, le bon fonctionnement, ça me connaît. Mais je ne suis pas un chef, un meneur. Les nôtres ne me suivront pas comme ils t'ont suivi. Déjà, ils aspirent à ton retour. Ils pensent que toi, tu pourras remettre Maelwedd à sa place...
Il secoua la tête.
-Je suis au regret de décliner ton offre. Il faut chercher un autre aubemestre, si tu ne veux plus occuper le poste.

Albérich s’était attendu à ce que les choses se passent mal, à ce que Marcus s’emporte ou s’offusque, mais pas à cette fureur glaciale et sans compromis. Il aurait aimé pouvoir lui répondre quelque chose d’apaisant, faire une ouverture, relancer le dialogue, mais la réaction de l’intendant l’avait paralysé sur place, parce qu’elle était pétrie d’accusations claires, le renvoyant directement à son terrible manque de résilience et de combativité.
Il eut envie de lui dire qu’il ferait un effort, dans ce cas, qu’il devait y repenser, que peut-être il pourrait quand même revendiquer de… Mais c’était un mensonge. S’engager de la sorte ne ferait que retarder l’inévitable, le chaos, la rupture.
Il regretta que les Sharites ne l’aient pas tué. Il regretta qu’Alaric ne l’ait pas tué. Au moins, il ne représenterait plus le coupable et la solution idéaux, les autres Lathandrites auraient dû se mobiliser, faire le deuil, aller de l'avant.
Parce que je suis comme mort, Marcus, tu ne comprends pas.
Mais le silence s’éternisa, pesant et douloureux, et Albérich devina que leur amitié était en train de s’effilocher, sous ses yeux, sans qu’il ne puisse rien faire pour l’en empêcher.
Il me déteste. J’ai dit exactement le contraire de ce qu’il voulait entendre. Exactement le contraire.
L’aubemestre dut concentrer toute son énergie pour s’empêcher de craquer. Pour ne pas se lever et quitter la pièce en courant. Il finit par relever les yeux, sans parvenir pour autant à croiser le regard de Marcus.
« J’y penserai. » murmura-t-il simplement.
Ça aurait pu tout vouloir dire, ou rien.
« D’autres choses ? »

Marcus ne jeta pas même un regard à ses notes.
-Je crois que c'est tout pour aujourd'hui.
Il se mit en devoir de replier, de ranger ses parchemins. Sans lever les yeux vers son supérieur. Silencieux, la mâchoire bloquée, il se leva, plaça les documents sous son bras gauche. Fit un pas vers la sortie...
-Je suis désolé... soupira-t-il cependant. Je devrais te soutenir. Et... Je te comprends plus que je ne le montre. Tu as plus que quiconque le droit... de vouloir penser un peu à toi. Mais, vu les circonstances particulières, vu la situation de Luménis, vu ma fatigue... Accepter calmement est au-dessus de mes forces, je le crains. Et comme tu n'as pas franchement besoin que je te hurle dessus... Je préfère me taire.
Il secoua la tête.
-Ais-je la permission de me retirer ?

« Bien sûr. » souffla-t-il.
La porte s’ouvrit et se referma, sans que la moindre parole ne s’échange, sans que le moindre regard ne vienne désamorcer la tension. Albérich demeura assis de longues minutes, et les tremblements qu’il avait jusque là réussi à réprimer finirent par s’emparer de lui. Il avait des vertiges, une sueur subite qui lui baignait front et omoplates, et il ne put s’empêcher de se repasser la scène un million de fois en l’espace d’une seconde, imaginant sans vraiment en prendre conscience ce qu’il aurait pu dire ou faire, et qui aurait changé les choses. Il avait du mal à respirer.
Il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre et l’entrouvrit pour laisser l’air glacial de l’hiver entrer. Il savait que Marcus n’avait pas voulu lui renvoyer autant de mépris, de colère, que la surprise l’avait emporté. Mais il restait que son aveu d’impuissance, de renoncement, était une déception terrible pour ses pairs. Qu’il était fautif. Qu’il avait plié devant les Sharites, en dépit de ce qu’on avait pu croire.
Un sentiment intime et violent de solitude le balaya et il battit en retraite vers sa chambre, s’assit sur le lit et tenta de faire le vide. Ses épaules étaient encore secouées, par intermittence, de frissons irrépressibles. La menace de rechute planait au-dessus de lui. Dans une seconde, il se serait allongé, dans une seconde, il retournerait à son lit, à la torpeur agitée de sa terreur, à ses songes de destruction.
Alors il se leva, passa un manteau à la hâte, et décida de sortir de sa chambre pour regagner la rue et Luménis.

Quête : Brumes

Albérich regagna le temple après son escapade, sans que personne ne lui dise rien. La nuit était tombée, les couloirs déserts, il se glissa dans sa chambre et se mit au lit sans s’arrêter pour manger. Le sommeil fut long à venir, mais Albérich ne le traqua pas, se contentant d’observer les ténèbres en attendant que la nuit vienne. Il sombra sans le réaliser et manqua l’office de l’aube. Mais ça n’avait pas d’importance. Il avait fait une erreur en leur donnant de l’espoir, il fallait désormais qu’il se concentre sur les choses qui avaient un sens : le procès, puis partir.
Il passa la matinée à ranger des documents dans son bureau, dans un état second, sans réellement s’intéresser aux contenus, juste à la forme, de manière à ce qu’un successeur puisse se retrouver dans son fatras. Il classa ce qui concernait le Temple, ce qui avait trait à la ville, jeta des parchemins sans importance, sans qu’aucune émotion ne le foudroie. Reclus, seul, il était maître de son temps et de son énergie. Il avait sauté le petit déjeuner, goûta à peine à ce qu’on lui apporta à midi, reprit son activité minutieuse. Il partirait et on le honnirait pour cela, mais tout serait à disposition, en ordre. Il se prit même à rédiger quelques notes techniques pour le repreneur, sur l’un ou l’autre dossier plus complexe. Tout ce qui concernait la ville pouvait aller directement chez Maelwedd, de toute façon. Il faudrait qu’il fasse venir des malles, des porteurs, que tout ça soit enlevé au plus vite. Le général avait certainement déjà obtenu ce qui lui importait le plus, mais qui sait, peut-être se montrerait-il intéressé par le maigre point de vue, le triste travail, d’un clerc voué aux causes perdues.
Abandon dans la frénésie, fébrilité maniaque, Albérich était vaguement conscient d’agir en étranger à lui-même, de se perdre dans un labeur qui l’obligeait à accepter les décisions, à les figer à jamais, pour ne pas retomber dans ce tourbillon d’incertitude qui soufflait, délétère, sur le Temple.
En milieu d’après-midi, on frappa à la porte et celle-ci s’ouvrit sur Marcus.

Lequel était accompagné de son habituel lot de parchemins : il y avait des choses à régler, dit-il sans ambages. L'intendant était d'une politesse parfaite mais glacée, ne faisait aucun effort pour paraître agréable ou chaleureux. A moins qu'en réalité, il n'en fit d'énormes pour ne pas laisser libre cours à sa colère, à sa révolte, Pour ne pas tenter de convaincre Albérich de changer ses projets.
-Ta démission du conseil, d'abord, fit-il, les yeux rivés sur ses notes. La politesse voudrait que tu ailles en informer tes ex-collègues. Si c'est trop lourd pour toi, une lettre suffira, j'imagine, bien qu'il se peut tout de même que tu sois convoqué. Dans tous les cas, il faut prendre une décision dès à présnet : les choses n'ont que trop traîné. Dis-moi ce que tu préfères, j'exécerai tes consignes en sortant d'ici.

Albérich refusa de se laisser atteindre par l’attitude de l’intendant et trouva, paradoxalement, que c’était chose aisée. En réalité, il était plus facile de répondre à de la glace par de la glace, que de devoir gérer un volcan sous pression. Depuis la déconvenue de la veille, il avait eu le temps d’accepter la réaction de Marcus et de se résigner quant à leur relation. Ce n’était qu’une perte supplémentaire, il y en avait eu tellement. Et Marcus supporterait mieux de le haïr, in fine, quand il s’en irait.
« Je leur écrirai une lettre. Elle sera prête ce soir. » dit-il simplement, d’un ton factuel, détaché.
Professionnel.

-Bien, j'enverrai quelqu'un la prendre... répondit l'intendant, sur le même ton.
Il raya un mot, sur la feuille étalée devant lui.
-Ta... ton départ, à présent. J'ai vérifié les archives : jamais aucun aubemestre de Luménis n'a renoncé volontairement à sa charge. Jamais. Seule la mort ou la démence viennent généralement interrompre ce sacerdoce. Cependant, rien dans les textes ne s'oppose à un départ volontaire, rassure-toi. Là encore, tu auras le choix entre une simple lettre et une annonce publique. Par contre, en ce qui concerne ta succession, tu n'as pas vraiment ton mot à dire. Ce sera une assemblé des clercs qui décidera. Tu peux donner ton avis, bien sûr, mais rien ne garantit qu'il soit suivi.

« Je peux m’adresser à la congrégation, ce n’est pas un problème. » s’entendit répondre Albérich, plus tranquille qu’il ne l’aurait cru. « Et je comprends parfaitement que la succession m’échappe, puisque je me retire. »
Puisque mon unique choix n’en veut pas, de toute façon.
« Je suis certain que vous ferez bien les choses. » ajouta-t-il finalement, sans la moindre émotion.
Tout était si simple, finalement. Si facile. Si rapide. Il avait craint une lutte, mais il n’y aurait rien. Il préparerait un petit discours à lire devant ses pairs, quelques mots pétris d’humilité et de renoncement, et sans doute le mépriserait-on. Mais il était désormais convaincu d’agir pour le mieux. Les Lathandrites rebondiraient, c’était leur spécialité.
Il ressentit un léger pincement au cœur, se demanda où avait disparu le soulagement qu’il avait ressenti furtivement, au coin d’un feu. Avait-ce été un leurre ? Un mensonge ? Le dernier piège de Shar avant la chute de son favori ?
Il cligna des yeux pour reprendre pied dans le réel et attendit la suite.

Marcus avait tracé un signe du bout de sa plume. IL cochait des cases, ou biffait des mentions. Il avait établi un programme et s'y tenait, abordant point après point sans dévier le moins du monde. Comme s'il craignait les débordements.
IL releva la tête et, pour la première fois, dévisagea Albérich. Sans ciller.
-Une dernière chose à ce sujet, puis nous n'y reviendrons plus. Tu es libre de faire ce que bon te semble de ta vie. Une chose t'es défendue, néanmoins : servir un autre culte, à quel titre que ce soit. Si l'ancien Aubemestre, à peine renoncé à sa charge, se prosternait devant un autre dieu, le culte lathandrite d'Hélonna serait tout entier ébranlé. Il va déjà être dans une situation peu enviable, mais là... Là, ce serait vraiment la fin.

Etait-ce une accusation ? L’avait-on suivi chez les Ilmates alors qu’il ne cherchait qu’un peu de silence, un peu de réconfort ?
Albérich sentit la bile lui remonter dans la gorge mais il ne broncha pas, renvoyant à Marcus un regard qu’il espérait aussi violent et impitoyable que le sien.
« Je n’en avais aucune intention. » répondit-il d’une voix maîtrisée à défaut d’être égale.
Il n’avait aucune intention, en vérité, d’aucune sorte. Et certainement pas celle de nuire au culte lathandrite, bien au contraire. Mais il n’ajouta rien. Il n’y avait rien à ajouter. Il allait devenir le proscrit infréquentable, incessamment. Le traître qui s’en va sans se retourner, sans se soucier de ceux qui l’ont soutenu et aimé. L’ingrat. Le parjure. Il fallait qu’il affronte cette situation, à tout prix. Il leur devait bien ça.
Et il demeura de marbre.
« Autre chose ? » fit-il finalement.

-Oui, mais ne t'inquiète pas, cet entretien aussi pénible pour toi que pour moi touche bientôt à son terme.
Un signe sur son parchemin, à nouveau.
-Le procès. Le juge Garnell l'instruira. Et comme il touche à la sûreté de l'Etat, il se tiendra à huis-clos. Nous devons transférer le Sharite à la prison dans la journée. Maelwedd est furieux, il n'a pas facilement lâché le morceau, mais nous avions de bons arguments. Il s'incline donc. Par contre, le procès en lui-même se tiendra assez rapidement. La ville a besoin de stabilité. A besoin de mettre elle tous les chamboulements, anciens et nouveau. D'aller de l'avant.

Cette fois, il se contenta de hocher la tête, incapable d’ajouter quoi que ce soit. La douleur l’avait saisi dans la poitrine, il mesurait un peu plus à chaque seconde la déception qu’il occasionnait aux siens, et il sentait le dégoût de lui-même grandir en son sein, menaçant de l’engloutir. Il aurait voulu qu’on le considère comme un homme, un homme fragile qui avait été blessé et qui avait besoin d’aide, pas comme un être supérieur, investi d’une énergie divine omniprésente et infaillible, capable de surmonter n’importe quoi. D’autant que la divinité en question l’avait déserté, le laissant vide et irrémédiablement seul. Albérich comprit qu’il allait craquer, qu’il avait perdu la lutte. La petite flamme serait soufflée, il retournerait mourir dans son lit.
Mourir.
Il songea à Euryale, à tout l’amour qu’il y avait eu entre eux, qu’il avait pensé pur et merveilleux, et béni, aussi, mais qui avait été réduit en cendres par la malveillance de quelques uns. Sans qu’aucun dieu ne bouge. A quoi bon donner sa vie, consacrer ses meilleures années, pire, toutes ses années, à des entités qui finalement ne se souciaient de rien ?
La rage gonfla sa poitrine, mais il la musela. Il y devenait expert. Réprimer, taire. Il allait pourrir de l’intérieur.
Il baissa les yeux. Il n’y avait plus rien à attendre de personne, il devait affronter seul et se taire. Il s’était coupé des mortels en acceptant de devenir aubemestre. Il avait abandonné à jamais le droit d’être vulnérable et humain, le droit de prétendre à l’imperfection. Il aurait aimé que Marcus, que le Temple, que les Luméniens, voient la sagesse dans sa décision de se retirer. Que voulaient-ils ? Qu’il joue un rôle, pour protéger les apparences ? Peut-être. Et peut-être aurait-il dû le faire, pour le culte. Mais Lathandre l’avait abandonné. Et Albérich était un esprit entier, honnête, il ne pouvait mentir à personne, ni aux fidèles, ni à lui-même.
Il attendit que Marcus se taise. Ou parle encore. Peu importait.

Celui-ci n'avait pas tardé à se détourner, préférant regarder son parchemin noirci d'écriture que le visage de son supérieur et ancien ami.
-Le procès aura donc lieu rapidement... continua-t-il d'une voix blanche. Toutefois, tu n'auras pas besoin de témoigner, sauf si tu en ressens le désir. Les Sharites capturés alors qu'ils tentaient de s'infiltrer ici ont témoigné. Les hommes venus te libérer de la Tour aussi, du moins, ceux qui ne se sont pas volatilisés... Nous avons donc une bonne idée de ce qui s'est produit. Et j'ai obtenu l'assurance que le procès pourrait se tenir sans toi. Tu n'auras donc pas à subir tout cela. A revivre ce qui s'est produit.

Albérich savait que ces paroles auraient dû le soulager, mais il n’en fut rien. Au plus, il se sentit immensément vide, déjà parti, invisible, oublié. L’échec était gigantesque, maelström au creux de l’océan qui engloutissait tout ce qui passait à proximité, pour le perdre dans les profondeurs. Il se craquelait de l’intérieur. Il restait une lettre à écrire, un discours à prononcer, puis disparaître…
Il finit par se lever, dissimulant son vertige en prenant appui sur le dossier de son siège. Il aurait voulu dire à Marcus qu’il avait changé d’avis, qu’il resterait, qu’il n’avait besoin que de quelques jours, quelques mois, quelques années…
« Je démissionnerai publiquement demain après la cérémonie de l’aube. » murmura-t-il. « Ensuite, je me retirerai. »

Marcus se leva à son tour. Dévisagea un instant l'aubemestre. Il parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais il se tint coi. Son masque de sérénité factice était en train de se fissurer. Il avait les yeux légèrement embués, ses mains serraient trop fort ses parchemins, comme s'il tentait de dissimuler leur léger tremblement.
Finalement, l'intendant se détourna et gagna la porte qu'il entrouvrit. Il demeura un instant immobile sur le seuil, hésitant. Finit par le franchir, refermer l'huis, sans un regard en arrière.
Albérich entendit ses pas, dans le couloir. Puis un coup sourd, brutal, comme si Marcus avait éprouvé le besoin de laisser libre cours à sa colère en s'en prenant à un mur, une porte...
Et ce fut le silence, à nouveau.

Il y a avait eu la souffrance physique, brutale, inévitable, du corps qui est soumis au pire, qui ne peut s’y soustraire, qui se rompt jour après jour.
Il y avait eu la souffrance mentale, l’isolement, la perte d’êtres chers, le déchirement de se sentir haï et méprisé, de se sentir mortel et fragile, condamné.
Il y avait eu la souffrance spirituelle lorsqu’une évidence qu’il avait toujours pensé partie de lui-même s’était éteinte sans crier gare, le laissant dans le noir, perdu et blessé, vide comme jamais, privé de sens.
Albérich avait cru avoir fait le tour de la souffrance, en avoir contemplé les abîmes les plus profonds, les retombées les plus sinistres, il avait cru être au bout, avoir survécu, boiteux, mais survécu quand même.
Mais lorsque Marcus eut fermé la porte, lorsque ses pas se furent tus laissant place une fois de plus au silence, il fut balayé par cette violence supplémentaire, qui lui brûla les entrailles jusqu’aux larmes, bouleversé par son incapacité d’en entrevoir la fin, par une nécessité d’y mettre un terme.
Personne entre ces murs n’était son ami. Tous étaient des collègues, et en tant que tels, ils jugeaient son travail, rien d’autre, car rien d’autre n’avait d’importance ou de valeur, juste sa capacité à servir la mission du culte. L’être humain était secondaire, on pouvait l’apprécier à partir du moment où il se glissait harmonieusement dans le mouvement primordial. Et Albérich n’était plus à la hauteur.
Il alla jusqu’à sa chambre, se laissa tomber, assis, dans l’espace étroit entre le pied du lit et le mur, repaire de toiles d’araignée et de moutons poussiéreux, puis crispa son être entier autour de la douleur, pour la circonscrire et s’y vautrer.
Ses pensées étaient confuses, il savait juste qu’il avait mal, et qu’il fallait que cela cesse, sous peine d’exploser. Mais il n’y avait rien dans les tiroirs, rien pour atténuer le choc. Alors petit à petit, son esprit se focalisa sur les portes de sortie, entrevit les murailles de la ville, songea aux lendemains. Pas aux lendemains roses et dorés de Lathandre, mais aux lendemains sombres et ternes, au lendemain, en réalité, le dernier avant l’apaisement.
Il sortirait de Luménis par le nord, traverserait le fleuve et irait se perdre dans les méandres du delta, marécages traîtres et nauséabonds. A part quelques pêcheurs habitués de la zone, il n’y croiserait personne, se trouverait sans difficulté un coin tranquille, une étendue inerte de sables mouvants, et pourrait disparaître sans qu'on n’en sache jamais rien.
L’esquisse de plan agit comme un cataplasme bienfaisant, réduisant les élans les plus véhéments de ce qu’il ressentait.
Il se trancherait les veines, pour adoucir la noyade. Il n’avait pas le temps de se procurer un remède et cela se saurait immanquablement. Le marais se contenterait de l’avaler et recracherait peut-être, dans mille ans, quelques ossements blanchis et anonymes.
C’était la seule solution. Il ne pourrait pas vivre autrement. Il se savait coupable, et les coupables ne guérissent pas. Ils souffrent. Il n’avait pas la force de reprendre ses fonctions, pas la force de vivre avec le poids de la colère, non plus.
Il demeura prostré sur le sol, respirant de plus en plus lentement, repensa à Euryale. Reverrait-il son visage, de l’autre côté ? Sans doute pas. Sans doute n’y aurait-il que le néant. Au moins y aurait-il l’oubli.

Il fut tiré de sa torpeur par quelques coups frappés à l’huis. La lumière avait décliné, la journée touchait à son terme. Il hésita à ne pas répondre, à rester seul dans son coin, avec ses résolutions macabres et son calme factice. Mais il s’était promis de jouer son rôle jusqu’à la fin et il se leva, épousseta son aube crasseuse avant d’inviter le visiteur à entrer, d’une voix presque maîtrisée.

La porte s'ouvrit doucement, se referma sans presqu'un bruit, et une haute silhouette, impressionnante, se glissa à pas discrets dans les appartements, observant, l'air curieux, le mobilier disparate rassemblé ici après le pillage du temple, après la chute de Morféa Nwalk.
Le visiteur aperçu Albérich, enfin, et se dirigea vers lui, souriant d'un air tranquille bien que son inquiétude soit manifeste.
-Bonsoir... dit Alaric d'un ton doux quoi qu'hésitant. Je... Je suis désolé de venir vous déranger, mais j'aurais aimé vous parler un peu, si vous en êtes d'accord... Et je puis vous promettre que ce n'est pas pour vous faire la morale.

En voyant Alaric entrer, Albérich sentit son regard se troubler, et il fut incapable de dire quoi que ce soit, sinon d’indiquer une chaise à son visiteur, de se couler en face de lui, penaud et les épaules basses. Mille fois au cours des derniers jours, il avait songé à aller le voir, juste pour retrouver un instant cette impression de sécurité et d’acceptation qu’il avait ressentie dans son ombre. Mais il n’en avait rien fait, craignant de s’imposer au clerc qui l’avait déjà beaucoup supporté, puis redoutant de ne plus récolter auprès de lui que le mépris et la colère. Quoi qu’Alaric s’apprête à dire, quoi qu’il lui assène, Albérich lui était déjà reconnaissant d’avoir fait la démarche de venir.
Il réprima un soupir, refoula ses larmes, puis attendit, le regard baissé.

-Vous n'allez pas fort... C'est ce que je craignais... dit le colosse, désolé.
Albérich l'entendit bouger sur sa chaise, comme s'il peinait à trouver une position confortable.
-Bon, je ne sais pas bien par où commencer... Mais, déjà... Je voudrais vous demander de ne pas trop en vouloir à Marcus. Il n'est pas très bien, lui non plus... Il essaie de vous rendre les choses le moins difficile possible, mais, évidemment, il s'y prend comme un manche. Il croit qu'en retenant sa colère, qu'en taisant ce qu'il brûle de vous dire, en se montrant froid et... purement professionnel, il ne pèsera pas sur votre choix, vous aidera à ne pas revenir dessus...
Il soupira.
-Hum, mais je crois bon de préciser que ce n'est pas lui qui m'envoie. Je suis là de mon propre chef, et je pense que s'il savait ce que je suis en train de vous dire, il me tomberait dessus à bras raccourcis.

-

Albérich tenta de sourire, mais il ne fut pas capable de lever les yeux, et ce qui traversa son visage devait ressembler à une triste grimace. Alaric était à la fois terriblement protecteur et incroyablement fragilisant. C’était le revers de la confiance. Albérich se sentait incapable de lui cacher quoi que ce soit et devait se concentrer tout entier pour ne pas s’écrouler dans l’instant. Il en avait mal aux tempes, aux épaules, à la mâchoire. Il en avait la nausée. Il hésita à dire quelque chose, mais sentit que s’il ouvrait la bouche, ce qui en sortirait ne serait pas intelligible. Il se contenta donc de hocher la tête, pour inviter l’autre à continuer. Il desserra cependant les doigts et débloqua sa poitrine.

L'autre demeura silencieux quelque instants, sans doute bien conscient du trouble d'Albérich.
-Je ne vous ennuierai pas longtemps...souffla-t-il. Je n'ai pas le moins du monde envie de remuer le coteau dans la plaie, et je ne suis pas certain d'être le mieux placé pour vous aider à traverser cette nouvelle épreuve... Tout ce que je veux vous dire, c'est que... Votre décision est respectée. Comprise. Même par Marcus. Sans doute par lui plus que par tout autre. Il vous est profondément attaché.. Mais voilà, il ne sait pas comment réagir, s'interdit de vous demander de changer d'avis... Tout en ayant encore du mal à se remettre du choc.
Nouveau silence.
-Car c'en est un, de choc. Pour nous tous. Et des réactions épidermiques comme celles de Marcus, il y en aura beaucoup, même si vous ne les verrez sans doute pas. Elles passeront, cependant. Et quand ce sera chose faite... Les gens seront honteux de leur attitude. Dans tous les cas, l'important est que vous sachiez que vous ne serez pas rejeté. Que vous n'êtes et ne serez pas seul. Vous avez des amis, Albérich. Qui le resteront quoi qu'il advienne.

L’aubemestre renonça à refouler ses larmes. Les laisser s’écouler lui permit de contrôler le torrent et il s’autorisa quelques respirations profondes. Puis il prit la parole, conscient de se justifier alors qu'on ne lui avait pas demandé de le faire, mais il en avait besoin, juste pour prononcer les choses, les extérioriser.
« Vous m’avez vu, Alaric… Vous avez vu dans quel état je suis. » souffla-t-il finalement, d’une voix presque éteinte. « Vous devez savoir que je ne peux pas agir autrement. Le Temple a besoin d’un homme flamboyant, c’est l’essence même de Lathandre et de ce qu’il professe. Je n’étais déjà pas très lumineux autrefois, mais je suis complètement… Je n’ai jamais voulu vous trahir. Et je vous aime, chacun d’entre vous, et je voudrais… Mais la hargne que je ressens en moi… Elle ne frappe pas Shar ou ses sbires, elle frappe Lathandre, elle me frappe moi. Je suis dangereux pour le culte, dans mon état. Comment pourrais-je vous inviter à célébrer quelque chose qui m’est devenu étranger ? Vous avez droit à cette lumière. Vous me l’avez raconté, elle vous a empli, elle vous a sauvé que vous étiez perdu. Moi cette lumière me perd, parce qu’elle m’a déserté. Ou que je m’en suis montré indigne. Ou que j’en ai trop attendu. Peu importe. Nous ne nous sommes pas rencontrés, elle et moi. Et nous nous sommes perdus. Je ne sais pas si jamais… je ne sais rien. Et même si nous avons appris à croire aux lendemains… Cela me demande trop d’énergie aujourd’hui. Une énergie que je dois trouver dans le désastre qu’est subitement devenu mon existence. On dit toujours qu’on ne doit pas mettre tous ses œufs dans le même panier… Moi j’avais mis les œufs et plus encore… Je n’ai rien d’autre. Je n’ai plus rien. »

-Vous avez perdu beaucoup, oui...dit Alaric d'une voix rauque. Énormément. Mais il vous reste plus que vous ne le croyez. A commencer par vous.... Vous n'avez pas embrassé Shar alors que vous auriez eu tous les motifs pour le faire. Alors que la plupart des autres auraient basculé. Vous êtes demeuré bon, envers et contre tout. Et aujourd'hui même, vous vous montrez d'une telle honnêteté, dans la démarche que vous avez entreprise... Démarche qui est tout à votre honneur. Croyez-vous que la plupart des hommes auraient agi ainsi ? Moi, je ne le crois pas. Ils se seraient raccrochés à leur position. Pour se dire qu'ils avaient encore quelque chose. Ils auraient préservé les apparences, auraient joué la comédie, attendant, peut-être, des jours meilleurs... Mais, surtout, pour ne pas perdre ce qu'ils avaient encore. Vous, vous renoncez même à cela. Par honnêteté. C'est louable. Infiniment. Bien sûr, vous auriez pu prendre des mesures moins radicales, nommer un remplaçant temporaire, aller vous reposer quelque part... Mais je comprends que vous ne puissiez agir ainsi.
Le colosse poussa un profond soupir.
-Ce que je voudrais, c'est... Que vous vous laissiez une chance. Et que vous ne refusiez pas l'aide de ceux qui vous aiment. Qui ronchonnent, musèlent leur colère. Qui l'oublieront bien vite et ne songeront bientôt qu'à vous soutenir. Quel que soit l'avenir que vous ayez choisi. La hargne que vous éprouvez envers Lathandre est bien naturelle. Elle ne vous rend pas indigne. Au contaire... Quel véritable homme de foi n'a jamais douté ? N'a jamais haï son dieu, lorsque celui-ci s'est montré sourd, n'est pas intervenu ? Croire que les dieux sont infaillibles est une erreur... Les sages, eux, ne s'y troment pas. Et sage, vous l'êtes, indéniablement.

« Je ne sais plus. » murmura-t-il. « Je ne sais vraiment plus… En rentrant de Belles-Vagues, la marche à suivre me semblait si limpide… A présent, je me sens au bord du gouffre. Je crois que… le Temple… Le Temple me mine. Parce qu’il me replace chaque fois devant mes prérogatives, mes responsabilités, mon rôle… et ma terrible incapacité à faire face. Je ne pourrai jamais rester ici, même si certains m’offrent leur amitié et leur soutien… Et je ne sais pas si je pourrai aller ailleurs. Alaric, je… »
Il se tut, ferma les yeux.
« Je ne devrais pas vous imposer ceci. Je sais que je suis seul maître… Mais parfois… »
Un triste sourire apparut sur son visage.
« On voudrait être pris par la main, vous comprenez… »
Il secoua la tête.
« Dans le fond du fond, je crois que… que j’aimerais pouvoir revenir, un jour, retrouver ce qui m’a échappé… me fondre dans cette certitude qui était si forte… la plénitude… Mais je n’y crois pas vraiment. Et j’ai peur d’y croire. Parce que j’ai beaucoup cru… beaucoup espéré… en vain. »

-Vous ne m'imposez rien... fit Alaric, calme, doux. Je suis là de mon plein gré. Et si je puis vous aider d'une quelconque manière, ce sera pour moi une joie. Pas un poids.
Il semblait hésiter à toucher l'aubemestre,, à lui serrer le bras, mais n'osait le faire. Par peur, sans doute, de briser les efforts que faisait ce dernier pour garder le contrôle sur lui-même.
-Je comprends votre réticence à espérer. A croire que quelque chose est possible... Le mieux est peut-être de ne pas y penser. D'aller de l'avant sans trop vous poser de questions. Vivre, simplement. C'est déjà beaucoup. C'est espérer, en soi. Et cela ne ferme aucun possible. Vous pourrez revenir ici, un jour. Ou faire autre chose. Vous porurez tout faire. Et si vous avez réellement besoin qu'on vous prenne par la main, qu'oon vous accompagne pour vos premiers pas... Pourquoi ne pas le demander ? Quel mal y aurait-il là dedans ? Permettre aux autres de nous aider lorsque les choses vont mal... C'est les aider, aussi, à se sentir moins impuissants. C'est... Un don, en quelque sorte. Un présent. La confiance est une chose rare et précieuse. S'en voir témoigner n'a pas de prix.

Petit à petit, Albérich se sentait plus calme. Toujours fragile mais moins tendu. Il pensait comprendre l’offre que lui faisait Alaric, mais il savait qu’il ne le tenterait pas. Dans la tourmente qui allait frapper le temple, il ne pouvait pas saper les piliers. Son départ serait déjà un coup dur. Il ne voulait pas être présomptueux, il pensait que fondamentalement, il ne serait pas une perte si dramatique, mais si tous s’en persuadaient, comme Marcus semblait en être persuadé, alors les choses seraient effectivement difficiles. Le culte lathandrite de Luménis allait de déconvenue en déconvenue, et Lathandre était toujours indifférent. Peut-être était-ce un réel signe qu’il fallait tôt ou tard qu’ils acceptent de décoder ? Mais Albérich leur avait fait suffisamment de mal, il ne voulait pas les forcer à d’autres questions.
« Vous m’avez à nouveau beaucoup aidé, déjà. » murmura-t-il. « Et ne vous en faites pas… Je comprends Marcus. Je voudrais qu’il réalise qu’il a ce qu’il faut pour… mais je ne lui en veux pas. »
Il eut un maigre sourire.
« Quant à moi… »
Il s’interrompit et leva les yeux sur le colosse, le fixant malgré ce qui lui embuait le regard.
« Faites-moi promettre quelque chose. » souffla-t-il.

Alaric grimaça. Parut sur le point de protester. N'en fit rien, pourtant.
-Il y a tant de choses que j'aimerais vous faire promettre... murmura-t-il. Malheureusement, même les plus sincères serments ne peuvent tout accomplir...
Il secoua la tête. Réfléchit longuement.
-Promettez-moi de ne pas commettre l'irréparable, dit-il enfin. Et d'accepter les mains tendues. Tendues par des gens honorables, cela va de soi. De ne pas laisser votre sentiment de culpabilité, votre désir de n'embêter personne prendre le dessus, en la matière.

La Couronne de Cuivre

[Temple] Le Sanctuaire de Lathandre

Quête : Brumes

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Re : Le Sanctuaire de Lathandre

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