La Couronne de Cuivre

Ils parvinrent finalement dans leur chambre, où Victor dormait déjà profondément, et purent s'installer pour la nuit. Moins fatigué, Baptiste tourna davantage dans son lit, mais finit par trouver le sommeil. Bercé par la respiration tranquille de ses fils, Taliesin suivit rapidement.
Ils s'éveillèrent dans l'aube grise, bien à temps pour prendre le coche. Après un rapide passage dans la salle d'eau absolument déserte, ils prirent un petit déjeuner et furent à nouveau servis par l'elfe de la veille, frais et dispos. Victor l'interrogea sur son état après une nuit de festin, et le jeune homme, amusé par sa franchise, lui expliqua que le service du matin était toujours confié à des elfes car grâce à leur transe, ils pouvaient récupérer beaucoup plus rapidement que les autres races. Victor parut très intéressé.
Ils se rendirent ensuite à l'écurie, où Minuit avait été préparé selon leurs désirs, et les garçons chargèrent le cheval pendant que Taliesin payait la note. Il était temps de quitter le Repos des Bottes...

Après avoir remercié le serveur pour ses services et avoir indiqué qu'ils avaient tous apprécié leur séjour dans l'établissement, Taliesin quitta le bâtiment et rejoignit les garçons dans la cour, avant de donner le signal du départ pour le relai de coche. Même s'ils avaient quitté la ferme depuis trois jours, même si ceux-ci avaient déjà été agréables et riches en événements, il avait l'impression diffuse qu'ils constituaient une manière de prélude et que le voyage proprement dit débuterait réellement au moment où ils franchiraient le fleuve...

Quand ils pénétrèrent dans la cour du relais, un coche peint en vert, marqué d’un cheval gris sur les portes, était en train de s’ébranler. Ils ne risquèrent cependant pas d’être renversés, car les parcours de chacun étaient bien balisés et ils purent rejoindre le portail de la compagnie qu’ils avaient choisie. Une jeune femme rondelette en uniforme bleu les attendait et elle leur sourit.
« Vous êtes Victor, Baptiste et Taliesin, c’est ça ? Bienvenue pour votre voyage avec nous ! » avec enthousiasme.
Les deux enfants jetèrent un coup d’œil inquiet à Taliesin.
« Ne vous inquiétez pas, le coche est presque prêt, il est encore dans le hangar, expliqua-t-elle aux enfants sur un ton enjoué un peu théâtral. Vos compagnons de voyage devraient arriver d’un instant à l’autre. »
Comme elle terminait sa phrase, le coche sortit du bâtiment d'en face. C'était un grand véhicule bleu-gris, tiré par quatre chevaux bais de bonne constitution. Le cocher, petit, entre deux âges, discutait avec un des palefreniers tout en manoeuvrant. Il vint se ranger juste devant eux. Le palefrenier s'écarta et s'approcha de Minuit, dont il flatta l'encolure, avant d'en demander les rênes à Victor. Il l'entraîna ensuite à l'arrière du véhicule. Le cocher sauta à terre et vint se présenter : Alfred Vivevoie, trente ans de coche sur les routes du centre. Ces messieurs pouvaient monter, mais attention, pas de bottes sur les sièges.

Il salua le cocher et le rassura quant au fait qu'aucune botte ne salirait les sièges, remercia la femme qui les avait accueillis ainsi que le palefrenier puis indiqua aux garçons qu'ils pouvaient monter. Puisqu'on les y invitait, pourquoi temporiser ? Une fois en place, ils n'auraient plus qu'à attendre la suite des événements, bien tranquilles, alors qu'en s'attardant à l'extérieur, ils ne feraient que traîner dans les pattes des employés et donc les gêner...
Une fois les enfants à l'intérieur du coche, il les suivit.
L'instant avait des allures de grand départ.

Comme l'avait promis la jeune femme, leurs compagnons de route ne tardèrent pas à arriver. Tous deux étaient des hommes et ils arrivèrent de concert. Ils ne paraissaient pas se connaître, pourtant. Le plus jeune devait avoir tout juste la vingtaine, cheveux mi-longs, yeux sombres, un gros livre dans les mains. Le second, plus âgé, l'air sévère, portait un pourpoint de bonne facture. Ils s'installèrent l'un en face de l'autre, laissant les deux tiers du véhicule à Taliesin et aux enfants. Ils les saluèrent poliment, cependant, puis, comme eux, attendirent le départ.
L'intérieur du coche était propre, relativement lumineux, en excellent état, et pas inconfortable. On avait cependant choisi des matériaux solides pour en constituer la structure, plutôt que des étoffes rares et des bois précieux. C'était un véhicule avant tout fonctionnel, ni miteux, ni de grand luxe.
Après une dizaine de minutes, ils entendirent le cocher saluer les gens restés à terre et, lentement, le coche s'ébranla. Sortir du Pont prendrait déjà un certain temps, vu le monde dans les rues, et la boue qui s'était accumulée partout. Ensuite il faudrait traverser, au pas de l'escargot. Enfin, dans une petite heure, sans doute, pourraient-ils prendre de la vitesse...

Ce serait sans doute la partie la plus pénible du trajet : outre la désagréable impression de ne pas avancer - et ce ne serait pas vraiment une impression -, il n'y aurait pas grand chose à observer, si ce n'est la file des autres voyageurs et l'animation coutumière du bourg dont ils avaient déjà eu un large aperçu la veille. Ensuite, en revanche, lorsque le véhicule accélérerait, lorsque le paysage défilerait, cela irait probablement mieux. Même s'il craignait un peu que ses fils viennent rapidement à s'ennuyer... Victor, surtout.

La traversée fut effectivement longue et pénible. Mais les garçons observèrent la file de voyageurs à contresens en leur faisant des signes de la main, comme les gosses qu'ils étaient encore. Quand ils arrivèrent de l'autre côté, il leur fallut encore une bonne dizaine de minutes pour se dégager de la foule des voyageurs, puis ils prirent de la vitesse.
Ils sortirent cependant rapidement de la route principale et empruntèrent un chemin de traverse. Devinant la surprise sur le visage de Taliesin, le plus âgé des deux hommes prit la parole. Le second avait ouvert son livre depuis le début du voyage.
" La route du nord est trop encombrée sur les dix premières lieues. Mais la région est très civilisée, aussi y a-t-il un itinéraire de contournement, expliqua-t-il. Nous irons plus vite."
Ce n'était manifestement pas la première fois qu'il faisait le trajet...

Il lui sourit.
-Merci pour le renseignement, messire. Il est vrai que cette subite bifurcation avait de quoi surprendre, pour qui n'est pas habitué à ce trajet...
Surprenante mais pas inquiétante outre mesure : l'elfe se sentait détendu et même si son dernier voyage en coche avait été plutôt mouvementé et... dans le mauvais sens du terme, il n'appréhendait pas celui qu'il entamait.

La première moitié du trajet se déroula sans incidents notables. Le coche filait bon train dans un paysage campagnard des plus charmants, que Victor contemplait depuis la fenêtre. Les champs étaient encore très verts, mais la végétation, partout, était luxuriante. C'était la saison des coquelicots, des fleurs de trèfle, des envolées de graines de pissenlit. Le moindre arbre, la moindre haie, l'herbe des prairies, tout explosait de vie. Les oiseaux s'envolaient sur leur passage et dans les prés avoisinants, les animaux curieux venaient les regarder passer. De temps en temps, ils ralentissaient pour croiser un cavalier ou quelqu'un à pied, et ils repassaient au pas dans les villages. Souvent, les enfants venaient se presser autour du coche pour essayer de voir qui se cachait à l'intérieur ou récupérer une piécette. Taliesin nota que l'homme plus âgé en lançait généralement une poignée dans chaque hameau.
A la mi-journée, ils firent un arrêt dans un grand pré apparemment aménagé pour l'occasion. Un grand hêtre pourpre offrait de l'ombre, un ruisseau chantait, et on avait disposé des rafraichissements sur une table. Une femme rubiconde d'une quarantaine d'années, dans une tenue rustique mais impeccable, les attendait et salua chaque personne à sa descente du coche. Un adolescent qui devait être son fils accourut pour abreuver les chevaux et les dételer.
" Nous repartons dans une heure, annonça Alfred. Je vous conseille de vous dérouiller les jambes. Si vous n'avez pas de quoi vous restaurer, Irma peut vous vendre des provisions de sa ferme. Les boissons sont offertes par la compagnie. Ne vous éloignez pas trop, mais si vous êtes intéressés, il y a juste derrière la petite butte qu'on voit là, un vieux squelette de dragon fossilisé, et la tombe du chevalier Eustache de Morrange, qui l'a occis. Enfin, tout ça est sur la plaque, vous la lirez."

-Merci pour le renseignement !
Ne doutant pas que Victor et Baptiste voudraient voir ces curiosités, il les conduisit cependant en premier lieu auprès d'Irma, pour acheter de quoi constituer un casse-croûte qu'ils mangeraient tout en se promenant.
Et il fallait reconnaître que, décidément, le trajet semblait rudement bien organisé...

Irma avait du pain, des oeufs durs, des légumes de toute sorte, et du fromage maison. Armés de leurs victuailles, les deux garçons entrainèrent donc Taliesin vers la butte. Ils ne tardèrent pas à tomber sur le petit sentier que devaient emprunter habituellement les visiteurs.
Le squelette de dragon en question était réduit à quelques ossements courbes, gris, sur un gazon bien entretenu. Quelques bancs encerclaient l'ancienne carcasse, comme pour en délimiter la taille désormais difficile à appréhender. Il y avait effectivement une tombe de marbre clair, astiquée, qui apprenait au promeneur que le chevalier Eustache de Morrange, né en 1245 et mort en 1298, avait tué la Bête de Malmaison en 1275, et qu'il avait à l'époque demandé à reposer sur le site de sa victoire, voeu exaucé, des années plus tard, quand il avait succombé à une blessure de guerre. Avec les mille fleurs qui parsemaient l'herbe vigoureuse, l'endroit n'avait rien de sinistre, bien au contraire, et constitua un agréable lieu de pique-nique. Les autres voyageurs ne les rejoignirent jamais.
Après le repas, Victor et Baptiste s'engagèrent dans une bataille chevaleresque contre le dragon, escaladant au passage côtes et tibias draconiques. Le plus âgé des deux garçons décrocha cependant avant la fin de leur temps de pause pour pouvoir faire un croquis des lieux. Pendant ce temps-là, Victor encouragea Taliesin à l'accompagner dans quelques rengaines guerrières qu'il improvisait.
Ensuite, ils regagnèrent le coche et repartirent...

L'elfe était ravi de cette petite halte. Certes, elle n'avait pas duré bien longtemps mais elle s'était avérée agréable et, surtout, elle avait permis aux garçons de se défouler un peu. Une pause bienvenue, donc, au milieu d'un trajet durant lequel, même s'ils pouvaient observer le paysage à loisir, ils étaient contraints de demeurer immobiles... Il veillerait donc à les laisser se dépenser un moment lorsqu'ils auraient atteint leur objectif du jour. Et d'ici là, tout en détaillant avec intérêt les splendeurs d'Hellonna, il songea que, décidément, Baptiste était du genre créatif : outre écrire, il ne perdait pas une occasion de dessiner...

Le décor demeura champêtre pendant l'après-midi. Taliesin avait désormais un peu d'expérience en céréales, et il parvint à déterminer, à leur allure, si les parcelles étaient plantées d'orge, de blé ou encore d'avoine. Baptiste avait ouvert un livre qu'il compulsait avec attention, prenant de temps en temps des notes dans son carnet. Victor regardait à l'extérieur, le menton appuyé sur les bras, l'expression un peu vide. Difficile de savoir s'il dormait, rêvait ou s'ennuyait ferme. Il était cependant relativement tranquille.
Les deux autres voyageurs étaient tout aussi absorbés par leurs activités. Le plus jeune continuait à lire ce qui ressemblait à une sorte de grimoire, et ses lèvres bougeaient tandis qu'il en parcourait les pages. Parfois il fermait les yeux et murmurait à voix basse, signe qu'il essayait sans doute d'apprendre certains aspects par coeur. L'autre homme, Taliesin en était presque persuadé, faisait des calculs. Il avait sorti des feuilles couvertes de colonnes où étaient inscrits des signes illisibles à pareille distance, mais son front plissé et le fait qu'il griffonnait régulièrement ne trompaient pas.
Et au dehors, le coche filait, tranquille, sans remous ni retards... jusqu'à l'étape de la nuit...

HRP : attention au double-post !

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Le Pont des trois Sires