La Couronne de Cuivre

Astrée hocha la tête.
" Bien sûr !"
Elle s'abstint de faire remarquer que la mère du jeune homme ne serait pas d'accord. Will semblait désormais suffisamment en confiance pour avoir renoncé à ses préjugés sur les clercs, au moins vis-à-vis de Reynald. Dommage que l'odeur soit aussi infernale, ils avaient certainement une grange où les héberger...
Elle se concentra pour créer le contact avec l'un des boeufs, puis le second, leur demandant de rester tranquille, immobiles, en attendant que Will vienne de nouveau s'occuper d'eux. Juste rester tranquille, une chose que ne devait guère demander d'effort à un bovidé. Et se tint prête à utiliser les rênes si ça s'avérait nécessaire.

Mais les bovidés placides se rendirent à peine compte de la présence de la jeune femme et du départ de leur maître. Ils restèrent à ruminer au milieu de la route, sans se soucier du crachin qui leur mouillait la croupe. Reynald, de son côté, s'était écarté avec Will et observait ses yeux. Il revint ensuite en arrière.
" Hum... La nuit tombe. Nous pourrions sûrement continuer encore une heure avant de devoir bivouaquer, mais je vous proposerais bien de nous arrêter ici. Lagrange est à une lieue vers l'est. L'odeur sera épouvantable, mais nous pouvons nous installer en dehors du village. Je voudrais pouvoir soigner les yeux de notre ami, mais je n'ai pas le sortilège adéquat en réserve..."
Il haussa les épaules.
" L'alternative est que je m'arrête ici, mais que vous progressiez tous les deux... Je trouverai un moyen de vous rattraper."

Astrée mit les poings sur les hanches.
" Non mais tu n'espères tout de même pas te débarrasser de nous aussi facilement que ça ? Pffff.... Tout ça pour être le seul à goûter au Roulé de Lagrange !"
Elle secoua la tête mais ne put s'empêcher de sourire largement, mettant à bas tous ses efforts pour paraître sérieuse.
" On n'en est tout de même pas à une heure ou deux près. Peut-être qu'il pourrait nous indiquer une grange ou un abri quelconque, un peu en-dehors du village, où on pourrait passer la nuit ? Comme ça tu pourrais le soigner demain... Enfin, si Byron est d'accord..."

Le centaure haussa les épaules avec un sourire tranquille.
" Je vois bien que c'est important pour toi, dit-il à Reynald. Donc il n'y a pas de problèmes."
Le Sorlyn grimaça.
" Ah, non, tu as raison. Je pourrai repasser soigner ce jeune homme après que nous soyons arrivés à Luménis, il n'y a pas d'urgence : ça fait des années qu'il n'y voit pas grand chose."
Il sourit.
" Nous avons une mission critique, je ne dois pas l'oublier."
Abandonnant le centaure et la jeune femme, il retourna parlementer avec Will. Il revint quelques secondes plus tard avec le jeune homme, qui remonta sur son siège puis, les saluant, s'éloigna sur la route qui menait à Lagrange.
" Allons, en route. Nous nous satisferons de ce qui croise notre chemin."

La rôdeuse fut un peu surprise du revirement inattendu du Sorlyn. Il s'agissait juste de s'arrêter une heure plus tôt que prévu, heure qu'ils auraient pu compenser un autre jour... Et puis, cette heure perdue, ils l'avaient déjà largement regagnée en se faisant transporter par des charrettes, sans compter les jours gagnés grâce à la téléportation.
" C'est comme tu veux, vraiment, fit Astrée en lui emboitant le pas. Puisqu'en nous transportant, il nous a fait gagner du temps, on aurait pu perdre une heure ou deux pour lui... Et puis, imagine qu'on ne repasse pas là au retour, que tu doives nous téléporter directement à Bortheias par exemple ?"
Elle haussa les épaules, puis sourit.
" Mais bon, c'est trop tard de toute façon. On se débrouillera pour revenir là, c'est tout. Tu as raison, il n'y a rien d'urgent, il peut attendre quelques jours."
Peut-être Reynald avait-il perçu quelque chose, dans le ton de Byron, qui lui avait indiqué qu'il ne souhaitait pas s'arrêter ici ? Il connaissait le centaure mieux qu'elle, après tout... Ou tout simplement, comme il l'avait dit, il avait décidé d'accorder la priorité à la tâche la plus urgente des deux. Une façon de signifier à Byron que sa mission était prioritaire.

Reynald semblait avoir pris une décision et les propositions de la rôdeuse ne trouvèrent donc nul écho. Ils poursuivirent leur route sans plus croiser personne, tandis que le soleil déclinait, à peine visible derrière sa gangue de nuages. Il ne pleuvait plus mais le ciel restait menaçant. Ils arrivèrent à la croisée de deux chemins de terre. Il faisait très sombre, désormais, et ils ne pouvaient distinguer ce qui se trouvait plus loin dans la campagne. Il n'y avait aucun panneau indicateur, nul signe, juste la boue.
" Bon... Soit on bivouaque au petit bonheur la chance, soit on suit l'un de ces chemins, et on voit ce que Tymora nous réserve..."

Ils auraient vraiment dû dormir chez le vendeur de fromage, plutôt qu'attendre la nuit et se retrouver sans nulle part où s'abriter. Mais peut-être que l'un des chemins mènerait à un abri. Et puis, au fond... si elle avait été seule, elle aurait poursuivi de toute façon, et cherché plutôt un bosquet où bivouaquer. Il ne servait donc à rien de reprocher quoi que ce soit à Reynald. Ils trouveraient bien quelque chose.
" Et bien... personnellement, je vote pour le chemin de droite, fit-elle. Mais alors, complètement au hasard ! Cela dit, je ne suis pas sûre d'être particulièrement bénie par Tymora, donc il ne mènera peut-être à rien et on se trouvera à bivouaquer... Ou alors... Byron, tu vois quelque chose, toi qui a la chance de bénéficier d'une meilleure vision que nous autres, pauvres humains ?

" Je vois... Non, dit le centaure avec un haussement d'épaules. Le terrain est un peu trop vallonné... et il y a l'air d'y avoir des champs labourés à droite comme à gauche. Peut-être une fumée à droite... Je n'en suis pas certain.
— La gauche porte malheur, c'est bien connu !" s'exclama Reynald avec le sourire.
Sans attendre, ils marchèrent sur la route de terre, alors que la nuit les enserrait peu à peu. Le Sorlyn s'arrêta bientôt pour incanter et générer de la lumière, dont il investit son bâton de marche. Ils attirèrent quelques moustiques et papillons de nuit curieux mais leur progression demeura aisée, jusqu'à ce qu'ils arrivent à proximité d'une grande ferme, cachée dans un repli de terrain. Si le corps du bâtiment était vaste et manifestement bien entretenu, les deux bâtisses voisines étaient noires d'incendies anciens. Ou du moins était-ce ce que l'on devinait à distance, entre le bâton lumineux et les lueurs qui se trouvaient derrière les fenêtres plus loin.
" Pas l'air d'y avoir de grange." murmura Reynald.

Les vestiges d'incendies réveillèrent chez Astrée des souvenirs peu agréables. Elle réprima une grimace, et contempla la ferme, indécise. Il n'y avait pas de grange, certes, mais peut-être que les bâtiments noircis pouvaient servir d'abri ? Ils avaient dû être des granges ou des hangars à l'origine. Elle n'y voyait pas assez pour savoir si le toit était encore là. Ou peut-être qu'on pourrait les héberger dans le bâtiment principal ? Oui mais le plafond serait sûrement trop bas pour Byron. Bah, une ferme possédait toujours des dépendances pour stocker réserves et fourrages divers. Il y aurait peut-être bien quelque part une place pour eux.
" En tout cas, c'est habité... Peut-être qu'ils pourront nous indiquer un abri dans les environs, si eux-mêmes n'ont rien à nous proposer ?

" Il n'y a pas de toit, dit le centaure. Et l'odeur demeure terrible...
— Si tu le dis, je ne perçois rien, moi... Le fromage a dû me tuer les narines.
— Des êtres vivants ont brûlé là-dedans. Je ne pourrai pas m'y endormir." dit encore Byron.
Un chien se mit à aboyer en contrebas.
" Bon, allons voir... Peut-être qu'Astrée, tu devrais nous servir de porte-parole... Il fait nuit et ce serait dommage que nous soyons pris pour des brigands, même s'il n'en reste pas beaucoup dans ces contrées..."

La rôdeuse ne sentait rien, elle non plus. Mais les centaures avaient assurément un odorat plus développé que le leur. Peut-être que l'incendie était beaucoup plus récent que ce qu'elle s'était imaginé. Et il avait été meurtrier, en prime. Pour du bétail sans doute... mais ça lui faisait froid dans le dos. Les souvenirs de la prison incendiée étaient beaucoup trop présents dans son esprit.
La suggestion de Reynald la fit grimacer. Elle, porte-parole ? Alors qu'il savait faire ça bien mieux qu'elle ?
" Tu crois qu'une rôdeuse armée de son arc paraîtra plus recommandable qu'un prêtre en aube ? Ah, ces préjugés liés aux femmes, c'est incroyable..."
Elle secoua la tête.
" Mais ça ne sert peut-être à rien d'y aller si Byron dit qu'il ne pourra pas dormir là, objecta-t-elle. Enfin, d'un autre côté, leur chien nous a repéré...
Elle hésita, observant les réactions en contrebas. C'était sans doute trop tard pour faire demi-tour : ils allaient sortir, voir ce qui avait alarmé leur chien. Et puis, ça ne coûtait rien d'aller voir, de toute façon. Ils pourraient peut-être leur indiquer un abri dans les environs. Mais elle avait beau se répéter ces arguments de bon sens, elle eût du mal à se convaincre d'avancer encore en direction de la ferme. Elle ne savait pas trop si c'était la réaction de Byron ou sa propre timidité qui la rendait hésitante à ce point.

" Bon, j'y vais." dit le clerc avec un haussement d'épaules.
Il s'engagea dans la pente aussitôt, d'un pas alerte. Byron ne bougea pas d'un pouce, campé sur ses sabots, la mine incertaine. Le chien qui courut à leur rencontre était un gros berger hirsute, noir et blanc, grand comme un boeuf. Mais avant qu'Astrée n'ait eu le temps d'aller vers son esprit pour peut-être le calmer, elle remarqua les signes qui indiquaient une bonne nature. La queue frétillante, la langue pendante, il accompagna Reynald que ses gros aboiements, mais le clerc était apparemment habitué à ce genre d'accueil.
La porte s'ouvrit quelques secondes plus tard sur une silhouette de taille moyenne, fluette, qu'Astrée ne put distinguer qu'imparfaitement.
" Qui va là ? s'exclama une voix coléreuse, jeune, sans doute d'adolescent. Approchez pas !"
Reynald leva les mains en signe de défense et il y eut un déclic. Quelque chose fusa, frôla le clerc qui fit un pas de côté, et heurta la terre avec un son mat.
" Bon sang, mon garçon, ça te prend souvent de tirer avant même que ton interlocuteur n'ait répondu quelque chose ?!
— Heu... J'ai pas fait exprès, il est parti tout seul..."

Bon et bien... elle aurait peut-être dû y aller la première, en fait. Mais ça n'aurait rien changé, puisqu'il avait tiré avant même de savoir à qui il avait affaire. Reynald l'avait échappé belle. Et risquer la vie du seul d'entre eux capable de les soigner était assurément une très mauvaise stratégie. Mais elle ne pouvait tout de même pas prévoir qu'on allait leur tirer dessus... ni aussi vite !
Toutes ces pensées fusèrent en vrac dans son esprit tandis qu'elle se précipitait à la suite de Reynald, vaguement inquiète. L'adolescent ne semblait pas animé de mauvaises intentions, juste méfiant et maladroit. Du moins c'est ainsi qu'elle interprétait sa dernière phrase.
" Tu aurais pu le blesser gravement... fit-elle remarquer. Tu nous a pris pour des bandits ou quoi ?"
D'instinct, elle s'efforça de surveiller ses gestes, histoire de vérifier qu'il ne réarmait pas son arbalète. Elle se dit, un peu tard, qu'elle aurait peut-être dû rester en arrière, surveiller de loin que tout aille bien, se tenir prête à intervenir... Mais bon sang, c'était juste une ferme avec un adolescent trop anxieux. Pas un repaire de dangereux criminels !

Le gamin — il ne devait pas avoir plus de quinze ans — paraissait toujours très circonspect, et Astrée vit qu'il y avait d'autres enfants dans son ombre, une petite fille au moins, cachée dans son ombre, un petit garçon qui lorgnait entre ses jambes, et une troisième silhouette cachée derrière le chambranle de la porte. Astrée vit au moins le reflet d'un couteau. Le chien s'était interposé entre la porte et Reynald, mais paraissait toujours aussi ravi, queue battante, gueule ouverte. Il aboya deux fois, plus par excitation que par défi.
" Qu'est-ce que vous voulez ?" répéta le garçon.
Il avait repris un carreau mais paraissait incapable de recharger l'arme tout en gardant les yeux sur les visiteurs.
" Juste le gîte... Mais nous pouvons aussi repartir..."

Le gîte, le gîte, il en avait de bonnes.... Byron ne voudrait pas dormir ici, sans doute, à cause de l'odeur. Il l'avait dit. Ce n'était peut-être pas nécessaire d'insister trop dans ce sens.
" Ou bien s'il y a une cabane, une grange, ou un abri quelconque dans les environs, que tu puisses nous indiquer, nous t'en serions reconnaissant. C'est juste pour passer la nuit à l'abri..."
Astrée s'efforça de sourire avec douceur au jeune garçon, tout en se questionnant. Pourquoi lui et les autres enfants étaient-ils seuls ici ? Avaient-ils besoin d'aide ? Où étaient leurs parents ? Il n'était pas étonnant qu'ils soient aussi méfiants s'ils étaient livrés à eux-mêmes. Elle espérait juste que leurs parents étaient simplement absents, et non pas morts... par exemple dans l'incendie. Non, il était inutile d'imaginer tout de suite le pire.
Amusée par le manège du chien, elle l'appela d'un claquement de langue, cherchant à entrer mentalement en contact avec lui. Faire ami-ami avec lui serait peut-être un bon moyen pour désamorcer la méfiance des enfants.

Les gosses demeurèrent empilés les uns derrière les autres, tandis que le chien allait renifler les mains de la rôdeuse. Un sifflement de rappel à l'ordre ne tarda pas, et l'animal s'écarta de la jeune femme avec un regard et un jappement qui paraissaient presque désolés. Il se faufila à l'intérieur de la maison en manquant bousculer ses occupants.
" J'sais pas... Y'a l'étable dans le pré... Là-bas... Plus loin..."
Il indiqua la droite avec son carreau d'arbalète.
" Je crois que ce sera très bien..." dit Reynald d'un ton apaisant, en faisant un pas en arrière.
Byron était toujours à bonne distance et ne paraissait pas avoir l'intention de s'approcher.

" Pourvu qu'il y ait un toit au-dessus nos têtes, c'est tout ce qu'on cherche", confirma Astrée.
Imitant Reynald, elle recula à son tour. Pas question de quitter des yeux l'arbalète, même si le jeune garçon ne paraissait pas vraiment savoir s'en servir. Elle comprenait que Byron reste à l'écart. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'accueil n'était pas des plus chaleureux. Et si le centaure sentait des odeurs de chair brûlée, ça n'avait rien de réjouissant...
Elle hésita, mais finit tout de même par demander.
" J'aimerais juste savoir, si tu permets... Il y a des voleurs en maraude dans le coin, ou avez-vous eu des ennuis, pour que tu accueilles ainsi les visiteurs avec une arbalète ? Est-ce qu'on risque quelque chose à dormir dans les environs ?"

" Ce n'est pas une bonne idée, Astrée, pas une bonne idée du tout, souffla Reynald en lui prenant la main et en l'entraînant en arrière.
— Vous risquez rien ! Maintenant partez !"
Une fourche avait surgi d'une fenêtre et le clerc de Milil ne fit volte face qu'à bonne distance, avant de rejoindre Byron.
" Il s'est manifestement passé quelque chose de peu reluisant ici, dit-il. Et ces gosses m'ont l'air bien solitaires. Tu as vu l'état de la cour ? A mon avis, il n'y a pas d'adultes sur cette ferme depuis un moment... Peut-être même depuis ces incendies.
— Ils ont plus d'un an, murmura le centaure. Mais ils sentent encore."

" Tu arrives à sentir l'odeur un an après ? Pas étonnant qu'on ne sente rien, nous..."
Astrée secoua la tête.
" Pauvres gosses... Hum... Désolée, Reynald, je sais qu'ils ont failli t'embrocher, mais ce sont de pauvres gosses quand même..."
Bon... et maintenant ? soufflait une petite voix dans sa tête. C'était bien beau, de constater que la ferme était à l'abandon et que les gosses étaient seuls depuis un an. Mais que pouvaient-ils y faire ? Pour l'heure, sans doute pas grand-chose, à part aller voir cette étable et y passer la nuit. Peut-être le lendemain matin, à la lumière du jour, y verraient-ils plus clair. Peut-être que les gosses seraient moins agressifs. Pas sûr du tout...

" Oh, je ne leur en veux pas... et j'ai bien l'intention de découvrir le fin mot de l'histoire... mais l'approche frontale est rarement la bonne, dans ce genre de cas. Ils sont sur leurs gardes, ils ont appris à se méfier de tout un chacun... Non, il va falloir jouer serré. Je ne sais pas encore comment."
Ils avaient bifurqué vers l'étable, dont ils devinaient la silhouette dans la pénombre.
" Mais une nuit de sommeil pour commencer ne serait pas de refus... en espérant que les vaches soient en promenade..."
Il escalada la barrière qui les séparait du pré, tandis que Byron la franchissait d'un bond leste.

Astrée suivit ses deux compagnons en direction de l'étable. Si les vaches étaient dans les parages, peut-être n'oseraient-elles pas s'approcher en voyant Byron. Peut-être, d'ailleurs, n'y avait-il plus de vaches, puisque tout paraissait un peu à l'abandon. Elle se surprit à se demander avec humour s'il valait mieux se faire écraser le bras par une vache ou par un centaure, durant la nuit. Cela dit, s'il y avait des bottes de paille, il suffisait d'en mettre quelques-uns entre eux et Byron pour se prémunir du second risque.
" Peut-être que tu devrais utiliser un de tes sortilèges pour nous prémunir de toute intrusion nocturne indésirable, comme l'autre fois..."
Ils ne risquaient sans doute rien, bien sûr. Ce qui s'était passé ici datait d'un an au moins. Mais l'accueil ne l'incitait pas vraiment à la confiance.

" Bonne idée." dit le clerc.
L'espace réservé aux bêtes était vaste et, comme Astrée l'avait espéré, désert. Byron y avança, circonspect, et se coucha sur la terre froide. Il y avait de vieilles bouses pétrifiées, mais rien de récent. Reynald commença à psalmodier autour de l'entrée, traçant une rune invisible de la pointe de son bâton lumineux. Le centaure, figé, semblait hypnotisé par son mouvement et le rythme de son chant. La rôdeuse s'en souvenait, le sortilège prenait un certain temps avant d'être terminé.

Astrée resta quelques instants à observer Reynald, elle aussi, avant de se secouer mentalement. Elle pouvait tout de même se rendre utile plutôt que d'attendre sans rien faire. Nettoyer une portion de sol si elle trouvait quoi que ce soit ressemblant à un balai, par exemple. Chercher un peu de paille pour se confectionner des couchages, en éloignant bien celui de Byron pour éviter les risques d'écrasement. Fouiller dans leurs provisions pour y trouver un dîner frugal. Bref, installer leur campement pour la nuit.
Elle aurait bien fait du feu, mais les vestiges de l'incendie juste à côté ne l'y encourageaient pas. Et pourtant, un peu de chaleur après cette marche sous la pluie, pour sécher leurs vêtements, leur aurait fait grand bien. Elle observa le sol et l'ensemble du bâtiment, cherchant à déterminer si ses craintes d'un incendie étaient fondées, s'il y avait, comme dans la prison, trop de paille. Elle n'avait plus allumé le moindre feu depuis ce jour-là, et elle réalisa qu'elle allait désormais être bien plus circonspecte. En fait... Elle devait bien s'avouer que l'idée d'allumer un feu dans un bâtiment lui faisait un peu peur, désormais. Non, mieux valait ne pas le tenter. De toute façon, ça risquait de ne pas plaire aux enfants de la ferme s'ils s'en rendaient compte.

Il n'y avait plus de paille dans l'étable. Elle avait depuis longtemps été réduite à quatre murs et un sol de terre battue. Reynald termina son sortilège puis se tourna vers la rôdeuse avec une grimace.
" Moi je vais chercher du bois. Il fait froid, je suis fatigué, j'ai envie d'un thé." décréta-t-il, avant de franchir les limites du bâtiment pour retourner dans la campagne, son bâton à la main.
Astrée se retrouva ainsi plongée dans le noir, avec pour seule compagnie, la respiration tranquille du centaure. Vu les dimensions de l'étable, il y avait peu de chances qu'elle prenne feu s'ils veillaient à ne pas construire leur âtre directement contre une paroi. Sans doute les enfants pourraient-ils percevoir la lueur de leurs flammes, s'ils osaient se risquer hors de leur ferme pour venir les espionner. La distance était sinon suffisante pour les dissimuler.

Astrée avait examiné l'endroit avec plus d'attention que d'habitude avant de se convaincre que tout risque d'incendie était exclu. Mais Reynald avait raison, un feu et un thé chaud leur ferait du bien, et permettrait de sécher leurs vêtements. Elle regrettait juste de ne pas être allée chercher du bois avec lui. Mais puisqu'il voulait se débrouiller tout seul pour à la fois tenir son bâton lumineux et ramasser le bois, qu'il le fasse. Bon, elle irait tout de même lui prêter main-forte s'il traînait trop... enfin, si elle parvenait à y voir suffisamment clair pour le rejoindre.
En attendant, elle se trouvait réduite à l'impuissance, incapable de faire quoi que ce soit dans l'obscurité désormais totale. Elle n'avait pas la chance d'avoir la vision des centaures. Curieusement, il lui fallut quelques minutes pour se souvenir qu'elle avait toujours un briquet à amadou dans sa poche, et qu'en reconstituant ses bagages elle s'était arrangée pour récupérer un bout de bougie chez Goran. Elle l'alluma, vérifia pour la énième fois qu'il n'y avait pas de paille -l'étable avait l'air abandonnée depuis belle lurette-, et s'installa près de Byron pour fouiller dans leurs provisions. Puisqu'ils feraient un feu, ils pouvaient peut-être se faire cuire davantage qu'un thé.

HRP : à mon avis, tu peux compter qu'Astrée est un peu mieux équipée qu'un "bout de bougie" ! Elle est allée expressément à Bortheias refaire son équipement, tout de même...

Le sac contenait plusieurs bocaux de légumes, de lentilles et de viandes, déjà préparés, ainsi qu'une bouteille de vin, du fromage et du pain, un saucisson sec et des carottes. Il y avait encore d'autres choses, mais elles étaient encore bien empaquetées et peut-être n'était-il pas nécessaire de pousser les fouilles plus avant. Byron s'était relevé et il aida Astrée à délimiter leur foyer avec des pierres. Reynald revint peu après, sifflotant allègrement dans la pénombre, et lâcha un tas de bois sur le sol. Il y récupéra son bâton de lumière qu'il ficha dans le sol, comme un flambeau immortel.
" Bon, tout est mouillé, mais nous avons une experte de la survie parmi nous ! Tout ira bien !"

j'osais pas

(bon ben elle a quelques bougies alors...)

Astrée lui répondit d'une grimace, soufflant sa bougie devenue inutile.
" Je me suis un peu rouillée ces derniers temps..., plaisanta-t-elle. En fait, c'est Neffen qui allumait magiquement le feu, les dernières fois où j'ai dû bivouaquer. Et en prime il n'y avait pas besoin de bois pour l'entretenir. Moi qui espérais qu'un clerc de Milil pouvait en faire autant... Décidément, rien ne vaut la magie centaure. Je suis sûre que Byron ne dira pas le contraire !
Tout en parlant, elle examinait le bois, cherchant des morceaux un peu moins mouillés. Pour le coup, elle regrettait qu'il n'y ait pas eu tout de même quelques brins de paille sèche dans l'étable. Mais avec un peu d'obstination, elle arriverait bien à faire brûler tout ça, quitte à avoir un peu trop de fumée...

" Je vois que ce shaman t'en a mis plein la vue ! Hum... De l'esbroufe !" s'exclama le Sorlyn en s'asseyant sur le sol.
Byron eut un sourire et s'installa à son tour.
" Cela dit, je peux nous générer un repas... mais rien ne vaut une bonne flambée... et puis, à s'appuyer sans cesse sur la magie, on devient paresseux."
Il s'étira.
" Il vaut mieux s'appuyer sur une femme."

" Oh ! protesta Astrée avec une véhémence feinte. Non mais c'est quoi cette idée ? C'est la vie chez ton beau-frère qui te donne ce genre d'habitude ? Il va y avoir toute une éducation à refaire après trois mois là-bas, je le sens bien... Mieux vaut commencer tout de suite d'ailleurs. Allez mon grand, mets-toi à l'épluchage des carottes, et plus vite que ça !", lança-elle en lui tendant les légumes en question.
Le feu commençait à prendre, doucement. Avec trop de fumée, bien sûr. Mais elle estima qu'un plat de lentilles avec carottes fraîches et porc en conserve, ça supportait très bien un petit parfum de bois fumé en arrière-goût.
" Bon ça ne vaudra pas la cuisine de chez Goran ni les bons petits plats magiques de Neffen, mais il va falloir s'en contenter... Et dire qu'on n'a même pas de luth pour que tu nous recrées l'ambiance de chez ton beau-frère..."

Le Sorlyn se mit à l'épluchage des carottes sans rechigner tandis que le centaure demeurait en retrait. Le feu prit rapidement de l'ampleur et diffusa bientôt une chaleur agréable dans l'étable abandonnée. Quand l'odeur de la nourriture qui mitonne s'y ajouta, les dernières ombres sinistres se dissipèrent et les trois compagnons se sentirent plus détendus. Malgré l'absence de son luth, Reynald ne put s'empêcher de fredonner une ritournelle ou l'autre, reflet d'une bonne humeur tenace. Byron, lui, dissimula un bâillement derrière la paume de sa main.
Leur pitance fut bientôt prête et ils purent se sustenter.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La campagne luménienne