La Couronne de Cuivre

Elle n'eut pas à chercher longtemps : quand elle arriva dans l'auberge, elle constata d'emblée que non seulement Kalju était revenu de la carrière mais que de surcroît, ses compagnons avaient été rejoints par une quatrième personne, qui était indubitablement Mathieu (bien qu'il ait les cheveux plus roux que dans son souvenir). Il lui décocha d'ailleurs un sourire hilare lorsqu'elle parut.
" J'ai trouvé ton ami ! s'exclama Félicie, ravie.
— C'est une manière de voir les choses, dit Mathieu. En fait, c'est plutôt moi qui vous ai trouvés."

Astrée secoua la tête, incrédule.
" Nan mais... comment tu pouvais savoir qu'ils étaient avec moi et qu'on te cherchait ? Ah... tu as croisé Kalju, en fait ? Mais peu importe. Tu as bonne mine, dis voir. J'ai toujours su que l'air des montagnes était bon pour le teint !"
Elle s'assit en face de lui avec un sourire joyeux. Elle était sincèrement heureuse de le voir en bonne forme après tout ce qu'il avait dû traverser.
"Alors, comment tu vas ? Raconte !"

" En fait, les trois quarts des gens qui ne sont pas à la carrière ne parlent déjà plus que de vous, dit Mathieu. Tu n'as pas idée de votre... côté décalé, en ces lieux reculés. Un elfe, une halfeline, une femme et un genasi. Pas mal. Tu aurais pu te métamorphoser en ours, pour faire bonne mesure. En fait, une bonne partie des gens pense que vous êtes un cirque itinérant. Vous allez faire des déçus.
— Si Astrée se métamorphose en ours, on peut improviser quelque chose. Eyri pourrait faire la danseuse sur son cerf et Kalju briserait des rochers !
— Tout espoir n'est pas perdu, alors !"

Astrée rit joyeusement.
" Et les gens ne peuvent pas juste penser qu'on s'est trouvés ensemble par hasard ? Mais non, il faut un cirque... avec une halfeline dans le rôle du clown, j'imagine ? Mais pas de chance, je ne sais pas me métamorphoser en ours ! Je peux tenter un chat, sûrement, mais c'est moins drôle. Puis bon, imaginer Eyri danser sur son cerf... hum... comment dire... On va éviter. Il ne reste plus que Kalju ! Tu vas devoir faire le spectacle à toi tout seul !"

Kalju haussa les sourcils de manière éloquente.
" Vous n'êtes pas sympas. Les gens, ici, travaillent dur, dit Mathieu. Vous pourriez faire un effort plutôt que de venir leur trimballer votre errance joyeuse sous le nez, alors qu'ils sont forcés de trimer toute leur vie durant à la carrière.
— Errance joyeuse, c'est vite dit ! s'exclama Félicie.
— Ah bon ?
— Enfin... Kalju n'est pas joyeux, lui.
— Je vois. Et toi, Astrée ?"

Astrée haussa les épaules avec un sourire mi-figue, mi-raisin.
" Bah... tu m'as côtoyée, je suis sûre que tu ne me qualifiais pas de joyeuse pendant ces jours-là, fit-elle d'un ton léger. Mais Félicie est témoin que dans des conditions appropriées, je peux aussi faire la fête.... même si pas autant qu'une halfeline. Elle est hors concours. Remarque, peut-être pas pour toi : vous pourriez sûrement faire une belle paire de fêtards, tous les deux. Mais sans doute pas ici : ça doit être le calme plat, si les gens en sont à espérer la venue d'un cirque dès qu'ils croisent un groupe un peu bizarre..."

" Je pense que tu n'as pas idée, non, dit Mathieu avec un sourire privé. Bon, mais Félicie me dit que vous traquez la faille ? Voilà qui ne me surprend pas de ta part.
— Astrée nous accompagne un moment, intervint Kalju.
— Oui, oui, je vois ça."
Il n'avait l'air de rien en croire.
" Mais la faille n'est pas ici, évidemment, continua Mathieu. On débite sagement du marbre. Sans fracas. Faire péter les blocs, c'est contreproductif, et ils affleurent de partout."
Kalju acquiesça.

Astrée haussa les épaules.
" On s'en doutait un peu, vu ce qu'ils avaient répondu à l'autre carrière. Donc on va devoir chercher ailleurs, peut-être vers l'ancienne mine. Il faut espérer qu'on y trouve quelque chose...."
Elle se tourna vers Mathieu avec un sourire amusé.
" Mais donc... oui, je les accompagne, puisque c'était sur ma route ! Qu'est-ce que tu vas insinuer, dis voir ?"

" Moi, je n'insinue rien."
Il jeta un oeil vers Eyri.
" Vraiment rien."
Puis il croisa les bras.
" Mais si j'étais vous, j'irais voir sur le chantier de fouilles, pas à la mine. On raconte qu'ils y fricotent avec de la magie ancienne. Le genre de trucs qui pourrait ébranler le mooooooonde..."

Mathieu était toujours aussi bien renseigné. C'était le genre de type qui savait laisser traîner ses oreilles et pousser les gens à parler.
" Tu es rudement bien au courant... Et c'est où, ce chantier de fouilles ? Tu l'as sur ta carte, Kalju ?"
Elle fronça soudain les sourcils : cette histoire de fouilles éveillait un lointain écho dans sa mémoire.
" Je crois bien que j'ai rencontré un mage qui s'y rendait... Juste avant d'entrer en Lorien. Il ne doit pas y avoir des dizaines de chantiers de fouilles dans ces montagnes."
Elle le revoyait nettement, lisant paisiblement sur sa monture au pas. Il lui avait paru sympathique.

" Non, je n'ai rien de tel, dit le genasi.
— Le chantier est plus loin dans la montagne. A quelques jours d'ici. Je le sais parce que les gens qui y montent doivent passer par ici pour continuer leur route jusque là. Je ne sais pas si quelqu'un y est monté récemment, cela dit. Ton ami mage a dû passer il y a quelques temps, déjà, mais on peut aisément se renseigner. Comme il ne se passe rien, ici, le moindre petit événement qui sort de l'ordinaire se répand comme la boursoufleuse dans un bordel mélandien.
— Je ne suis pas sûre que je veux savoir ce qu'est la boursoufleuse.
— Ça m'a l'air d'être une bonne piste, dit Kalju. S'il y a un mage."

" Je pense qu'il faut aller voir, oui. Si ce n'est pas là, on pourra toujours aller voir la mine après... Et en prime, c'est sur ma route !"
Bien entendu, elle aurait fait un détour si c'était nécessaire.
" Peut-être que le dénommé Reggie pourra nous en dire plus : il navigue beaucoup sur les routes pour les sécuriser, il connaît bien le coin... Comme de toute façon je dois le voir pour parler des yétis qui vivent dans les glaciers, je lui en toucherai deux mots."
Il lui restait juste à demander au tavernier de lui indiquer l'individu en question.

" C'est une route dangereuse, en tout cas, dit Mathieu. Tous ceux qui y montent y vont lourdement escortés."
Félicie eut un sourire.
" Des monstres ! Astrée va être contente !"
Kalju n'avait pas l'air enchanté de son côté. Astrée put aller interroger le tavernier, qui la dirigea vers un homme assis dans un coin, entre deux compagnons plus jeunes. Reginald avait probablement la soixantaine, mais il paraissait à la fois plus jeune et plus vieux. Physiquement, il était musclé, assez grand, en pleine forme. Mais son visage, exposé aux éléments, était parcheminé que celui d'un centenaire. Ses cheveux gris étaient encore nombreux et drus, il avait une moustache impressionnante. Ses yeux clairs se posèrent sur Astrée et la détaillèrent avec peut-être un peu de malice. Ses compagnons étaient, comme lui, vêtus de cuir. Il y avait un air de ressemblance. Peut-être ses fils.

Astrée s'approcha de Reginald avec un peu plus d'assurance qu'elle n'en avait l'habitude : c'était un homme de la nature, il était plus ou moins rôdeur, et elle-même l'avait été longtemps : elle se sentait donc en terrain connu.
" Bonjour... Je m'appelle Astrée, j'accompagne un petit groupe qui compte aller voir le chantier de fouilles... et je voudrais moi-même explorer un peu plus la région, en particulier observer les créatures qui y vivent. Les yétis, peut-être. On m'a dit que vous étiez le mieux placé pour me renseigner..."
Bien sûr, elle vérifiait du coin de l'oeil que Mathieu ne s'avise pas de prendre la tangente : il était hors de question qu'elle le laisse partir sans l'avoir auparavant harcelé de questions sur ce qui s'était passé sur la rivière.

Ils lui dégagèrent une chaise.
" Y'a pas moyen d'aller au chantier de fouilles sans une escorte conséquente... Si votre petit groupe, c'est la bande que vous venez de quitter, vous allez devoir vous adjoindre quelques lames supplémentaires. Sans vouloir vous manquer de respect. Mais aucun d'entre vous a l'air taillé pour les créatures de la montagne."
Il les observa à nouveau.
" A moins que vous ne soyez tous des magiciens d'une sorte ou d'une autre. En plus, les gars du chantier de fouilles, ils adorent pas les visiteurs. C'est un lieu bien gardé. En admettant que vous ayez les moyens de vous payer des mercenaires, vous êtes sûre d'être bien reçue ?"

Astrée grimaça.
" On n'en est pas sûrs, non. Même si je connais de vue l'un des membres de l'équipe de fouille et qu'il devrait me reconnaître..."
Le jeune mage avait paru tout à fait inoffensif et honnête. Elle se souvint de son prénom. Max.
" On s'y rend parce qu'il y a un souci avec une faille, qui court jusque dans la région du canyon de Kahn'ym, en traversant la Lorien. Le génasi et l'elfe en cherchent l'origine, qui devrait se trouver dans ce massif. Il est possible que ce soit au chantier, mais pas forcément. Il faut qu'on aille voir pour être sûrs. Notre arrivée pourrait ne pas leur plaire, je ne sais pas... ou au contraire les arranger s'ils ont eu un souci et besoin d'aide. Mais donc, la route est dangereuse ?"

" Très. C'est un repaire à trolls, de la plus vicieuse espèce. Des trolls des montagnes, des trolls des cavernes. Ils chassent en bandes et ne font pas de quartier. Les yétis sont beaucoup plus haut, et plus au nord. Enfin, ils y étaient. Ils ne sont pas toujours sédentaires, donc c'est difficile de le jurer. Mais ce ne sont pas de gros nounours sympathiques, je ne sais pas ce qu'on vous en dit. Si c'est l'hiver et qu'ils vous trouvent, ils vous mangeront : toute viande fraîche est bonne à prendre."

Astrée eut une grimace. Ça n'avait rien de rassurant.
" Normalement, je connais bien la montagne, et je sais me faire discrète. Et puis,je compte redescendre avant l'hiver. Mais je serai prudente, bien sûr. Simplement... Je cherche à mieux connaître la montagne, les espèces qui y vivent. Ça fait partie de ma formation. Mon mentor m'a expressément chargée d'aller étudier de plus près une espèce que je ne connais pas... Et comme les yétis me semblent moins féroces que les trolls, je préfère opter pour eux. Mais puisque vous êtes le spécialiste, peut-être pourriez-vous m'en dire davantage sur eux... mais pas forcément tout de suite, vous avez peut-être mieux à faire."

" J'ai le temps. Je ressors dans une bonne heure, seulement."
Il croisa les bras.
" Les yétis vivent en bande, en général. Ils sont très haut, il fait très froid. En cette saison, ça ne va pas être évident de les voir... Il fait souvent brumeux. Le plein été aurait été plus inspiré... Votre mentor voulait peut-être parler des bouquetins ou des marmottes... Quoi qu'en hiver, elles dorment."
Il haussa les épaules.
" Je ne sais pas quelles montagnes vous avez connues, mais celles-ci sont très sauvages. Inhabitées, même. Il n'y a pas de nains, pas de gnomes, pas d'orques non plus. Ça n'a rien à voir avec les villages bucoliques des Montagnes de Fer ou les petites chaînes qui séparent la Trouée du Nirvana. Ici, c'est une zone vierge. Rude. Elle est très belle, mais aussi très mortelle."

Astrée acquiesça.
" C'est tout l'intérêt de ces montagnes : c'est différent de ce que je connais bien."
Elle sourit, plus curieuse qu'inquiète.
" Mais ces yétis, puisqu'ils vivent si loin de tout... de quoi vivent-ils ? Ils doivent avoir besoin de bonnes rations de nourriture, non ? Ils ne peuvent pas se contenter de dévorer les rares humains téméraires qui osent s'aventurer en hauteur..."

" Ils ne vivent pas loin de tout : ce sont leurs territoires, ces hauteurs inaccessibles. Ils les partagent avec d'autres créatures des pics : une espèce de panthère, des rapaces, et toutes sortes d'herbivores : les marmottes, les lièvres, et puis de grosses chèvres immaculées et des yaks. Il y a quelques griffons aussi, mais les yétis ne s'y frottent que lorsqu'ils en trouvent un blessé. A la belle saison, ils descendent parfois plus bas, chasser le branta ou l'élan, mais c'est rare : ils trouvent ce qui leur faut là-haut."
Il eut un petit sourire.
" Bien sûr, quand deux clans se croisent et qu'il y a du grabuge, ils mangent leurs adversaires. Ce ne sont pas des créatures sentimentales."

Astrée avait déjà pu observer certaines de ces espèces, mais probablement pas la panthère, ni la chèvre blanche, ni le yack. Cela lui faisait tout un territoire à découvrir. Si seulement l'hiver n'avait pas été si proche... Mais dans l'absolu, rien ne l'empêchait de revenir au printemps, évidemment.
" Je vois le genre... Et ils n'ont pas vraiment d'autres prédateurs qu'eux-mêmes ? C'est la quantité de proies qui régule leur population ?"
Et quelques chasseurs humains, apparemment... Elle se demandait d'ailleurs quel pouvait bien être l'intérêt de cette chasse.

" Le temps est mauvais et la mortalité juvénile élevée... sans compter leurs contacts... Mais les griffons, les panthères et les aigles géants chassent leurs jeunes et puis les adultes sont à risque des trolls, des géants... C'est pour ça qu'ils restent très haut. Ils sont plus tranquilles. Mais ils ne se reproduisent pas souvent et les petits mettent quand même cinq ou six ans à maturer... C'est une espèce qui ne sera jamais très répandue, mais qui se maintient bien."

Astrée haussa les épaules.
" C'est l'essentiel... pour eux."
C'était important pour l'équilibre local également, bien sûr.
" J'aimerais assez... tenter de les apercevoir. Bien sûr, l'idéal serait sûrement que je passe un été entier à crapahuter dans les montagnes et à observer toutes les espèces vivant dans les hauteurs... Mais je devrais pouvoir avoir un premier aperçu avant l'hiver. Est-ce que vous pourriez m'indiquer sur ma carte un secteur approximatif où je pourrais peut-être avoir une chance d'en voir ? Ou est-ce que vous pensez que c'est complètement suicidaire ? Ils sont nombreux, d'ailleurs ?"

" Ça dépend à quelle distance vous vous approchez... Vous avez une lunette de vue ? Vous savez, ce petit machin que fabriquent les gnomes, qui permettent de voir des choses lointaines comme si elles étaient proches ? Ça aiderait. Il y en a dans les pics, mais ils bougent, comme je vous l'ai dit. Je ne suis plus monté depuis quelques années, déjà... Vous devrez chercher leurs traces dans la neige. On peut pas rater des traces pareilles. Je chercherais au nord du champ de fouilles, si vous allez jusque là. Sinon au nord d'ici, puis vers l'ouest. Le souci c'est que vous allez passer d'office par la zone à trolls. Une autre solution serait de descendre complètement au sud... mais je ne sais pas s'il y en a dans ce secteur-là. Il fait déjà plus chaud, vers la Trouée. Les yétis vivent... là où on ne peut pas les trouver."

" Je vais probablement accompagner mes amis au chantier de fouilles... Donc partir ensuite au nord. Mais comme vous dites, il y a le problème des trolls. Si on prend une escorte pour aller au chantier, je serai en sécurité à l'aller, mais il faut que je trouve une voie alternative pour le retour, pour ne pas risquer de traverser leur secteur... Ou alors que je me joigne aux chercheurs quand ils quitteront le site... mais je risque de louper le départ."
Astrée sortit sa carte de sa besace.
" Si vous pouvez m'indiquer le secteur des Trolls... et celui des yétis. Et, évidemment, je n'ai pas de lunette, donc je les verrai à peine..."

Réginald lui indiqua l'endroit où se trouvait le chantier de fouilles, approximativement —*il n'y était jamais allé lui-même, mais il en avait déjà discuté plus d'une fois avec d'autres baroudeurs, puis il lui montra deux endroits, plus au nord et plus à l'est où elle avait des chances d'apercevoir des yétis.
" Il y a un pic, ici, qu'on appelle le Rouge. Il y a toujours eu des yétis sur le versant ouest. Toujours. Je pense que c'est un bon endroit pour commencer à chercher. Il n'est pas facile d'accès, mais vous n'avez pas l'air d'avoir peur du voyage, alors... Vous pouvez tenter le coup."

Astrée observa attentivement la carte.
" J'irai à ce pic rouge en priorité, dans ce cas... Et pour le retour... je suppose que les trolls sont à peu près ici, entre le hameau et les fouilles ? Il y a un moyen de contourner leur secteur pour rentrer seule, ou faut-il forcément que j'aie la chance de rejoindre un groupe plus nombreux et armé ?"
Ce n'était pas impossible, bien sûr : les chercheurs rentraient fatalement pour l'hiver. Il suffisait de ne pas manquer le départ.

" Il y a moyen, si vous faites un très long détour... par le nord, idéalement. Mais vous arriverez très loin de Belred Luyn. Il y a un semblant de route le long de la lisière... pas très officielle... et pas toujours très acceptée par les elfes frontaliers... C'est une question de bagout. Vous êtes une femme, en plus, ça devrait les adoucir. Mais c'est jouable. C'est toujours jouable, quand on est prêt à sortir des sentiers battus.
— Et qu'on n'a pas peur d'y perdre quelques plumes, ajouta un des jeunes hommes qui l'accompagnaient.
— Aussi."

Astrée haussa les épaules.
" Je retiendrai cette possibilité, si je reviens trop tard vers les fouilles pour rentrer avec eux. Faire un long détour ne m'inquiète pas, et puis je ne suis pas bien menaçante pour les elfes, juste une humaine paumée..."
Elle secoua la tête avec un sourire.
" Mais pour commencer... Combien ça coûte, d'engager une escorte pour aller jusqu'au chantier de fouilles ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Les Rocheuses du Dragon