[Lieu] Combeloup

[Galathée]

Albérich fronça les sourcils.
« Excusez-moi si je vous semble naïf, mais… dans un coin aussi reculé, par cette saison… ça doit être relativement courant, non ? J’imagine que c’est exactement le genre de choses qui justifie l’existence de la garnison de sire Eudes… Avec le nombre de moutons que vous devez abriter dans les bergeries, j’imagine que vous êtes une sorte de… de cible privilégiée pour les prédateurs de la région… »

[Taliesin]

La vieille halfeline l'observa à nouveau. Plus longuement, cette fois, comme si elle cherchait à lire quelque chose en lui. Ou comme si elle réfléchissait, tout simplement. Enfin, elle se cala dans son fauteuil.
-Vous avez le droit de savoir... dit-elle. Je vous ai pris vos secrets : vous pouvez savoir celui-là, l'équilibre n'en sera que renforcé... Nous avons un pacte avec les forces de la nature, Albérich. Un pacte qui remonte à de longues années. Nous avons promis de ne pas nous étendre, de ne pas prendre trop à la nature. De payer le peu que nous lui prendrions. En échange... On nous laisse tranquilles. On nous épargne les prédateurs, on tient éloigné de nous les créatures néfastes des montagnes... Non, il n'y a jamais de loups, dans notre village. Du moins, il n'y en avait pas, jusqu'ici.

[Galathée]

« Il n’est pas dans mon intention de remettre en question les arrangements qui ont permis la création de votre communauté, Ada… J’espère que vous ne doutez pas de ça. Je suis un invité en vos murs et j’ai l’intention de respecter les usages… Tant qu’ils ne heurtent pas mes valeurs. Et s’ils les heurtent… »
Il secoua la tête doucement, se fendit d’un sourire.
« J’imagine que je m’en irai. »
Il croisa les bras.
« Quelqu’un a-t-il rompu ce pacte, alors ? »
Il aurait aimé savoir ce qu’elle entendait par « payer » ce qu’ils prélevaient, également, mais chaque chose en son temps…

[Taliesin]

Le silence, quelques secondes. Puis un nouveau soupir.
-Non. Pas que je sache, en tout cas. Mais je ne suis pas omnisciente... C'était le Rôdeur qui s'occupait de préserver le pacte, avant sa mort. Après... Nous nous y sommes efforcés de notre mieux. Et je ne vois pas qui, parmi nous, pourrait vouloir briser cet équilibre. Nous avons une vie tranquille, plus tranquille qu'en bien des endroits. Plus riche, aussi, qu'il n'y paraît de prime abord. De plus, nous n'obligeons personne à rester, à partager notre mode de vie par contrainte... Il n'y a pas d'ambitieux, au village. Sinon, cela se verrait vite, et leurs offenses potentielles contre la nature ne resteraient pas longtemps secrètes... Non, vraiment, je ne vois pas qui aurait pu briser le pacte.

[Galathée]

« Il est aussi possible que la nature ait décidé d’enfreindre le pacte de son côté, je suppose. » fit Albérich, songeur.
Il se resservit de thé, tendit le pain à Ada, et se leva pour rajouter une bûche dans le feu.
« L’un dans l’autre, j’imagine qu’il vous faudra investiguer cette situation. Sachez que si je peux vous être d’une quelconque utilité… »
Il eut une légère grimace.
« Bien évidemment, je suis un citadin pur jus et je n’entends rien à ce vaste monde sauvage qui nous entoure… Je ne sais pas comment vous avez pu entrer en contact et négocier avec un principe comme la nature… Mais peu importe. Si je peux aider, j’aiderai. »

[Taliesin]

-Vous pouvez nous aider, répondit Ada sans la moindre hésitation, cette fois. Vous êtes un étranger et, en l'occurrence, c'est un atout précieux. A vivre toujours au même endroit, parmi les mêmes gens, on a tendance... à ne plus voir les choses. On les connaît tellement par cœur qu'on ne les regarde plus vraiment, comme ces pièces où l'on est entré cent fois, mille fois, où le décor nous est si familier qu'on peut y évoluer les yeux fermés. On notera peut-être un grand changement... et encore. Mais les petites modifications discrètes... On risque fort de passer à côté. Avec votre regard neuf, vous... pourriez noter certaines choses qui nous sont invisibles. Et puis... Vottre métier vous a appris à jauger les gens... Là encore, cela pourrait être utile...
Elle lui sourit tristement.
-Pensez tout de même à vous préserver, Albérich. Vous avez besoin de vous reconstruire, et je suis désolé que vous arriviez à un moment où des nuages s'accumulent au-dessus de Combeloup. Ce qui est d'ordinaire un havre pourrait bien vous causer de nouveaux tourments. Je sais que s'impliquer peut être une bonne chose... Il ne faut juste pas s'oublier soi-même, oublier son propre intérêt. Mais je vous fais confiance. Pour ça et pour le reste. En tout cas, si vous vouliez... partir, échapper à ce qui se dessine... personne ne songerait à vous juger. Jamais.

[Galathée]

« Ada. J’ai besoin de retrouver un sens à ma vie. Vous le savez. Je m’en suis ouvert à vous comme je ne l’avais jamais fait avec personne, même si vous l’avez fait pour que je m’avoue les choses à moi-même. Laissez-moi vous aider. Je suis fragile, je ne l’ignore pas, mais je ne peux pas déconstruire le passé sans avoir au moins un fil à suivre dans le futur… Sans vouloir présumer de ce qui menace votre communauté… Pouvoir m’impliquer est une chance pour moi, une chance réelle. Et votre confiance m’honore. Je ferai ce que je pourrai. »
Il hésita, se rassit.
« Mais je devrai sans doute vous poser mille questions difficiles et peut-être peu diplomatiques. Je sais que vous aimez les Combelupins. Je ne voudrais pas vous mettre en difficulté. »

[Taliesin]

-Posez toutes les questions que vous voudrez, je ne m'en offusquerai pas... Au pire, je vous dirai franchement si je ne peux, ou ne veux vous répondre, et vous saurez à quoi vous en tenir... Mais je ne pense pas que ça arrivera souvent...
Elle sourit.
-Et rassurez-vous : je n'ai certainement pas l'intention de refuser votre aide si vous la proposez. Toutes les volontés sont les bienvenues... S'en priver serait irresponsable.

[Galathée]

Elisa dormait toujours. Malgré sa mine tirée, Ada avait du répondant. Le Luménien décida de ne pas tergiverser. Il ne savait pas exactement dans quoi il s'engageait, mais il avait déjà des questions à poser. Peut-être n’avaient-elles rien à voir avec ce qui les occupait, mais elles le turlupinaient.
« Plusieurs personnes, hier, on fait référence à un sinistre anniversaire. J’ai vu la mine des habitants du donjon. Le plus jeune fils du baron a-t-il disparu il y a un an, dans des conditions similaires ? »

[Taliesin]

-"Si j'étais superstitieux, j'y verrai un signe", n'est ce pas ?
Elle reposa sa tranche de pain à demi grignotée.
-Oui, le jeune Tristan a disparu un an jour pour jour après les incidents d'hier, alors que les brumes étaient descendues des montagnes... Mais on n'a jamais retrouvé son corps, ni même la moindre trace de sang. Juste le désert blanc, vierge, figé dans le petit matin clair. On a cherché, pourtant, vous pouvez me croire. Sans succès.

[Galathée]

Albérich opina lentement du chef.
« C’était bien ce que j’imaginais… Je comprends l’émotion du baron, de sa fille… Pourtant… »
Il fronça les sourcils, un peu hésitant.
« Est-ce que… est-ce que cette disparition… ne pourrait pas être considérée comme un manquement au pacte ? Je veux dire… Je ne sais pas ce que vous avez convenu… Mais si la nature, la brume, a enlevé un enfant… N’était-elle pas sensée se garder de vous faire du mal ? Vous me direz sans doute que le petit garçon s’est perdu, que personne n’est responsable, mais… Que s’est-il passé, au juste ? »

[Taliesin]

-Tristant était descendu au village, comme il le faisait souvent, pour jouer avec les autres enfants. Pour aller voir Bastien qui était malade, aussi. Le baron a toujours refusé de tenir son fils à l'écart, jugeait important qu'il connaisse ceux dont il aurait... la responsabilité, dirons-nous. Qu'il partage leurs jeux et leur vie, autant que possible... Il a tenu à le laisser libre même après la mort de son aîné. Le soir venu, le gosse a reprit la direction du château. La nuit était tombée, les brumes menaçaient, et il s'est hâté... D'ordinaire, Bastien l'aurait accompagné, mais il était cloué au lit par une mauvaise grippe. Et personne ne s'est inquiété : tous les enfants de Combeloup connaissent les sentes par cœur, savent se débrouiller... Mais Tristan n'a pas reparu au château. Sire Eudes a envoyé des hommes au village, pensant que son fils avait simplement oublié l'heure. Ne l'ayant pas trouvé, ils ont fait plusieurs fois le trajet, en vain... Les brumes étaient épaisses, la tempête s'est déchaînée... Ils ont continué leurs recherches aussi longtemps que possible, mais il leur a fallu finalement rentrer. Ils espéraient que le garçon s'était mis à couvert : il y a des caches un peu partout, dans les environs, avec du bois... Au matin... Ils ont repris leurs recherches... En vain, comme je vous l'ai dit.
Ada secoua la tête.
-Certains des habitants du bourg... et beaucoup de résidents du donjon ont pensé à une rupture du pacte, oui. Mais il n'y avait aucune preuve. Et, par la suite, nous n'avons eu à déplorer aucun autre incident. Pas de loups, pas de bétail tué, pas de disparitions. Rien. Si la nature était contre nous, elle n'aurait aucun mal à nous balayer. Ce n'est pas avec nos maigres forces que nous pourrions l'en empêcher. Alors, pourquoi s'en serait-elle pris juste à lui ? Cela n'aurait pas de sens...

[Galathée]

« La coïncidence est quand même énorme… » fit Albérich, songeur.
Il se tut quelques instants, guettant les bruits du dehors, de la chambre où reposaient Elisa et Bastien. Il songea à ces loups qui étaient venus tourner autour du cottage à la nuit, comme s’ils cherchaient le gosse qu’ils n’avaient pu attraper la première fois.
« Ada, comment avez-vous fait ce pacte ? Avez-vous une sorte… d’interlocuteur ? Qu’est-ce qui a été décidé, défini, au juste ? Comment « payez »-vous ce que vous prenez à la montagne ? »

[Taliesin]

-Nous ne les payons pas avec des vies humaines, en tout cas... répondit-elle tout net en le regardant droit dans les yeux. Lorsque le Rôdeur était en vie, c'était lui qui s'occupait de cet aspect du Pacte. Quand une espèce avait tendance à trop se multipliait, il chassait certains de ses représentants. Quant un prédateur était trop audacieux, il l'éliminait. Quand les essences rares étaient menacées, il les protégeait... Il faisait ce que font ses pairs, en somme. Après sa mort, tout est devenu plus difficile, mais nous avons fait de notre mieux : nous prenons surtout du bois mort, pour nos besoins. Et quand il faut couper des arbres, nous veillons à replanter. Nous ne chassons pas... Bastien... Nous pensions que Bastien pourrait prendre la place du rôdeur. Il avait une sensibilité, pour les choses de la nature. Et le fait qu'il se soit trouvé un familier... C'était un signe.
Elle grimaça.
-Et nous avons un interlocuteur, oui. Une sorte d'esprit. Si nous voulons le contacter, nous envoyons quelqu'un dans l'un des cercles de pierres levées qui se trouvent sur les hauteurs... Quand il veut nous contacter, il se rend à l'ancien temple de Lathandre... Vous n'aurez pas manqué de remarquer que la nature y reprend peu à peu ses droits. C'est pour lui une espèce d'ambassade, comme le cercle de pierres l'est pour nous...

[Galathée]

« J’imagine que c’est la première étape, dans ce cas. Aller parler à l’esprit. » murmura Albérich. « Ada, vous avez l’air de penser que cet épisode tragique marque le début de bouleversements profonds pour le village. Mais n’est-il pas possible qu’il s’agisse là plutôt d’un écart de conduite circonscrit ? Peut-être l’esprit n’a-t-il pas pu maîtriser toutes ces ouailles, comme le chef d’un village ne peut garantir que l’un de ses administrés ne commet pas de crimes dans l’ombre… Peut-être les choses rentreront-elles dans l’ordre rapidement, et sans réelles retombées pour l’ensemble de la communauté… Ou bien avez-vous d’autres éléments qui vous font craindre une annulation plus définitive du pacte ? »

[Taliesin]

La vieille femme secoua la tête.
-Je ne sais pas. Je n'ai pas d'éléments. Peut-être que je cède tout simplement à un travers bien commun, que j'essaie de donner du sens à ce qui n'en a pas, de voir des intentionnalités là où il n'y a que que le hasard. Je suis troublée par les coïncidences : la concordance des dates, la mort d'Eloi, les loups qui s'acharnent alors que leur proie leur a échappé... Peut-être n'y a-t-il rien derrière tout cela, oui...
Elle soupira.
-Mais je me rendrai au cercle de pierre. L'esprit n'est pas à notre disposition, ne répond pas à chaque fois, mais... Il faut tout de même essayer.

[Galathée]

Albérich acquiesça. Il était bien d'accord qu'il y avait là plusieurs coïncidences troublantes. Mais il décida de ne pas insister plus avant. Ada était fatiguée et le jour venait à peine de se lever. Ils ne résoudraient pas cette énigme en deux heures, sur un coin de table.
« Je vous accompagnerai, si vous le désirez. Même si les soldats du baron seraient sans doute des acolytes plus indiqués, dans les circonstances. »
Il se leva.
« Qu’imaginez-vous pour les heures à venir ? J’imagine que le grand-père de Bastien sera heureux de récupérer son petit-fils… Mais si vous pensez que les loups le cherchent encore, il est sans doute plus en sécurité derrière des murs épais… »

[Taliesin]

-C'est une question difficile... Vos murs sont épais, mais la demeure est isolée. Au village, les maisons ne sont pas des forteresses, mais il y a les voisins... Nous en discuterons avec César, quand il viendra. Il ne devrait plus tarder.
Elle se coupa une nouvelle tranche de pain.
-Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous m'accompagniez : après tout, dans les faits, vous faites partie de notre communauté. Et puis, vous savez, les gens du château ne sont pas très à l'aise avec les forces de la nature. Ils restent fidèles à Lathandre, alors que le reste d'entre nous ne se tourne plus vers lui depuis des lustres... Le baron nous accorderait ses hommes, si on lui demandait, mais je pense que... Faire appel à Hodor, le forgeron, serait par exemple plus aisé.

[Galathée]

Albérich acquiesça.
« Très bien, vous êtes la meilleure juge. Mais je ne parle ni l’ours, ni le chêne, je vous préviens. » dit-il avec un calme sourire. « Je vais aller jeter un œil sur nos endormis. Il faudrait que nous donnions quelque chose de plus consistant à Bastien, mais je sais qu’en la matière, vos recettes font des miracles. Ensuite, comme vous l’avez dit, nous aviserons. »
Il quitta ensuite la pièce pour regagner la petite chambre où reposaient les enfants.

[Taliesin]

Ils dormaient encore tous les deux. Cependant, aussi discret que fut Albérich, le plancher le trahit, et Elisa se redressa en sursaut. Elle ouvrit les yeux, regarda autour d'elle, un peu perdue... puis les brumes du sommeil commencèrent à se déchirer.
-Contrairement à ce que vous pourriez croire, j'ai veillé toute la nuit sans jamais m'assoupir ! fit-elle avec une mauvaise foi aussi éhontée que feinte. Ah, et... bonjour, messire.

[Galathée]

« Bonjour à vous, Elisa. Le petit déjeuner des braves est servi. »
Il traversa la pièce pour venir au chevet de Bastien, prit son pouls et sa température, du plat de la main. Le cœur était régulier et il avait retrouvé une saine chaleur. Il était cependant impossible de savoir dans combien de temps il reprendrait connaissance.
« Quand nous serons prêts, nous recommencerons les soins de ses mains et de ses pieds. Ensuite… Ensuite, vous serez libre de faire ce que vous voulez. »

[Taliesin]

La jeune fille l'avait observé sans rien dire tandis qu'il procédait à ses examens. Cependant, une certaine tension l'avait gagnée à nouveau, comme elle attardait son regard sur le visage du petit garçon.
-Vous... vous pensez qu'il va se réveiller ? fit-elle sans donner l'impression de vouloir s'éloigner. Qu'il va se remettre de... Enfin, vous savez...

[Galathée]

« Il se réveillera et il se remettra, physiquement, c’est certain. Ada le pense, et je suis enclin à lui faire confiance en la matière. Maintenant, elle pense que la disparition de Belle pourrait grandement l’affecter… Dans le domaine, je n’y entends rien. »
Il secoua la tête.
« Si nous en venions à éprouver des difficultés, rien ne nous empêche d’aller trouver un clerc. Avec le coup de pouce que vous lui avez donné hier, il ne nous lâchera plus de manière inopinée. Nous pouvons examiner la situation et agir en fonction, au mieux. »

[Taliesin]

La jeune fille acquiesça lentement, jeta un nouveau regard à l'enfant, puis se leva. Sans rien dire, elle quitta la pièce, manifestement à contrecœur, et Albérich l'entendit gagner la cuisine. Ada l'accueillit par une exclamation joyeuse, avant que ne s'ensuive une conversation à mi-voix. Manifestement, la vieille halfeline allait rester un moment à discuter avec la future châtelaine, et si l'ancien clerc voulait commencer les soins, il devrait le faire seul.

[Galathée]

Lorsqu’Elisa s’éclipsa, Albérich se demanda ce que cette sollicitude extrême cachait. Il était possible que les deux enfants aient été bons camarades, qu’elle se soit donné la mission de protéger l’ami rescapé de son frère, qu’il s’agisse d’un exorcisme de ce qu’elle n’avait pas pu faire avec Tristan. Difficile de dire.
Pourquoi cherches-tu des explications complexes à des choses naturelles ?
Il chassa ses interrogations, s’étonnant à nouveau de cette tendance soupçonneuse, scrutatrice, qui semblait avoir pris racine en lui-même, et prit le bocal d’onguent qui se trouvait sur la table basse. Ada avait également préparé des bandes pour remplacer celles qui étaient souillées, et il se mit à l’ouvrage, en commençant par les mains de l’enfant endormi.

[Taliesin]

Ses doigts et ses orteils n'avaient pas exactement bonne mine, et l'on aurait aimé leur voir un autre aspect. Pourtant, par rapport à la veille, le progrès était indéniable, et il y avait de fortes chances que le petit garçon s'en sorte sans séquelles, à ce niveau-là. Le baume d'Ada faisait des miracles, comme en avait fait le sort d'Elisa.
Albérich était en train de lui bander le pied gauche lorsqu'il perçut un infime mouvement chez son patient. Relevant la tête, il constata qu'il avait ouvert les yeux.

[Galathée]

L’ancien clerc ne s’était pas attendu à ce que Bastien reprenne connaissance aussi rapidement, vu son état limite quelques heures plus tôt. Cependant, il y a avait de la lumière dans ce regard, même s’il était troublé. Le sortilège qu’avait lancé Elisa était plus puissant qu’il ne l’avait cru. L’adolescente avait bien des ressources.
« Bonjour mon garçon. » fit doucement Albérich. « Tout va bien, tu es en sécurité désormais. »
Il esquissa un sourire qu’il espérait rassurant.
« Est-ce que tu comprends ce que je dis ? Comment te sens-tu ? »

[Taliesin]

Le petit garçon ne répondit pas, et Albérich ne put ni savoir s'il l'avait compris, ni même déterminer s'il l'avait simplement entendu. Son regard était vivant, certes... mais étrangement immobile. Il fixait le vide, sans presque ciller, et son visage demeurait désagréablement inexpressif. La tête appuyée sur ses oreillers, il n'esquissa plus le moindre mouvement, n'émit pas le moindre son.

[Galathée]

Albérich recula de quelques pas, justqu’à se retrouver dans l’embrasure de la porte. Il se tourna vers le couloir.
« Ada ! Ada, venez par ici ! » fit-il d’une voix forte.
Il regagna ensuite le chevet de l’enfant et s’assit près de lui, sur le lit. Bastien était complètement absent. Si c’était ce que redoutait la halfeline, en parlant de l’impact qu’aurait la disparition de Belle, c’était bien pire que ce qu’Albérich avait imaginé. Il n’avait jamais entendu parler de rôdeurs qui auraient perdu l’esprit après le décès de leur compagnon. Mais en réalité, il ne connaissait pour ainsi dire aucun rôdeur, sinon des âmes entrevues à une occasion ou l’autre. Peut-être la vieille femme aurait-elle une idée de ce qu’il convenait de faire. Cela pouvait n’être qu’un choc psychologique, bien sûr. Il pouvait n’avoir besoin que de temps. Mais le Luménien savait que les causes de son mutisme pouvaient tout aussi bien dépasser les pouvoirs cicatrisants de la vie qui continue.

[Taliesin]

Quelques instants plus tard, Ada faisait son apparition, Elisa dans son ombre. Mais il ne fallut qu'un bref regard à la vieille halfeline pour jauger la situation et, d'un geste, interdire à l'adolescente de la suivre plus avant.
-Retournez dans la cuisine, dit elle d'une voix douce et ferme à la fois. Je viendrais vous voir dans quelques minutes.
-Mais...
-Elisa.
La jeune fille, blanche comme un linge, déglutit et se détourna brusquement. Albérich entendit ses pas presser faire gémir le plancher, tandis qu'Ada gagnait le lit et se penchait sur l'enfant.
-Tout ça pour ça... lâcha-t-elle dans un murmure rauque.