La Couronne de Cuivre

Sans avoir connaissance de l'existence du fantôme ni de ce qu'il avait raconter, suivre le fil des pensées de la demoiselle n'était guère aisé. Mais ses préoccupations étaient compréhensibles.

« Je ne sais pas. Je crois que… tu n'avais pas beaucoup d'attaches, là-bas. Je ne pense pas que beaucoup de monde s'y inquiète pour toi… mais je… »

Il hésita un instant. Mais cette phrase devait être achevée.

« Je sais qu'il y avait au moins une personne, même si elle n'était pas de Melandis, qui t'attendait et s'inquiétait pour toi. »

Pour cette fois, le regard du tieffelin était assez éloquent quant à ses sentiments.

La réponse d'Elzen, ou du moins le début de sa réponse, sembla décevoir la tieffeline. Augustin lui avait dit que jamais il ne lui mentirait, mais elle s'était surprise à espérer le contraire après leur dernière conversation.

Puis c'est une expression indéchiffrable qui remplaça la déception sur son visage alors qu'elle observait Elzen avec de grands yeux tout en se demandant si elle l'imaginait ou si le tieffelin était en train de parler de lui. Dans tous les cas, cette déclaration avait eu son petit effet puisque Chance ressentit soudain une bouffée de chaleur dans tout le corps. L'envie de détourner les yeux était tentante mais elle soutint bravement son regard et s'entendit demander d'une voix qu'elle aurait espéré plus ferme :

- Qui ?

Ce fut le regard du tieffelin qui se détourna presque aussitôt, et le rouge qui colorait maintenant ses joues était assurément une réponse suffisante. Il chercha des yeux le papier abandonné un peu plus tôt avant de déclarer presque timidement :

« Celui qui t'a écrit cette lettre… »

Si elle avait pu avoir quelques doutes sur l'identité de cette mystérieuse personne, le regard fuyant d'Elzen avait fini de la mettre sur la piste.

- Oh alors je me demande pourquoi celui qui m'a écrit cette lettre n'en a fait aucune mention jusque là.

Elle lui sourit et sembla même amusée par sa réaction.

- Et je me demande aussi ce qu'elle raconte, cette lettre.

Autant pour ses intentions d'attendre que la jeune femme fasse le premier pas, sans doute ; mais à en juger par sa réaction, celle-ci n'était pas mécontente de la nouvelle. Au contraire, cela semblait bien lui avoir redonné le sourire qui manquait sur son visage, ce dont le barde était fort aise. Peut-être aurait-il mieux fait de commencer par là… mais maintenant que l'on y était, il n'y avait rien de mieux à faire que de continuer.

« Rien que des bêtises… »

Elzen parvint à ramener vers Chance un sourire espiègle et un regard amusé.

« Tu voulais que je te la lise, je crois ? »

Mais Elzen put remarquer que, même si l'attention de Chance était toujours rivée sur lui, elle ne semblait plus vraiment l'écouter. Son sourire s'estompa lentement, laissant place à une expression indéchiffrable. Mais rien ne laissait prévoir ce qui suivit, sauf peut-être le feu qui couvait dans ses yeux à cet instant. Elle se pencha vers lui, comme mue par une impulsion incontrôlable, et posa ses lèvres sur celles du tieffelin. Un florilège d'images traversa l'esprit de Chance pendant ce bref contact, trop rapide cependant pour qu'elle en saisisse réellement la portée. Elle rompit le contact après un temps qui lui parut infiniment long et court à la fois, s'écartant du tieffelin mais pas suffisamment pour que leurs regards se croisent. Puis elle recommença et pressa à nouveau ses lèvres contre les siennes, les entrouvrant légèrement. Le baiser, cette fois, était plus ferme, plus brûlant aussi. Elle posa une main, glacée elle, sur sa joue et la laissa glisser dans ses cheveux, jusqu'à sa nuque, où elle exerça une légère pression l'incitant à ne pas rompre ce contact.

Eh bien, voilà qui était plutôt spontané, et assez plaisant. Le tieffelin n'avait là que l'occasion de constater une fois de plus que le contact de la demoiselle le mettait beaucoup moins mal à l'aise que celui de n'importe quelle autre personne. Cela tranchait du tout au tout avec ce qu'il avait ressenti face à l'humaine venue le voir un moment plus tôt, à l'armée. Mais c'était là le genre de choses qu'il pourrait se dire plus tard, en repensant à la scène, car, curieusement, dans l'instant présent, ce genre de considérations était à des milliers de lieues de son esprit. Voire davantage.

La lettre dont il avait parlé un instant à peine plus tôt s'était elle aussi totalement envolée. Il l'aurait lu si elle le lui avait demandé, mais ce n'était pas exactement sa préoccupation première, et ce n'était sans doute pas vraiment le meilleur moyen de lui faire une déclaration en règle. Laquelle était manifestement totalement inutile : ses réactions avaient pour une fois parlé pour lui, et celles de sa camarade – terme neutre qui commençait à être de moins en moins adapté – bien davantage encore. Ça également, il n'était plus en mesure d'y réfléchir.

Ce à quoi il pensait, actuellement, c'était à poser sa main sur celle de la tieffeline, puis à venir passer ses bras – à lui – autour d'elle pour la serrer contre lui lorsque celle-ci – la main – s'aventura sur sa nuque. Et, bien sûr, à ne surtout pas interrompre cet élan en prolongeant autant que cela serait possible le baiser. À vrai dire, il ne pensait même plus vraiment. Il agissait par réflexes, et tout son être était concentré sur le fait de profiter au maximum de l'instant présent.

Le tieffelin n'avait pas tardé à répondre au baiser, ce qui encouragea Chance à poursuivre. Lorsqu'elle sentit ses bras se refermer autour d'elle, elle se rapprocha davantage, pressant son corps contre le sien. Il ne manquerait sans doute pas de sentir à quel point la tieffeline irradiait -littéralement- de chaleur, comme si la demoiselle était en proie à une très forte fièvre. Mais le baiser se poursuivit, se fit plus insistant, plus passionné. Le flot d'images qui lui avait traversé la tête s'était brusquement évanoui, ne restait plus que le contact de ses lèvres sur les siennes, de ses mains sur son corps, et elle laissa ses propres mains explorer la chevelure du tieffelin, caressant tendrement sa nuque.

Ils furent cependant contraints de rompre leur baiser pour éviter de mourir d'asphyxie et Chance en profita pour prendre un peu plus de distance, retrouvant sa position initiale. Son coeur battait à tout rompre et le tambour dans sa tête était revenu. Elle se sentait fébrile, un peu délirante même. Les pupilles de ses yeux étaient dilatées, si bien que leurs iris n'étaient plus qu'un mince anneau d'or autour de celles-ci. Elle fixait Elzen avec un mélange d'hésitation et de désir latent, comme si elle ne savait pas très bien si elle allait s'arrêter là ou lui sauter dessus une deuxième fois. C'est finalement cette première option qui l'emporta, et la tieffeline, la respira saccadée, passa sa langue sur ses lèvres, heureuse qu'elles soient encore imprégnées du goût de ses lèvres à lui.

Elle ne rompit pas le silence qui, par ailleurs, ne semblait pas la gêner. Qu'aurait-elle pu lui dire de toute façon. Je suis désolée ? Elle ne l'était pas, ne pouvait pas l'être.

Des coups furent portés contre le battant de la porte d'en bas provoquant un brusque remue-ménage parmi les habitants de la maisonnée. Un cri de stupeur se fit entendre puis une femme parla. Sa voix n'avait rien à voir avec l'occupante du lieu. Ils n'entendirent pas tout mais visiblement, elle demandait de l'aide. Les occupants de lieu se portèrent au dehors. Et il n'y eut plus un bruit.

Puis un hurlement déchira le silence. La nouvelle arrivée suppliait à présent, appelait quelqu'un d'autre. Une personne qui visiblement ne répondait pas, ou compte tenu du cri ne répondrait plus jamais. Un silence pesant s'installa, entrecoupé de sanglots.

Allons bon… certaines choses n'étaient malheureusement pas faites pour durer. Elzen se redressa à contrecœur.

« Reste là. Je vais voir ce qui se passe. »

Il lui fallu un gros effort de volonté pour parvenir à s'éloigner de sa belle… hélas, il le fallait. Mais il ne put s'empêcher de lui adresser un nouveau sourire complice.

« On dirait que quelqu'un d'autre va peut-être avoir besoin d'occuper ton lit… tu devrais te préparer à venir partager le mien, au cas où. »

Il sortit de la pièce pour descendre voir ce qui se passait, s'efforçant pour l'instant de rester hors de vue – si sa présence n'était pas strictement indispensable, il aimait autant que l'on fasse comme s'il n'avait pas été là.

Elle mit quelques secondes avant de comprendre qu'il se passait quelque chose en bas, son cerveau semblait fonctionner au ralenti ; d'ailleurs, elle ne réagit pas immédiatement quand Elzen s'éloigna et quitta la pièce. Que lui avait-il dit ? " Reste ici " ? A croire qu'il suffisait d'embrasser quelqu'un pour qu'il se sente autorisé à vous donner des ordres.

Chance ne tarda donc pas à le rejoindre et passa même devant lui lorsqu'elle surgit dans la cuisine de la maisonnée.

Une femme était assise à la table de la cuisine. Les vêtements crasseux, recouverts de sang et de terre. Les cheveux longs d'un roux presque carotte. Ses yeux trahissaient un sérieux état de choc. Quand les deux tieffelins approchèrent, elle parla doucement.

"Je ne sais pas comment je l'ai traînée jusqu'ici. Je n'ai plus de sorts de soin pour la guérir. Peut-être connaissez-vous un prêtre qui pourrait ...
- Elle est partie. Je vous l'ai déjà dit ..., lui dit doucement la maîtresse de maison, désolée et lasse, vous ne pouvez plus rien faire."

La nouvelle arrivante dodelina quelques instants de la tête.

"Il faut qu'elle vive. J'ai promis que nous rentrerions toutes les quatre ... J'ai perdu deux de mes sœurs dans la bataille. Savez-vous où nous sommes ?"

Chance, bien évidemment, n'en avait fait qu'à sa tête. Elzen était heureux, bien sûr – heureux de l'avoir encore auprès de lui, de pouvoir s'assurer de son état. Mais d'un autre côté, la situation – sa faiblesse, sa bizarre réaction en voyant l'enfant, et puis le fait, aussi, la nouvelle venue le rappelait, que la guerre était toute proche –, était loin de le rassurer, et il n'était pas sûr qu'il soit raisonnable de laisser une demoiselle qui n'était pas exactement une force de la nature aller ainsi au devant de l'inconnu… mais après tout, elle était faite ainsi, non ? Serait-il tombé amoureux si elle avait été un peu plus raisonnable ?

Ce fut donc avec une certaine préoccupation, mais par ailleurs avec un sourire aux lèvres, qu'il la vit ne pas suivre son conseil – qui n'avait rien d'un ordre. Sourire qu'i s'effaça aussitôt que la situation s'imposa de nouveau. Le barde était capable de lancer quelques sorts de soin, mais il était loin de pouvoir ramener les morts à la vie – il ne l'avait que trop durement expérimenté auparavant. Il s'approcha, silencieux, ne sachant trop que faire, ni que répondre. À vrai dire, il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait, si ce n'était que c'était dans un endroit plutôt charmant et assez loin de tout. Pouvait-il seulement se rendre utile ?

Chance regretta aussitôt de s'être ainsi précipitée, prenant conscience que sa présence était, une fois de plus, bien superflue. L'arrivée de la jeune femme ramena cependant la tieffeline à la réalité, lui rappelant que la guerre sévissait non loin d'eux et que l'impression de sécurité qu'elle avait ressenti jusque là était complètement factice ; le bourdonnement dans sa tête faiblit suffisamment pour qu'elle puisse réfléchir plus clairement.

- Vous n'avez pas parlé d'un prêtre de Chauntéa vivant près d'ici ? hasarda t-elle.

La femme se tourna d'un bloc vers elle. Ses yeux d'un bleu vif vinrent se poser sur elle.

"Cela ne servira à rien, répondit la maîtresse de maison, la pauvre fille est morte et depuis quelques jours. Tout ce que nous pouvons lui offrir est une sépulture."

La sœur de la défunte hocha la tête avant de se lever.

"Auriez-vous une pelle ou une pioche ?"

Son timbre était froid, tranchant, autoritaire. Empli de colère et de chagrin mêlés.

"Ces mélandiens ... J'aimerais les tuer tous jusqu'au dernier."

Elzen n'était pas mélandien, et sa… sa compagne, puisque cela semblait être désormais le mot, semblait plus ou moins en train de rompre le peu de relations qui lui restait avec la ville. Néanmoins, pour ce qu'il savait des guerres, le tieffelin était loin d'être persuadé qu'un bord était meilleur que l'autre. Il s'efforça d'intervenir, d'un ton aussi amical et réconfortant que possible.

« La plupart des mélandiens ne sont sans doute que des pions pas vraiment en état de décider de ce qu'ils doivent faire : c'est leur empereur qu'il faudrait atteindre pour la venger. Et je doute que ce soit à la portée de l'un d'entre nous… »

Il avait été bien placé pour voir que les manostiens ne faisaient pas davantage de cadeaux. Certains de ses camarades dans l'armée avaient d'ailleurs l'air de considérer que c'était Manost qui avait déclenché les hostilités. Mais à vrai dire, il s'en fichait assez, et comprenait qu'il soit plus dur d'avoir ce genre de réflexions alors que l'on venait de perdre un proche.

« Je vais vous aider à creuser. »

Il aurait aimé s'enfermer quelque part avec Chance, loin de tous ces ennuis ; mais puisqu'ils s'étaient montrés, il était trop tard pour ça. Bientôt, cependant, ils lèveraient les voiles tous les deux, et prendraient alors bien garde à rester à l'écart de ce genre de choses.

Le regard perçant de la jeune femme la paralysa sur place et elle se mit à souhaiter être n'importe où ailleurs que dans cette pièce. Son malaise s'accentua à sa dernière phrase ; mélandienne, n'était-ce pas ce qu'elle était, en réalité ? Non, elle n'arrivait pas à se considérer comme étant mélandienne, d'abord parce qu'elle ne se souvenait même pas y avoir passé sa vie et ensuite parce qu'elle avait quitté cette ville il y a plusieurs semaines déjà. De plus, elle n'avait rien à voir avec l'armée.

- Je... Je vais vous aider moi aussi.

Elle espérait que cette initiative ferait taire le sentiment de culpabilité qu'elle commençait à ressentir, en plus de son horrible gêne. C'est stupide, ce n'est pas toi qui l'as tué, cette fille...

La jeune femme eut un sourire incertain avant de se lever.

"Elle est dehors. Je ne l'ai pas bougée."

Une autre femme était étendue dehors. Les mêmes cheveux roux. Le teint cireux. Un objet contondant avait enfoncé une partie de son crâne. Si elle n'était pas morte sur le coup, elle l'avait été peu après ...

"Son nom c'est Andréa. C'était ma sœur ainée."

Le plus âgé des gamins la rejoignit muni de deux pelles et d'une pioche. La jeune femme regarda autour d'elle, cherchant vraisemblablement le meilleur endroit pour que sa sœur puisse contempler l'éternité. Elle trouva le lieu idéal, au pied d'un bouleau. Sans attendre, elle commença à creuser.

Elzen s'approcha de sa compagne et lui parla doucement.

« Je ne suis pas sûr que tu sois suffisamment en forme pour… ce genre d'efforts. Je préférerais que tu te ménages… »

Il aurait bien ponctué la phrase en l'embrassant, mais ce n'était guère de circonstance. Aussi s'arma-t-il lui aussi et se mit en devoir de participer à l'ouverture de la terre, silencieusement. Plus tôt cette Andréa serait enterrée, mieux ce serait…

- Comme tu veux.

Encore une fois, elle était inutile et sa présence n'était pas souhaitée. Cette situation devenait pesante -elle n'avait pourtant pas l'impression d'être en sucre- mais elle obtempéra tout de même ; il y avait de toute façon pas assez de pelles et de pioches pour quatre, elle pourrait toujours invoquer cette excuse si cet élan de culpabilité aussi soudain qu'étrange refaisait surface. Elle resta donc sur le pas de la porte et les observa s'éloigner avec leur fardeau avant de finalement rentrer retrouver la chaleur de la maisonnée. Elle tremblait, de plus en plus, et pas de froid. Non, d'ailleurs elle avait horriblement chaud, une chaleur qu'elle avait mis sur le compte de ce baiser échangé avec Elzen, mais maintenant, elle n'en était plus si sûre...

Ils avaient creusé en silence durant un long moment, jusqu'à ce que le trou dépasse leurs chevilles. Il restait encore à creuser mais la terre était humide et caillouteuse. La jeune femme ne tarda pas à s'assoir, à bout de force, la tête dans ses mains.

Elle resta un long moment sans bouger puis remarqua les ampoules qui empoissaient déjà ses paumes. Elle les secoua d'un geste rageur, comme si elle espérait les en faire partir. Puis elle les essuya sur son pantalon, s'arrachant une nouvelle grimace. Elle attendit un peu avant de se relever. Le soir tombait autour d'eux, et avec lui, son désespoir.

Elzen avait fait de son mieux, mais cette terre n'était décidément pas des plus simples à remuer. Il fallait bien que l'endroit ait quelques problèmes… en s'y mettant à plusieurs, cependant, il y avait sans doute moyen de faire quelque chose de correct. Mais il s'agissait, pour l'instant, d'un enterrement, et non d'autre chose. Et il avait déjà pas mal trimé aujourd'hui, quoique le passage dans la chambre ait été particulièrement revigorant. Il s'obligea à continuer à creuser jusqu'à ce que la femme s'arrête ; puis, lorsqu'il cessa à son tour, s'éloigna quelque peu. Elle avait, sans doute, besoin d'être seule.

Lui en profita pour retourner auprès de Chance, qui ne semblait pas particulièrement dans son assiette. Ce qui ne manqua pas de l'inquiéter quand il s'en rendit compte. Il se hâta donc de parvenir jusqu' à la demoiselle, et s'approcha, prêt à l'accueillir entre ses bras.

« Est-ce que ça va ? »

Mais Chance ne s'y précipita pas et garda prudemment ses distances avec le tieffelin. Elle regardait autour d'elle, mal à l'aise. Elle avait une petite idée de ce qui lui arrivait et avait craint ce moment plus que tout. Pourtant, elle fit un énorme effort pour paraître normale, ce qui ne serait pas suffisant pour abuser Elzen mais qui pourrait peut-être abuser les autres membres de la maisonnée.

- Ce n'est rien, il faut juste que... je respire. Oui, voilà, je vais respirer, souffla t-elle au tieffelin. Tout ira bien. Pas le choix.

Et, doucement, l'angoisse s'insinua en elle. Tout basculait. Sa vie s'était pour l'instant résumé à dormir dans cette petite chambre à l'étage, de longues heures de sommeil ponctuées par les visites d'Elzen. Et maintenant il y avait cette femme, c'était comme si elle avait amené la guerre avec elle, la guerre et son lot de victimes. Elle revit la tête de cette pauvre fille, renfoncée sous le coup d'un objet contondant. Et ce sang qui suintait dans ses cheveux... Elle n'avait pas envie que cela lui arrive. Pourquoi avait-elle tant de peine à respirer ? Ses poumons lui semblaient si petits.

- Non, vraiment, tout va bien. Je veux dire... ce n'est pas grave, c'est... Je crois que je vais vomir.

Elle sortit précipitamment et, une seconde plus tard, elle se mit effectivement à vomir à deux pas de la porte d'entrée.

Bon. Une autre, sans doute, qui avait besoin d'être seule. Mais pour celle-la, ça lui était moins évident.
Elzen était sorti à sa suite, mais il était resté sur le pas de la porte – à distance prudente, autant qu'il était possible. Il déclara simplement.

« Si tu as besoin, je suis là. »

Et il resta là, en effet, c'est-à-dire pas trop loin, mais pas si prêt non plus, faisant de son mieux pour ne pas avoir lui-même la nausée.

Voilà, tout irait beaucoup mieux, on réfléchissait toujours plus clairement l'estomac vide. Enfin, peut-être. En tout cas sa respiration se calma, à défaut de ses tremblements. Elle resta un instant accroupie dans la pénombre, elle n'avait pas très envie de faire face à Elzen maintenant. Bon sang, il l'avait entendu vomir... Elle ne pourrait plus jamais lui faire face maintenant. Cette pensée la fit rire.

- J'ai déjà vécu cette scène...

« À quelques détails prêts, ça se pourrait bien, oui. »

Le tieffelin ne faisait, pour sa part, rien pour s'imposer, mais restait à l'écart, prêt à intervenir en cas de besoin, aussi bien qu'à s'éloigner si elle le lui demandait. Il ne pouvait pas vraiment jouer les étonné : il avait su à quoi s'attendre dès les premiers instants de sa première rencontre avec la demoiselle, avant qu'elle ne finisse par occuper dans son cœur la place qui était désormais la sienne. Sans doute aurait-il préféré que ce genre d'incident ne se produise pas dans de telles circonstances ; mais on faisait avec ce que l'on avait.
Elle, d'abord. Elle restait sa priorité. Ensuite, quand il serait sûr qu'elle allait mieux, ou au moins que sa présence ne serait d'aucune utilité, il s'occuperait des autres problèmes – leur situation, cette femme avec le cadavre, la guerre proche, tout le reste –, mais tout cela pouvait attendre. Pour l'instant, c'était elle qui comptait.

« Ça finira par passer. »

Mais ça risquait de prendre longtemps. Trop longtemps.

La tieffeline finit par se redresser mais demeura dans l'ombre.

- Tu sais, tout à l'heure, lorsque l'on s'est... Elle marqua une pause et se sentit soudain stupide de ne pas oser finir cette phrase. Je me suis souvenue de certaines choses. C'était flou, dans le désordre et en fait ça m'a plus perturbée qu'autre chose, mais je me suis souvenue. Des souvenirs à propos de notre rencontre, pour l'essentiel. Des souvenirs qui ressemblaient davantage à des rêves...

Sans doute se sentait-il inutile, mais sa présence d'Elzen apaisait Chance qui, tout en parlant, commençait à se calmer.

- J'espère que tu as raison et que ça finira par passer. C'est ce que je me répète pour éviter de céder à la panique. Je ne sais pas comment je gérais ça avant, sans doute mieux que maintenant j'imagine. Je devais y être... habituée.

Comment pouvait-on s'habituer à ça ? Elle ne le pourrait jamais, et ne le voulait pas.

La tieffeline réunit assez de courage pour s'approcher de lui, dévoilant un visage blafard mais néanmoins illuminé d'un tendre sourire.

- Hum... Je vais aller me mettre dans un coin en espérant que personne ne remarque ma tête de cadavre, mais... j'aimerais... Et voilà, encore une fois elle n'osait pas finir sa phrase, c'était agaçant. J'aimerais ne pas être seule cette nuit, j'aimerais... que tu sois là. Enfin, si tu veux, je veux dire... t'es pas obligé. Elle soupira. Je vais aller m'asseoir un peu, je serai dans le coin si tu as besoin de moi.

Mais elle doutait qu'on sollicite son aide pour enterrer d'autres cadavres, surtout dans son état. Elle attarda sa main sur le bras d'Elzen lorsqu'elle passa près de lui pour rentrer s'asseoir près de la cheminée.

Dehors, la jeune femme recommença à creuser. Cette fois, elle ne s'interrompit pas. L'un des gamins lui apporta une lanterne. Elle le remercia brièvement avant de reprendre son ouvrage. Elle creusa, creusa encore. Le bruit de la terre retournée semblait s'entendre loin dans le calme de la nuit qui s'installait.

Avec ou sans aide, elle continuerait encore et inlassablement. Jusqu'à ce que sa sœur repose en terre.

Habituée à gérer le manque, car cela semblait bien être ça ? Peut-être. Mais peut-être que sa « gestion » avait été simplement de prendre la dose suivante. Ce qui semblait assez délicat dans la situation présente, quand bien même ça aurait été souhaitable. Enfin, mieux valait ne pas évoquer ce sujet pour le moment.

« Je serai là. »

Il posa sa main sur celle de la tieffeline pendant qu'elle passait, la soutenant du regard.

« Tu me parleras de ces souvenirs. »

Il la suivit encore des yeux jusqu'à ce qu'elle soit installée à l'intérieur, puis se leva. Il était fatigué, et la perspective de passer la nuit aux côtés de sa belle, même si c'était pour devoir affronter son mauvais état, n'était pas pour l'inciter à veiller longuement. Mais cette femme était partie pour creuser seule toute la nuit. Ce n'était pas comme si c'était son affaire, après tout. Mais quelle image donnerait-il de lui s'il la laissait faire ?

Essayant de ne pas trop réfléchir, il prit de nouveau une pelle et retourna creuser. De toute façon, ses forces ne suffiraient pas à tenir encore des heures.

La jeune femme continua à creuser longtemps dans l'obscurité ouvrant dans la terre un trou plus noir que la nuit. Si Elzen se trouvait à ses cotés quand elle eut fini, elle ne le vit pas. Avec maintes précautions, elle attrapa sa soeur par les aiselles et la fit glisser dans la tombe ouverte. Elle la regarda un long moment puis effleura doucement sa joue.

"Dors Andréa. Bonne nuit soeurette. Dors tranquille. Maintenant, c'est à moi de prendre soin des autres."

Alors, sans s'interrompre, elle reboucha la fosse et revint vers la lumière de la maison, dans le monde des vivants.

La Couronne de Cuivre

[RP] Guerre des Plaines Brûlantes - armée mélandienne