La Couronne de Cuivre

Elbereth soupira.
" Vous étiez inconscient, délirant même. Ce qu'a raconté votre ami... Qu'auriez-vous espéré que nos braves fassent ? Qu'ils attendent ? Votre ami Calanon l'a dit lui-même : il n'est plus temps pour cela. Ils ne sont pas partis sans la moindre information : ils ont écouté le récit de l'elfe des bois, ils ont vu le corps de Trent, le matériel que transportait Verrarc... Vous les imaginez fonçant sans réfléchir au devant du danger..."
La porte s'ouvrit sur Kerun. Il tenait contre lui une Ombeline échevelée, qu'il dirigea vers le lit.
" Soignez-le." dit-il avant de retourner au dehors.
La jeune Ilmate dévisagea le blessé, les yeux agrandis de frayeur, tandis qu'Elbereth s'écartait, brusquement impassible.

Pris au dépourvu par cette irruption soudaine, par l'allure de l'Ilmate et par l'attitude de Kerun, Taliesin riva des yeux écarquillés sur la jeune humaine. Puis, subodorant une nouvelle catastrophe, il rassembla ce qui lui restait de courage. C'est à dire... pas grand chose.
-Que s'est-il passé ? demanda-t-il d'un ton hésitant. Des ennuis à l'extraction ?
Il n'avait pas envie de connaître la réponse. Cependant, il devait savoir.

" Nous... C'est juste..."
Elle jeta un regard inquiet sur Elbereth puis vers l'extérieur. Elle secoua la tête et se mit à incanter. Ses paroles s'enchaînaient rapidement, son stress était palpable dans chacune de ses inflexions, mais elle parvint au terme de son sortilège et Taliesin fut englobé de lumière bleue et dorée. Une petite partie du flux magique se concentra en une boule, en suspension au-dessus de sa poitrine, puis s'y dirigea doucement, effaçant instantanément la douleur. Elle lui sourit puis s'écarta du lit, lorgna à nouveau en direction de la guérisseuse elfe, puis sortit.

Le barde poussa un profond soupir de soulagement et, malgré l'angoisse, malgré l'urgence, il resta un moment immobile, silencieux, savourant simplement la disparition de la souffrance. Il aurait pu demeurer ainsi longtemps, très longtemps, mais, sachant qu'il n'en avait pas le droit, il finit par trouver la force de se redresser, de se relever complètement.
-Excusez-moi, Elbereth, je dois aller parler à Calanon. Mais ne craignez rien : nous ne prendrons plus aucune initiative.
L'instant suivant, il se dirigeait vers la porte. Peut-être Ombeline avait-elle simplement eu peur des elfes, peur de ce qu'ils pourraient lui faire s'ils apprenaient le rôle qu'on l'avait contrainte à jouer. Cependant, il penchait pour une autre expédition... Quoi qu'il en soit, il ne tarderait pas à en avoir le cœur net.

Kerun était à l'extérieur, Ombeline dans son ombre, et Taliesin vit immédiatement que l'elfe des bois était aux aguets. Il avait une épée à la main et quand Taliesin apparut, il lui adressa tout juste un signe de la tête.
" Bougeons..." fit-il.
Sans attendre de réaction de la part du barde, il s'engagea dans le sous-bois, la prêtresse sur les talons, et ne s'immobilisa qu'après plusieurs minutes de marche silencieuse.
" Je suis désolé, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu... dit-il en préambule. Mais je ne veux pas que tu sois victime des actes que j'ai posés en mon âme et conscience. Les elfes sont arrivés à l'extraction avant moi. Ils étaient passés par la conserverie et par la chaîne. Ils n'étaient pas très contents. J'ai essayé... j'ai essayé de les empêcher de tuer les gardes. Je sais, ce n'était pas très inspiré, et nous avions convenu de les laisser maîtres de la suite, mais... il y avait quelque chose dans ce qui brûlait en eux... qui m'a forcé à m'interposer."
Il toucha machinalement des doigts une déchirure dans son costume puis poussa un bref soupir.
" Je n'ai pas pu les sauver. J'ai juste eu le temps d'attraper Ombeline et... et voilà. Ils n'ont pas de raison de t'en vouloir, cependant."

Taliesin eut un geste d'impuissance. Avant que Trent et lui ne tombent entre les griffes de Verrarc, ils avaient eu la folie de croire que tout pourrait bien se passer, l'illusion de penser qu'ils seraient en mesure de garder un semblant de contrôle. Et depuis lors... Les choses allaient de mal en pis.
-Qu'est devenu Étienne ? demanda-t-il à contrecœur. Et qu'en est-il des soignantes et des malades que nous comptions transférer ?

Kerun secoua la tête.
" Ils ont emmené Etienne avec eux. De ce que j'ai compris, deux d'entre eux allaient vers l'hospice et les trois autres sont partis vers une des enclaves. Ils avaient l'air plutôt déterminés et le dénommé Jaeld est une fine lame. D'après ce que j'ai compris, avant que je ne devienne indésirable, il a des connaissances parmi les membres des autres races, je pense qu'il entendait aller les chercher avant de marcher sur les portes ou sur les logements..."
Il pinça les lèvres.
" Je pense que les elfes ne risquent rien, aucun... Par contre, comme je le craignais, leur fureur d'avoir été trompés est à la hauteur des crimes qui ont été commis... Je ne pense pas qu'ils ont l'intention d'épargner qui que ce soit... La question est de savoir, désormais, si nous leur prêtons main forte ou si nous les laissons... livrés à leurs instincts."

[color=#FFFFF66]-Ce se serait terminé comme ça de toute façon,[/color] finit-il par répondre, résigné.[color=#FFFFF66] Même si nous étions parvenus à capturer tous les séides de Maebryn, même si nous avions réussi à instaurer un semblant de procès, ils les auraient condamnés à mort. Et, je rechigne à le dire, mais... C'est sans doute la solution la plus... raisonnable. La plus pragmatique, du moins. Qu'auraient-ils fait de tant de prisonniers ? Peuvent-ils prendre le risque qu'un seul d'entre eux s'échappe ? Si une telle chose arrivait, ils seraient condamnés. J'espère seulement qu'ils ne tueront pas les esclaves qui sont des victimes, tout comme eux.[/color]
Il secoua sombrement la tête, écarta à nouveau les mains.
-Depuis le début, nous avions convenu que notre rôle était de leur dire la vérité, puis de les laisser choisir en leur âme et conscience. Ils ont choisi de se révolter, et nous devons nous en réjouir. Ils ont choisit la vengeance, et nous ne pouvons que le regretter. Car nous y opposer... Tu as raison, c'est impossible. Ils ne t'ont pas écouté tout à l'heure : pourquoi changeraient-ils d'avis ? Quant à moi... Ils ne m'écouteront pas davantage. Il y a seulement quelques minutes, j'ai supplié Elbereth de m'amener le gosse a qui j'ai parlé, lequel détenait des preuves sans le savoir. Elle n'a même pas daigné bouger le petit doigt. Pourquoi les autres agiraient-ils autrement ? Et... Même si j'avais l'opportunité de jouer les orateurs avant qu'il ne soit trop tard, même si je parvenais à en convaincre un grand nombre, par miracle... Mes efforts seraient immanquablement réduits à néant. Parce que j'ai déjà croisé quelqu'un qui sait ce que tu sais, Calanon. Il est donc probable qu'il y en ait d'autres.
Il chercha le regard du Luménien.
-Cela me fait mal de l'admettre, mais... Nous ne pouvons rien changer. Tout ce que nous gagnerons à prendre la défense des prisonniers, c'est d'être tués en même temps qu'eux. Alors, sachant cela, sachant aussi que je refuse de prendre part à un massacre aveugle... Je suis d'avis que nous partions.
Sa voix trahissait à quel point cela le rendait malade. Malheureusement, ses propos avaient été sincères : il ne voyait aucune autre solution.
[color=#FFFFF66]-Si tu es d'une opinion différente, je suis prêt à en discuter. Mais si tu partages la mienne... J'irai de ce pas prévenir Elbereth. Je lui transmettrai toutes les informations dont nous disposons encore sur Maebryn, sur l'antidote, toutes ces informations qu'ils ne prendront pas le temps d'arracher à leurs ennemis. Ainsi aurons-nous accompli notre tâche jusqu'au bout.[/color]

Taliesin vit immédiatement combien ses paroles affectaient Kerun. La tension sur son visage, le désarroi dans son regard, la fébrilité de ses gestes, tout concourrait à trahir les émotions contradictoires qui l'animaient.
" Par les dieux, souffla-t-il plusieurs fois. Et s'ils échouaient ? Et s'ils massacraient les esclaves ? Et s'ils... s'ils se battaient entre eux ?"
Il paraissait complètement éberlué.
" Etienne, nous devons au moins essayer de l'en sortir, non ?" demanda-t-il, mais ce n'était pas vraiment une question.
La blessure sur son épaule saignait et imprégnait doucement la toile renforcée de son costume de garde. Il s'écarta un moment, abandonnant la prêtresse et le barde dans les feuilles mortes. Il n'alla pas très loin, cependant, s'immobilisa à quelques mètres, et ferma les yeux, prenant de longues inspirations.

Le barde le laissa respirer un moment puis s'approcha assez pour pouvoir lui parler sans qu'il lui soit besoin d'élever la voix.
-Écoute... S'ils sont assez barbares pour tuer Étienne, ils le seront aussi pour nous tuer, nous, si nous tentons de le leur arracher. Nous pourrions les vaincre, certes, mais il nous faudrait alors les occire, et nous priverions du même coup les elfes de toute chance de succès.
Il se haïssait pour ses paroles, il se faisait l'impression d'être un immonde traître. Malheureusement, il devait penser à sa propre survie. Car il avait encore une mission à accomplir, à Melandis.
-Quant audit succès, reprit-il, C'est d'eux seuls qu'il dépend. S'ils agissent de manière irréfléchie au point de se mettre dans une situation désespérée, et je doute fort qu'ils en arrivent là, nous ne pourrions rien changer, à deux seulement. Et s'ils réussissent, comme tu le jugeais probable tout à l'heure, nous ne pourrons pas davantage les inciter à la clémence.
Il fit un nouveau pas en avant.
-Nous les avons aidés autant que nous l'avons pu, Calanon. Maintenant qu'ils ont pris les choses en main, ils ne laisseront personne les conseiller, leur suggérer une conduite. Alors partons avant d'être à notre tour des victimes. Une autre tâche nous appelle, ailleurs.

Kerun nicha un instant le visage dans sa main, tout en carrant les épaules. Cela ne dura qu'un instant, puis il se redressa.
" Bon. Ils ne sont sans doute pas encore arrivés aux portes principales. Nous devrons escalader l'enceinte ailleurs. J'imagine que s'ils craignent réellement ce qui hante ces bois, ce ne sera pas une mince affaire..."
Il revint en arrière, jusqu'à la prêtresse.
" Vous devez venir avec nous. Vous ne serez pas en sécurité ici."
Elle le dévisagea sans comprendre, puis leva la main comme pour le gifler, mais il lui bloqua le poignet avant qu'elle ne le touche.
" Il vous a sauvé la vie ! Vous étiez en train de crever sur cette table immonde ! Et vous n'allez même pas essayer de le sauver ?! Mais quel genre de monstre ingrat êtes-vous ?"
Les paroles de la jeune femme semblèrent atteindre Kerun exactement comme le coup qu'elle n'avait pu lui porter et il tourna un regard hanté vers le barde.

-Oh putain... jura Taliesin, à bout.
Il se mit à faire les sens pas, agité, puis vint se planter devant Ombeline.
-Bon, d'accord. On va voir ce qu'on peut faire pour lui. Mais ne vous attendez pas à des miracles : si la découverte de la vérité a rendu les elfes fous furieux, nous ne ferons pas le poids.
Il venait peut-être de signer leur arrêt de mort. Mais de toute façon, s'il n'avait pas agi ainsi, Kerun ne s'en serait sans doute pas remis. Et lui-même aurait eu bien du mal à se regarder encore dans une glace...
-Allez, conclut-il.[color=#FFFFF66] Ne perdons plus de temps.[/color]

" Non, fit alors Kerun. Non. J'irai moi. Toi... Tu as d'autres choses à faire, plus importantes... Il serait injuste que par ma faute, tu ne puisses venir en aide à ta compagne. C'est moi qui ai amené la Feuille Pourrie dans notre équipée, c'est moi qui ai été sauvé par l'Ilmate, c'est moi qui irai le chercher. Trouvons un endroit où franchir l'enceinte. Dès que vous serez de l'autre côté, je retournerai chercher Etienne. Si je ne suis pas de retour à l'aube... Vous partirez pour Melandis.
— Melandis ?" fit la jeune femme, d'une voix étranglée.
L'elfe des bois eut un sourire contraint.
" Nous sommes en plein coeur des terres mélandiennes, c'est un passage obligé, mais Belenn veillera sur vous. Allons-y, à présent, nous avons trois enceintes à franchir avant de quitter le domaine des elfes du soleil..."

Mais le barde ne bougea pas d'un pouce.
-Il est hors de question que les choses se passent ainsi, dit-il, posément cette fois.Si on se met à rechercher les responsabilités, Calanon, c'est ma faute si tu es venu en terres mélandiennes. Et encore, je passe sous silence mes autres motifs de culpabilisation... Bref, tu n'iras pas seul. Nous irons tous les trois. Je parlerai à Jaeld : au besoin, je négocierai la vie d’Étienne contre des informations, voire contre notre aide pour une opération bien précise, comme prendre le contrôle des portes, par exemple Mais il n'est pas impossible que nous nous rendions compte que, malgré leur furie, ils n'aient pas mis dans un même sac victimes et bourreaux...
Il regarda Kerun droit dans les yeux.
-Au fait, ma décision est irrévocable. Alors... Allons y !

Kerun parut sur le point de protester mais se ravisa.
" Je ne pense pas qu'Ombeline devrait venir avec nous. Nous avons la protection de notre race... Enfin, tu l'as en tout cas. Mais elle...
— Je veux venir avec vous."
L'elfe des bois s'était remis en route dans le sous-bois et Taliesin nota qu'il évitait le chemin principal menant à l'enceinte, comme s'il craignait d'y faire de mauvaises rencontres. Ils parvinrent assez rapidement à la sortie, Kerun se glissa jusqu'aux portes, grandes ouvertes, et jeta un oeil sur le pont-levis avant de leur faire signe de le suivre. Ils franchirent aisément le fossé rempli d'eau noire puis traversèrent le second rempart. Il y avait plusieurs corps sur le sol et Ombeline se rapprocha insensiblement de Taliesin. Avant qu'ils n'aient atteint le dernier cercle de troncs, le barde aperçut, dans la lueur des torches immuables, les silhouettes couchées de trois gardes et d'un homme qui devait être Verrarc. Le sol autour d'eux était sombre.

Le barde jeta un regard appuyé au cadavre de son bourreau. Une part de lui-même regrettait de n'avoir pu le tuer de sa main. Une autre, au contraire, pensait que c'était mieux ainsi, et c'est celle-là qu'il préféra écouter.
-Dommage que nous n'ayons pu le capturer vivant... commenta-t-il néanmoins. Il aurait pu nous révéler bien des choses, voire demander à ses hommes de se rendre... Enfin, ce qui est fait est fait.
Et, après avoir secoué la tête, il essaya de se concentrer uniquement sur leur actuel objectif et se remit en route.

" C'était lui ou toi, en l'occurrence... Nous en savions déjà beaucoup." fit Kerun en les redirigeant dans la forêt, une fois les dernières portes franchies.
Il s'immobilisa une fois dans le sous-bois.
" Nous devons prendre un pari sur l'endroit où ils ont emmené Etienne. Ombeline, je le répète, vous devriez rester dans les bois. Nous pouvons vous aider à trouver une cachette appropriée... Ils savent que vous êtes une Ilmate, que vous disposez de pouvoirs de soins qu'ils voudront exploiter... Belenn et moi-même aurons déjà fort à faire pour sauver Etienne sans devoir en plus voler à votre secours.
— Ma vie n'a pas d'importance. Mon dessein est de soulager toute souffrance. Je ne peux pas rester en arrière alors que vous pensez qu'un massacre va avoir lieu."

Il leva les yeux au ciel.
-Ombeline, vous le savez, ce massacre ne nous réjouit en rien. Mais comme je l'ai déjà dit, nous ne pourrons l'empêcher. De surcroît, n'oublions pas, non plus, que ceux qui vont mourir ont participé, directement et indirectement, à l'ignoble mise à mort de centaines, de milliers d'innocents, sans éprouver le moindre remord, sans y voir à redire. Vous avez été témoin de leurs crimes : mieux que quiconque, vous savez de quoi sont capables ces montres. Alors, même si nous déplorons l'option qu'ils ont choisie, gardons à l'esprit que les elfes sont les victimes, que leur révolte est légitime, que leur vengeance est compréhensible, quoique fort regrettable.
Il se tourna vers Kerun.
-Elle vient avec nous. Sinon - pardonnez-moi de le dire si franchement, Ombeline -, je crains qu'elle ne se mette dans une situation périlleuse sans que nous soyons là pour l'en tirer. De plus, je garde l'espoir que Jaeld et les autres n'associent pas dans une même haine leurs bourreaux et les victimes que sont Étienne et les esclaves : il nous sera donc sans doute possible de discuter. Dans le cas contraire, si les paroles échouent, si nous ne parvenons pas à négocier... Et bien, j'utiliserai la magie de manière préventive. Je crois pouvoir être suffisamment impressionnant pour qu'ils n'aient pas envie de me compter parmi leurs ennemis.

" C'est une mauvaise idée ! s'offusqua Kerun. Ficelée à un arbre, elle ne pourra rien faire !
— Je voudrais bien vous voir essayer de faire une chose pareille !
— C'est un défi ?"
Elle le dévisagea avec des éclairs dans les prunelles, bien qu'elle n'y vit pratiquement rien, puis prit le bras de Taliesin.
" Belenn a dit que je vous accompagnais. Vu votre propension, l'un et l'autre, à vous faire amocher, je pense que vous avez plutôt intérêt à me prendre avec."
Kerun parut sur le point de l'étrangler, mais il finit par secouer la tête.
" Alors ? L'hospice ? L'enclave des Lunaires ? Les baraquements ? Qu'en penses-tu ? Où emmènerais-tu un clerc ?"

Kerun opina du chef et ils se remirent en route, évitant d'emprunter la voie principale, sauf lorsqu'ils avaient à franchir une enceinte. A proximité de la Maison de Vie, le Luménien s'immobilisa cependant. Il y avait un corps en travers du chemin, reposant au milieu d'une mare de sang. Ombeline ne vit rien, dépendante de Taliesin pour cheminer dans le sous-bois, mais elle perçut le brusque arrêt de l'elfe des bois.
" Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Rien du tout.
— Du sang a été répandu... L'odeur...
— Rien de surprenant. Continuons."
Il resta dans les fourrés, tandis qu'Ombeline fouillait les environs de son regard aveugle.
" Quelqu'un d'autre est mort, n'est-ce pas ?"

-Oui, répondit-il doucement. Mais nous savons tous qu'il y aura des dizaines de morts, cette nuit. Comme nous savons que ce seront pour l'essentiel des bourreaux. C'est horrible à dire mais, pour eux, un rapide trépas est sans doute la moins cruelle des fins. Les elfes auraient pu choisir de leur faire subir l'extraction...
Si la victime avait été Étienne, il l'aurait probablement reconnu, à cause de sa tenue. Quoi qu'il en soit, une seule solution s'offrait à eux.
-Continuons.
Et ils continuèrent jusqu'à l'entrée de la Maison de Vie. Là, Taliesin fit un geste pour qu'ils s'arrêtent tous et, sans demander son avis à Calanon, il lança à haute voix - sans crier cependant :
-Jaeld ? Vous êtes là ? C'est Belenn.
A son avis, s'annoncer était bien moins périlleux que tenter de s'infiltrer discrètement à l'intérieur: s'ils avaient opté pour la seconde solution, les elfes auraient pu les prendre pour des ennemis et les attaquer avant de réaliser leur erreur.

Mais il n'y eut nulle réponse. Taliesin aperçut cependant une ombre passer furtivement devant une fenêtre, puis disparaître. Kerun lui lança un regard interrogatif.
" Je vais faire le tour et jeter un coup d'oeil à l'intérieur ?"
La porte s'entrouvrit alors sur une des soignantes elfes.
" Il y a quelqu'un ?" murmura-t-elle, à mi-voix, manifestement inquiète.

La soignante acquiesça.
" Ils sont passés, oui. Une jeune femme et un jeune homme... Ils sont repartis avec ma collègue mais sinon... Tous les malades sont encore là. Ils ont emporté les remèdes que vous m'aviez demandé de préparer... Ils n'ont pas dit où ils allaient mais ils avaient l'air confiants... Ils disaient que le cauchemar serait bientôt terminé..."
Elle porta une main à son front. Les émotions des dernières heures l'avaient manifestement éprouvée.
" Savez-vous où est Rhisia ? Elle est colérique et vos révélations l'ont bouleversée, mais ce n'est pas une mauvaise femme. Elle a disparu depuis votre passage, tout à l'heure..."

Il choisit d'être honnête.
-Je suis désolé mais, comme elle avait tenté de s'enfuir pour prévenir les serviteurs de Maebryn, nous avons dû l'attacher en lieu sûr, afin que sa colère ne la pousse pas à faire de bêtise pouvant déboucher sur un massacre... Je pense que les personnes dont vous parlez l'ont libérée et raisonnée.
N'ayant guère envie de s'attarder sur le sujet, il aborda un problème qui le préoccupait encore plus. Qui le révoltait, même :
-Combien de malades y a-t-il, ici ? Avez-vous encore de quoi les soigner ?
Que les elfes aient pu priver les patients de tout antidote, les condamnant ainsi à mort... Il refusait de le croire.

" Je vais aller vérifier qu'elle va bien..." souffla Kerun dans son dos, avant de faire un pas en arrière et d'être avalé par la pénombre des taillis.
Ombeline se rapprocha de Taliesin et frissonna, comme si elle s'attendait à voir des démons surgir hors du bois.
" Ils sont seize. Et oui, il me reste le nécessaire. Chaque patient a son dosage dans son armoire personnelle... Je n'ai fait que rassembler les réserves..."
Elle pinça les lèvres.
" Mais comment allons-nous faire, si plus rien ne vient de l'extérieur ? Nous dépendons de ces remèdes pour enrayer la maladie..."

Kerun reparut.
" Ils l'ont effectivement libérée... Elle doit être partie avec eux, il n'y en a nulle trace. De notre côté, nous devrions nous remettre en route, Belenn. Le temps presse."
Ombeline resserra sa prise sur le bras de Taliesin et, sur un dernier salut, quelques voeux de prudence, ils quittèrent la Maison de Vie pour rallier leur prochaine étape... Les baraquements. Mais ils avaient à peine fait quelques pas dans les broussailles que l'elfe des bois s'immobilisa, à nouveau aux aguets.
" Vous sentez ça ?" demanda-t-il.
Pendant un instant, le barde ne perçut rien. L'humus, l'écorce, les senteurs habituelles d'un sous-bois. Puis le vent changea de direction, dans une brève rafale, lui portant une toute autre odeur aux narines.
" Le feu..." souffla Ombeline.

-Ils sont devenus fous, lâcha-t-il, à la fois incrédule et furieux. A mon avis, pour ne pas avoir à attaquer les baraquements, ils les ont tout bonnement incendiés. Mais il se peut aussi qu'ils aient mis le feu à n'importe quoi, sans réfléchir. Dans les deux cas, ils ont commis une terrible erreur : dans quelques minutes, tous les gardes du Refuge seront en alerte. Ceux surveillant les enclaves pourraient décider d'y pénétrer pour massacrer les prisonniers, en manière de représailles ; ceux des portes pourraient s'enfuir pour quérir des renforts. Et même si rien de tel ne se produisait, les elfes risquent de se retrouver sans aucun endroit pour s'abriter, au milieu d'une forêt hostile...
Il serra les poings... puis fit un violent effort pour se ressaisir.
-Nous allons essayer de sauver Étienne. Ensuite, nous partirons sans un regard en arrière. Cela me met hors de moi, mais... On ne peut plus rien faire pour aider des gens à ce point ivres de vengeance. Essayerons-nous que nous y perdrions la vie.