La Couronne de Cuivre

L'enfant avait donc compris qu'on ne lui avait pas menti et, mieux encore, il ne lui tenait pas rigueur de ce qui s'était produit la veille. Le barde s'en réjouissait. Cependant, restait à lui expliquer ce qu'il devrait faire... Il décida de lui donner le minimum de détails possible, espérant qu'il ne poserait pas de questions.
-En gros, j'ai réussi à convaincre le maître du Luménien qu'on doit sauver de nous le prêter une nuit. Il va donc nous l'amener à un endroit où on a loué un grand appartement et ne reviendra le chercher qu'un peu avant le lever du soleil : du coup, on aura tout le temps d'expliquer au Luménien de quelle manière on va le libérer. Mais comme son maître ne doit absolument pas se douter qu'on prépare un mauvais coup, comme il laissera deux gardes pour vérifier que tout se passe bien, je vais devoir continuer la comédie que je lui ai jouée pour le convaincre d'accepter cette rencontre. Alors... Il faudrait que tu fasses semblant d'être un esclave. Tu t'appellerais Loukian et tu aurais un si mauvais caractère qu'on te surnommerait Furieux. Pour le reste, il te suffirait de faire ce que je te dirai, en montrant bien que tu n'es pas content. Normalement, je ne te demanderai pas grand chose, juste de me suivre, ou des trucs comme ça.

" D'accord. Loukian. Je pense que je peux faire le mécontent aussi, comme ça..."
Il prit une tête furieuse, peut-être un peu trop, dans un premier temps, puis l'adoucit jusqu'à avoir l'air simplement très mécontent. Puis il parut embarrassé.
" Il y a juste..."
Il pinça les lèvres et rougit.
" Parfois j'ai un peu peur. Je fais pas exprès, mais... quand les gens font des gestes brusques, parfois... et alors je crois... qu'ils vont me frapper et..."
Un sourire fragile revint sur ses traits.
" Mais je sais que vous allez pas me frapper, alors ça ira sûrement."

Il lui rendit son sourire.
-Je te jure que personne ne te fera de mal, Fulgence. Peut-être que je hausserai le ton, ou que je te prendrai fermement par le bras : je ne sais pas comment ça va se passer, en fait. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que ce sera pour de faux. Et tu ne dois pas t'inquiéter si tu as des réactions effrayées. Au contraire, ce serait parfait : si tu as l'air d'avoir peur, les gardes tomberont encore plus facilement dans le panneau.
Il se fit très sérieux.
-Je me doute que tu ne vas pas trop aimer jouer cette comédie. Mais dis-toi que tu vas berner les Mélandiens et nous aider à sauver un Luménien. Et ce ne sont pas des paroles en l'air : on a vraiment besoin de ton aide. Bref, ce ne sera qu'un moment un peu désagréable à passer et, si ça se trouve, ça ne dura que quelques minutes. Il est tout à fait possible que tu puisses passer ta soirée à t'amuser dans l'appartement ou, au moins, à dormir bien tranquillement.

" D'accord, dit le petit garçon. Je ferai de mon mieux ! Je serai Loukian le Furieux, vous allez voir !"
Il prit une pose un peu guerrière, puis rougit.
" C'est qui le Luménien qu'on va sauver ? Calliope dit qu'il y en a beaucoup dans la ville, mais qu'on peut pas tous les sauver en même temps, parce que ça se verrait trop et puis qu'on aurait des ennuis... Moi en tout cas... Je suis content qu'on m'ait sauvé. J'ai très envie de rentrer à Luménis. Surtout qu'Aliosha m'a dit que Morféa Nwalk, il était mort."

Bien que ne sachant pas exactement ce qu'il était advenu de Nwalk, Taliesin acquiesça.
-Oui, il n'est plus là. Luménis est à nouveau un ville libre, il n'y a plus de dictature, plus d'esclavage... Et tu y retourneras bientôt. Nous devons juste, avant de repartir, sauver les personnes que nous sommes venus chercher. Si tout va bien, demain matin, l'une d'entre elles sera parmi nous.
Il hésita une seconde puis choisit de lui révéler l'identité de l'intéressé. Après tout, Loukian pouvait très bien être au courant...
-C'est un paladin nommé Deverell, même si tout le monde, ici, l'appellent le Luménien. Il combat aux arènes et triomphe de tous ses adversaires. Alors tu imagines bien que les Mélandiens,, ça les met en rogne !

Le visage du petit garçon se fendit d'une grimace.
" Oh ça, je sais bien que ça les met en rogne ! s'exclama-t-il. Il fait d'ailleurs pas bon être luménien, à cause de lui. Parce que comme les gens peuvent pas passer leurs nerfs sur lui, ben ils les passent sur nous... Au début, j'étais fier, en fait. Parce que même dans les dortoirs, on parle un peu de ce qui se passe... Y'a plein de guerriers, tout le monde les connait ! Chacun a son préféré, tout ça, même si évidemment, on peut jamais aller les voir... Alors moi j'étais fier, évidemment, mais bon... du coup, je me suis fait taper dessus plus souvent qu'à mon tour. Et comme j'étais le seul luménien de l'atelier, et bien... J'ai fini par dire que c'était pas de là que je venais. Que j'étais jamais allé à Luménis, en fait. C'était moins dangereux comme ça."
Il eut un sourire.
" Maintenant je peux de nouveau le dire, ça me fait du bien. Mais je vais quand même lui dire que c'est pas bien, ce qu'il a fait. Je suis sûr qu'à cause de lui, y'a plein d'esclaves luméniens qui sont punis."

N'ayant jamais envisagé les choses sous cet angle, le barde ne sut d'abord que répondre. Mais il finit par trouver.
-J'imagine à quel point ça a dû être difficile... D'un autre côté, sincèrement, je ne crois pas qu'il ait vraiment eu le choix. S'il avait refusé de bien se battre, son maître l'aurait encore plus maltraité et ne se serait pas embêté à le soigner ou à le ressusciter... Et du coup, on ne pourrait plus le sauver, aujourd'hui. Enfin, bientôt, il ne sera plus forcé de combattre dans l'arène, et plus aucun Luménien réduit en esclavage n'aura à pâtir de ses exploits.

" Vous avez raison. Je sais bien qu'on ne fait pas ce qu'on veut, quand on est esclave."
Il hocha la tête pour lui-même puis se leva.
" Je ferai ce que vous me direz, de toute façon. Maintenant que je suis sauvé, je veux qu'on puisse sauver les autres. Surtout que Calliope m'a dit qu'on pourrait aller chercher ma soeur, après."
Kerun entra dans la pièce et jeta un regard vers Taliesin. L'enfant le perçut et s'esquiva sur un sourire.
" Est-ce que tu es prêt ? Tout est clair dans ta tête ? Si oui, je te conseillerais de prendre un maximum de repos aujourd'hui, car la nuit sera longue. Constance m'a dit qu'elle avait de menus travaux à te confier, pour que tu puisses t'occuper l'esprit et les mains en même temps, sans pour autant t'épuiser inutilement." dit l'agent luménien.

Plus de doute : Kerun avait définitivement pris les commandes.
-C'est votre groupe qui aura besoin de toutes ses forces. Le nôtre, une fois Deverell informé de la manière dont il sera libéré, n'aura qu'à se prélasser jusqu'à l'aube dans une suite luxueuse... Mais raison de plus pour me rendre utile jusque-là : j'aurais toute la nuit pour me reposer !
Et d'exécuter à la lettre les consignes du Luménien. Il gagna la Liberté et, aiguille en main, passa les heures suivantes à repriser avec soin des voiles abîmées. Plus encore que nettoyer la cale ou récurer le pont, ce travail minutieux réclamait une grande attention, si bien qu'il peut tenir à l'écart ses divers motifs d'inquiétude.

En fin de journée, l’équipe au grand complet se rassembla dans l’entrepôt. Perceval était sorti louer deux chevaux qu’ils attelèrent au fiacre remis à neuf du Comptoir. Fulgence, dans un costume approprié, y prit place, ainsi que Meloenn qui altéra légèrement sa propre apparence avant de se dissimuler sous un océan de velours la rendant invisible, méconnaissable et informe. Ensuite, en dernière minute, Lena transforma Guéric, Abel et Taliesin. Le sortilège ne durait que douze heures, aussi n’avaient-ils pas la liberté de traînasser en fin de nuit, sous peine de retrouver leur apparence initiale sous les yeux de témoins. Les nains jouèrent ensuite les cochers, tandis que l’entremetteur rejoignait son mystérieux commanditaire et le petit esclave rebelle derrière les rideaux du véhicule. Ybarra leur remit la cassette contenant la caution, ainsi qu’une bourse avec le prix de la nuit. Kerun leur souhaita bonne route, Sedanius fit coulisser les portes du hangar, Aliosha qui faisait le guet leur indiqua que la voie était libre, et ils s’engagèrent dans les rues, direction les Thermes, pour le premier acte de leur plan…

Leur équipage avait quitté l'Esplanade et gagné les rues du port. Une fois sur place, Abel descendit pour ouvrir les portes du hangar et le fiacre s’y glissa en grinçant. A l’intérieur, ils dételèrent les chevaux et les placèrent dans les stalles improvisées que Perceval leur avait bricolées plus tôt dans la journée. Ils gagnèrent la salle à manger où la théière les attendait déjà : Ombeline et Elliot venaient apparemment de se lever, même si leur visage révélait une nuit sans sommeil.
Au dehors, le ciel grisait peu à peu, signe de l’aube prochaine. Personne ne fit mine d’aller se coucher, pas même Fulgence qui préféra se blottir contre Ombeline. Celle-ci parut très soulagée quand elle réalisa que ses bleus étaient factices. Meloenn s’était dépouillée de presque toutes ses couches. Abel espérait que l’une des magiciennes aurait conservé un sort de dissipation de la magie, ce qui fit rire Guéric, vu le peu de différence qu’il existait entre l’apparence du nain réel et du nain illusoire.
Le temps leur paraissait long, comme étiré. La lumière était de plus en plus forte au dehors, et pourtant, il n'y avait encore aucun signe de l'équipe d'intervention.

En soi, ce n'était guère inquiétant : l'embuscade devait déjà avoir eu lieu depuis un certain temps, certes, mais leurs compagnons ne pourraient pas rentrer directement, il leur faudrait prendre un itinéraires encore plus détournés que celui qu'eux-mêmes avaient suivi en revenant des thermes. Quant à l'issue de l'affrontement, ils avaient pris toutes les dispositions possibles pour qu'elle soit favorable, allant jusqu'à empoisonner les deux guerriers accompagnant Gargon. Mais voilà, Taiesin ne serait rassuré que quand tout le monde, Deverell y compris, serait rentré sain et sauf. Car, malgré leurs précautions, malgré leur plan minutieusement préparé, bien des imprévus avaient pu se produire, rendant les choses plus difficiles ou, pire encore, amenant à une conclusion dramatique.
Lorsqu'il sentit qu'il ne tenait plus en place, que l'angoisse le tenaillait trop, le barde se leva et gagna la cour pour y faire les cent pas et fumer la pipe. Pour y voir le soleil se lever, aussi. Les aubes offraient souvent un spectacle apaisant, réconfortant. Et puis... Elles étaient un symbole qu'il avait appris à aimer...
Alors il fuma en regardant l'astre écarlate s'élever au-dessus de l'horizon.
Alors, sans vraiment s'en rendre compte, il adressa une prière silencieuse à un dieu que, pourtant, ses origines ne l'avaient pas prédisposé à prier.
Mais la vie réserve parfois de bien étranges surprises...

La porte finit par s'ouvrir derrière lui, alors que le ciel s'embrasait.
" Viens, ils arrivent..." dit Guéric, le précédant dans la salle à manger.
Aliosha et Lena venaient de survenir. Elles avaient l'air fatiguées mais indemnes et prirent des chaises.
« Je crois qu’on peut dire que ça s’est bien passé, dit Aliosha, simplement.
— Tu ne vas pas t’en tirer comme ça. » lui répondit Abel.
La demi-elfe sourit.
« Et bien… Il y a eu des morts… Mais aucun dans notre camp.
— Je suis un peu fatiguée pour raconter tout ça, moi. »
La porte s’ouvrit à nouveau sur Ybarra, cette fois, suivie de Constance, Perceval, Sedanius et Deverell. Ce dernier était couvert de sang, heureusement pas le sien. Il avait l’air passablement éberlué.
« Bienvenue ! lui annonça immédiatement Aliosha en lui désignant un siège.
— Ça va commencer à être vraiment trop petit, ici, commenta Guéric.
— C’est toujours comme ça. » fit Lena avec un sourire.
Le paladin passa les mains sur son visage, plusieurs fois, comme s’il avait du mal à croire ce qui était en train d’arriver.
« Lena, il faudra placer des sceaux de protection autour du bâtiment, pour se prémunir de toute scrutation, dit Sedanius.
— J’arrive dans une minute, répondit la drow en s’étirant.
— C’était sauvage, dit alors le paladin.
— Mais c’était bien. » s’exclama Perceval en claquant dans les mains.
Abel s’était penché sur Aliosha et celle-ci hocha la tête, souriante. Une seconde plus tard, elle incantait et l’illusion qui transformait Taliesin et ses gardes du corps se dissipa. Deverell parut encore plus stupéfait.
« Du rhum pour le Luménien ! » s’exclama Perceval.
Aliosha se leva avec un clin d’œil. Arion entra alors, comme une ombre, et échangea un sourire de connivence avec Meloenn.
« La tête de Gargon… Je ne l’oublierai jamais, lâcha Deverell.
— Il a pris du sang plein le visage, en tout cas, fit Calliope en entrant par la porte du hangar. J’espère que je ne t’ai pas fait mal.
— Non. Non pas du tout. »
Elle sourit et prit une chaise à son tour. Elle était également couverte de sang.
« Il manque Kerun. » remarqua Ybarra, légèrement tendue.
Calliope acquiesça.
« Kerun doit se débarrasser de la… »
Elle jeta un œil vers Fulgence, mais celui-ci s’était assoupi.
« De la tête du clerc. Il sera là dans une seconde. »
Abel s’était levé et il revint une seconde plus tard avec un marteau et un burin, puis contourna la table jusqu’au paladin. Aliosha était revenue avec deux bouteilles qu’elle déboucha consciencieusement.
« On va boire de l’alcool à l’aube ? s’étonna Ombeline.
— Un sauvetage de cette ampleur, ça se fête ! lui rétorqua Perceval.
— Et puis l’aube, c’est l’heure de Lathandre, c’est toujours l’occasion de fêter ! » ajouta Aliosha.
Le paladin acquiesça, manifestement ému, tandis que Lena se penchait avec Abel sur son collier d’esclave pour le faire sauter. Cela ne prit qu’une seconde et Deverell se retrouva avec les deux morceaux de métal entre les mains. Il ne trouva cependant rien à dire, demeurant figé, et autour de lui, les membres de la Réunion le laissèrent gérer son trouble sans le déranger.
Kerun parut enfin, marbré d’écarlate comme ses comparses, et un sourire plutôt satisfait sur les traits. Taliesin, qui le connaissait bien, désormais, devina cependant qu’il n’était pas parfaitement indemne, mais il n'avait pas l'air d'en souffrir. Il demeura debout.
" Félicitations à tout le monde, l'opération s'est parfaitement déroulée."
La petite assemblée explosa en applaudissements, réveillant momentanément Fulgence, et quelqu'un mit un verre dans les mains de Kerun. Il grimaça en le humant.
" Personne ne vous a dit que je ne buvais jamais ? s'offusqua-t-il. Et debriefing dans deux heures."
Il fut joyeusement conspué tandis que les conversations reprenaient. L'elfe en profita pour se glisser jusqu'à Taliesin.
" Je t'embauche quand tu veux... Je te l'ai déjà dit ?"

Le barde lui sourit largement.
-Ne te fies surtout pas à ce que tu as vu ces derniers jours. D'ordinaire, toutes les opérations auxquelles je suis mêlé tournent à la catastrophe ! Et puis, franchement, je ferais un très mauvais agent secret. Car je serais incapable de me passer de ça !
Il leva son verre.
-Bravo pour cette embuscade que tu as dirigée d'une main de maître, Kerun. Et merci !
Il but, sourit à nouveau au Luménien, puis s'en alla féliciter tous ceux qui avaient pris part aux combats, ainsi que les membres du petit groupe dont il avait fait partie, y compris Fulgence : eux aussi avaient fait leur part du travail. Il but encore un peu, s'abandonna sans réserve au bonheur collectif puis, lorsqu'il sentit la fatigue venir, il prêta main forte à Ombeline et Eliott pour faire chauffer de l'eau, afin que ceux qui en avaient besoin puisse se débarbouiller.
Enfin, après avoir souhaité la bienvenue en ces murs à Deverell, après avoir attiré Kerun à l'écart pour lui dispenser quelques sorts de soin - que l'elfe des bois prétende ne pas en avoir besoin n'y changea rien -, il se dirigea vers l'escalier, comme beaucoup d'autres étaient en train de le fair. L'heure du repos était venu... Certes, sous peu, il leur faudrait se réorganiser, accueillir plus de monde dans chaque chambre. Cependant, c'était un signe des plus positif : cela voulait dire qu'ils avançaient. Et peut-être que d'ici quelques jours, Galathée ferait partie des hôtes du Comptoir. Il était prêt à le croire, en ce moment d'euphorie.
C'est cet espoir qui l'accompagna lorsque, couché dans son lit, il sombra dans un sommeil profond.

Les derniers jours avaient été riches en émotions, aussi le sommeil de Taliesin l'emporta-t-il aussitôt loin dans la torpeur, le protégeant des menus bruits de la nuit... Il n'entendit pas Guéric ronfler joyeusement, comme il le faisait toujours, générant un son peu commun pour un être de sa petite taille. Il n'entendit pas non plus Deverell, qu'on avait installé avec eux, se retourner et se retourner encore, mille fois, avant de trouver enfin l'apaisement. Il n'entendit pas plus Kerun qui monta se coucher le dernier, contempla les dormeurs un moment avant de gagner sa propre couche, puis glisser dans sa torpeur elfique.
Non.
Il n'entendit rien de tout ça car il était parti au lointain pays des songes...

Jusque là...

Lorsque Taliesin ouvrit les yeux, une faible lumière perlait au travers des rideaux tirés. Il devina cependant que la journée devait être bien avancée, si pas quasiment écoulée : ils s’étaient couchés à l’aube. La chambre était plongée dans un silence relatif. L'elfe constata que Kerun n’était plus dans son lit mais Guéric ronflait joyeusement en travers du sien, ses pieds pendouillant dans le vide. En l’apercevant, le barde réalisa qu’il avait encore des images plutôt nettes d’un rêve étrange dans la tête… De son côté, Deverell formait comme une grosse boule de toile sur sa couche improvisée. C’était peut-être la première fois depuis un an, si pas beaucoup plus, qu’il avait l’opportunité de dormir de tout son saoul.

Le barde sourit au spectacle qu'offrait le paladin : ils avaient réussi une belle exfiltration, et Deverell n'aurait plus jamais à vivre en esclave, à se battre dans une arène... Cela lui faisait chaud au cœur. Mais son regard ne tarda pas à revenir au halfelin. Des noms, des images, des souvenirs étonnamment nets lui emplissaient l'esprit. Il avait rêvé, il le savait, et tout cela n'était que le produit de son cerveau endormi. Et pourtant, il y avait eu quelque chose de tellement réel, dans ce songe étrange... Il en toucherait un mot à Guéric, à l'occasion. Un mot discret, précautionneux, car il était tout de même question de sujets sensibles. Mais un mot tout de même, quitte à paraître ridicule...
Doucement, silencieusement, pour ne réveiller personne, il quitta sa couche, s'habilla et sortit de la pièce, se demandant qui il pourrait bien trouver dans la salle commune.

Avant d’atteindre la salle à manger, Taliesin entendit le murmure d’une conversation. La voix de baryton de Sedanius, chantant, s’échappait de la cuisine, ainsi qu’un bruit d’eau et de vaisselle. A table, Kerun et Ybarra étaient en grande conversation devant une tasse de thé et, de ce que Taliesin put en glaner d’après leur ton et leurs expressions, c’était sérieux sans être tendu. Le sourire que l’elfe des bois décocha au nouveau venu était d’ailleurs sincère et il lui fit signe de venir le rejoindre tandis que la demi-elfe se levait.
« Nous organiserons une réunion dès que tout le monde sera levé… dans une heure ou deux. » dit-elle avec un hochement de tête.
Kerun fit la grimace, mais ne protesta pas, tandis qu’Ybarra, s’esquivait vers la cuisine, non sans avoir salué le barde.
« Bien dormi ? » demanda l’agent secret.

-Comme un bébé ! répondit-il, bien que les premiers mots qui lui soient venus à l'esprit aient été "Comme une petite halfeline". Et de ton côté ? Tu ne te ressens pas trop des blessures dont tu as écopées hier ?
C'était étrange : autant son rêve lui paraissait proche et précis, autant l'opération de la veille semblaient distante, confuse... Mais cette sensation finirait par se dissiper : quelques minutes encore, et il aurait complètement repris pied dans la réalité.

" J'ai été pris d'assaut par un clerc de Tyr au réveil. Ils sont pires que les Lathandrites, une horreur ! dit Kerun avec une grimace. Mais je suis comme neuf. Peut-être plus neuf qu'avant, même. Il me semble que j'ai une ou deux cicatrices anciennes qui se sont volatilisées."
Il haussa les épaules.
" Mais je dois avouer que je suis content, oui. Les choses se sont déroulées de manière tout à fait optimales, or je pense que c'était une opération relativement ambitieuse, à tous niveaux. Je crois que son succès aura un impact durable sur... le moral des troupes, ainsi que sur la confiance réciproque entre certains... Pas tous, malheureusement, mais je ne fais pas la fine bouche en la matière. Maintenant, nous devons gérer les suites au mieux... et c'est ce dont je discutais avec Ybarra. Nous vous en parlerons quand le groupe sera au complet."
Il eut un sourire.
" Si on m'avait dit il y a une veille que je travaillerais un jour main dans la main avec elle, je ne l'aurais pas cru. Et je te le dois. Tu es un faiseur de miracles."

-Ne t'y habitues pas, Kerun, parce que cette réussite est sans doute l'exception qui confirme la règle. Et puis, sincèrement, hormis discuter avec Sedanius et intervenir à une ou deux reprises lors du grand débat, je n'ai pas fait grand chose. Et c'est sans doute la raison pour laquelle ça a fonctionné.
Il sourit avant de se faire plus sérieux.
-Quant aux suites de la libération de Deverell... Je sais qu'elles seront importantes, mais j'espère qu'elles ne nous empêcheront pas de poursuivre nos activités. Il nous reste beaucoup de pain sur la planche, et le temps jusqu'à l'arrivée du prochain bateau est compté.

" C'est de cela que nous voulons vous parler..."
Il grimaça.
" Ah si seulement j'avais obtenu le droit d'aller réveiller tout le monde... Je veux dire... Sept heures, c'est bien assez, non ? Les gens devraient avoir faim, maintenant ! Mais non... Ça roupille à tous les étages."
Il se resservit une tasse de thé et en prépara une pour le barde.
" Je ne suis pas fait pour l'attente... Je crois que je vais aller prendre la température dehors..."
Son expression se fit subitement songeuse.
" A moins que..."
Sa voix baissa d'un ton.
" Tu ne saurais pas discrètement réveiller tout le monde ? Je veux dire... Sans que cela ne remonte jusqu'à nous ? D'une manière qui aurait l'air... disons naturelle ?"

L'elfe fronça les sourcils.
-Dans l'absolu, je pourrais utiliser un sortilège de sons illusoires pour donner l'impression... Je ne sais pas, qu'une fanfare remonte la rue, qu'un entrepôt voisin explose, qu'une nuée de mouettes aux capacités vocales surdéveloppées survole nos locaux. Mais... Il faut penser à Deverell, qui profite de sa première nuit paisible depuis une éternité. Et les autres aussi ont sans doute besoin de repos : sinon, ils seraient déjà sur pied...
Il secoua la tête.
-Pourtant, je suis tenté. Comme toi, je déteste l'inactivité. Mais cela ne suffit pas à dissiper mes scrupules...
Il sourit, à nouveau.
-Allez, attendons encore un moment. Il suffit que deux ou trois de nos compagnons s'éveillent pour qu'un bruit de fond commence à se produire, un bruit qui chassera peu à peu le sommeil loin d'ici.

" Lathandre, tu es trop bon, fit Kerun avec le sourire. Très bien. Nous attendrons. Mais j'imagine que tu as été plus silencieux qu'un chat au moment de te faufiler hors de la chambre... Mais je peux imaginer qu'on soit épuisé après la nuit passée. Physiquement ou émotionnellement. Tu étais fatigué, toi aussi, d'ailleurs. Tu n'as rien entendu des cauchemars de Deverell, alors même que tu étais le plus près de lui. Comme quoi... On peut être elfe et roupiller comme un humain. C'est intéressant, en soi. Ne jamais juger des compétences d'une personne en fonction de sa race. Savoir crucial dans ma profession. A moins que Guéric ne t'ait refilé une concoction de sa préparation avant que tu n'ailles te coucher... C'est peut-être une explication plus plausible."

Il rit de bon cœur.
-Non non, Guéric ne m'a rien donné, je t'assure. Simplement... Je ne sais plus si je te l'ai déjà dit, mais tout petit, j'ai été recueilli par une famille d'humains. J'ai grandi parmi eux et, tout naturellement, j'ai adopté leur façon de dormir. Peut-être est-ce un leurre, cependant, peut-être ais-je un sommeil elfique qui a seulement les dehors de celui dont jouit l'humanité. En tout cas, concernant la durée, c'est de ce côté là qu'il faut chercher... Sauf quand j'y prend garde, sauf quand j'entre volontairement en transe... Enfin, quoi qu'il en soit, cela ne m'a jamais posé problème, et je ne crois pas ronfler. Pour sûr, si j'avais ce travers... Les nôtres me renieraient !

" Tu ne ronfles pas, mais parfois tu parles, dit l'elfe des bois très sérieux. Mais je ne dirai rien, sois rassuré. Tout sera consigné dans ton dossier, cependant. On ne sait jamais."
Son sourire revint comme la porte s'ouvrait sur Perceval qui entra en bâillant aux corneilles. Constance surgit quelques secondes plus tard, nettement plus réveillée, et se glissa à table près de Taliesin.
" Bouse, j'ai mal partout, commenta le jeune guerrier. Et Sedanius a de nouveau grincé des dents pendant toute la nuit ! Je ne supporte pas ce bruit, il m'arrache les tympans !
— Je pensais qu'Abel ronflait comme une vieille truie ?" fit remarquer Lena en apparaissant, Meloenn dans son ombre.
Même au lever, la barde était resplendissante et elle sourit en direction de Kerun et Taliesin, radieuse.
" Reste près de moi, dit le Luménien, à voix basse, à l'intention du barde.
— Les ronflements sont une musique comparés aux grincements de dents, répondait Perceval.
— Je suis heureuse d'avoir une cabine pour moi toute seule à bord." murmura Constance, perplexe.

-Profitez-en bien, capitaine, lança-t-il joyeusement. Parce qu'au rythme où vont les libérations, toutes les chambres de ce bâtiment déborderont sous peu, si bien que votre navire se remplira à vitesse grand V, votre cabine y compris...
Évidemment, c'était exagéré, et cela ne tenait pas compte de l'immobilité à laquelle les conséquences du sauvetage du paladin les contraindraient peut-être. Mais pour l'heure, il n'avait pas envie d'avoir des pensées négatives.
-Tu vois, je te l'avais dit : d'ici un quart d'heure, nous serons au grand complet, souffla-t-il à Kerun.

" Guéric est coriace, à mon avis, et j'ai besoin que Deverell soit là." répondit le Luménien.
Aliosha fit son apparition avec des victuailles et fut accueillie par un tonnerre d'applaudissements et de cris joyeux.
" Tout compte fait, ça devrait faire l'affaire. Ventre affamé n'a pas d'oreilles, mais a de la voix."
Taliesin avait vu juste car, grâce au brouhaha qui émanait de la salle à manger et aux effluves qui s'échappaient de la cuisine, le restant de la maisonnée fit peu à peu son apparition. Abel et sa barbe hirsute, l'air chiffonné, Arion qui semblait déjà déborder de mauvaise humeur, Ombeline et Fulgence, timides, Calliope, radieuse, Eliott, un peu pâle, Sedanius et Ybarra revenus des cuisines... Deverell et Guéric arrivèrent bons derniers.
" Vous faites un de ces raffuts, bande de cruels personnages !" s'exclama le halfelin en débouchant dans la pièce, minuscule à côté de l'imposant paladin.
Il sautilla vers Taliesin et Kerun.
" Je parie que c'est de votre fait ! Vous avez des mines de conspirateurs !"
Il poussa l'elfe des bois pour revendiquer la place voisine du barde, n'osant pas s'en prendre de la sorte à son capitaine. Le paladin, de son côté, paraissait passablement éberlué, et il s'assit sur la première chaise qu'on lui proposa. Il avait à peine posé ses fesses qu'on lui glissa de quoi se nourrir entre les mains. Kerun et Ybarra échangèrent un regard et Taliesin devina qu'ils avaient l'intention de remplir les ventres pour se gagner les oreilles.

Son estomac criant - littéralement - famine, il avala quelques bouchées avant de se tourner vers le halfelin.
-Alors, bonnet de nuit ? Te sens-tu reposé, au moins ? Te sens-tu prêt à mener, tambour battant, une nouvelle opération aussi grandiose que victorieuse ?
Il pensa à son rêve, hésita puis décida de se lancer. La chose ne lui semblait plus aussi étrange que quelques minutes plus tôt. Non, à présent, elle lui paraissait juste... cocasse.
-Au fait, je voulais te demander... De quel sortilège as-tu usé pour devenir le héros de mes nuits ? lui souffla-t-il sur le ton de la confidence. Parce que j'ai fait un rêve à la fois très réaliste et totalement loufoque dont tu étais l'un des deux protagonistes principaux ! L'autre, c'était moi et, ensemble, nous faisions les quatre cent coups !

" Quoi ?! s'exclama le halfelin. C'est seulement la première fois que tu rêves de moi ! Je suis scan-da-li-sé, Taliesin ! Scandalisé ! Moi je peux compter sur les doigts le nombre de nuits où je n'ai pas rêvé de toi depuis que nous nous connaissons. Bon... Je dois utiliser mes doigts de pied aussi. Les fantômes y compris. Je les sens encore, tu sais, même si je n'ai plus la jambe au bout de laquelle ils étaient attachés."
Kerun noya un visage désespéré dans sa main.
" Mais donc... Qu'est-ce que nous avons fait ? Volé le trésor d'un roi pirate ? Bouté le feu au Temple de Cyric ? Dansé sur les tables du Loyal Paladin ? Non ! Je le vois dans ton regard ! Nous avons saoulé ce bon vieux Kerun jusqu'à ce qu'il chante des chansons tout nu au milieu de l'assemblée luménienne en hurlant "je suis le fils caché de l'Impératrice Perdigan" ! C'est ça ? Je gagne quoi ?"

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences