La Couronne de Cuivre

-Nous aimerions partir le plus vite possible, parce que nous avons hâte de nous installer dans notre nouveau foyer, et parce que les habitants de Grand Estuaire trouvent déjà notre présence très embarrassante. Mais, bien sûr, nous devons attendre le retour de nos éclaireurs, d'ici deux ou trois jours, d'après nos estimations. Si les nouvelles dont ils sont porteurs s'avèrent bonnes, nous lèverons aussitôt le camp. Si elles sont mitigées, nous voterons.
Il sourit, désormais plus détendu.
-En effet, reprit-il, non sans une certaine fierté, nous avons déjà mis en place notre système de gouvernement, qui s'inspire beaucoup de celui de Luménis, même si la taille réduite de notre communauté permet de recourir plus souvent à la démocratie directe. L'assemblée de tous les membres adultes de l'expédition élit un conseil chargé de gérer les affaires courantes ; c'est aussi à elle que revient la responsabilité de trancher les décisions cruciales.

Albérich devait reconnaître qu'Etienne de Fontbrune était un homme subtil : il avait peut-être deviné que la question lui brûlait les lèvres. Peut-être pas. Mais le Luménien avait l'impression que le jeune noble n'était pas aussi naïf qu'il pouvait le paraître lorsque le feu de son projet brûlait dans ses paroles. En fait, il pouvait presque reconnaître cet enthousiasme. Il lui avait ressemblé, au même âge, avant que le destin ne le rattrape. Il souhaitait que pareille déconvenue ne lui arrive jamais.
Il avait opté pour un bon système politique, qui fonctionnerait effectivement bien avec une communauté restreinte. Sans doute devraient-ils user davantage de leur conseil si leur initiative réussissait et que la cité se développait... Il se prit à sourire. La foi de de Fontbrune était communicative : il était presque en train de croire qu'ils allaient parvenir à réaliser leurs rêves.
" Merci d'avoir pris le temps de nous expliquer tout ceci, dit alors Hubert. C'était très intéressant. Votre projet est admirable."
Il jeta un oeil à son voisin.
" Nous allons à présent vous laisser à vos préparatifs, je pense..."

Étienne les dévisagea, manifestement surpris : sans doute trouvait-il la manière dont Hubert avait mis fin à l'entretien un peu brusque, à moins qu'il ne se soit attendu à une offre de ralliement. Quoi qu'il en soit, il ne posa aucune question.
-C'est moi qui vous remercie : c'est un plaisir de parler de ce projet et, comme je l'ai dit, il est très important pour nous de dissiper les malentendus qui peuvent exister quant à nos objectifs. De surcroît, j'étais sincèrement ravi, et honoré, de faire votre connaissance.
Il se leva et leur tendit la main.

" Moi de même." fit Hubert en se levant.
Il serra la main tendue du noble, puis se dirigea vers la sortie. Albérich l'imita une seconde plus tard, un peu hésitant. Il était toujours embarrassé d'avoir mis en question l'initiative du jeune homme, et même s'il comprenait pourquoi le paladin partait précipitamment, il trouvait la chose un peu... cavalière. Il jeta donc un oeil derrière son épaule. Le chevalier lui sourit, l'image même de l'innocence. Albérich le maudit mentalement : comment osait-il le forcer à conclure ?
" J'aurais voulu peut-être vous poser une dernière question, fit-il la mort dans l'âme. Y a-t-il des conditions pour rejoindre votre expédition ? Une charte à laquelle il est nécessaire à adhérer ? Un serment à prononcer ?"

Le regard du jeune homme s'illumina brièvement, mais il ne se laissa pas emporter par cette brusque bouffée d'espoir.
-Chaque personne désirant se joindre à nous doit parapher la charte de notre communauté, qui rappelle son fonctionnement et notre attachement aux valeurs luméniennes, répondit-il d'un ton calme. Elle doit aussi signer un contrat, qui stipule d'une part ce qu'elle recevra pour prix de sa participation, lequel varie selon que l'intéressé souhaite s'installer dans la cité ou seulement participer à son établissement, et d'autre part sa durée d'engagement. Nous nous serions bien passés de cette dernière formalité, mais, malheureusement, nous devons nous prémunir des escrocs souhaitant uniquement toucher l'avance puis disparaître dans la nature...

" Je comprends." fit Albérich avec un calme sourire.
Il regarda à nouveau dans la direction d'Hubert mais ce dernier, les bras croisés, semblait l'attendre sans avoir la moindre intention de lui venir en aide.
" Je ne vous cacherai pas que votre projet nous intrigue..."
Le paladin acquiesça.
" Mais nous sommes ici par hasard et prendre part à votre aventure... pour autant que notre présence puisse vous agréer... n'est pas une décision anodine... Nous n'avions pas exactement prévu... ce genre de rencontre. Vous aurez sans doute de nos nouvelles rapidement... Simplement, nous devons en discuter. Je ne pense pas que votre équipée puisse profiter d'engagements à la légère..."
Il se demanda une seconde comment de Fontbrune gérait les gens qui ne respectaient par leur contrat, mais préféra éviter la question.

Cette fois, le jeune noble eut du mal à réprimer un sourire ravi.
-Compter des gens comme vous dans nos rangs serait assurément formidable, et je pèse mes mots. Mais si vous m'aviez proposé de signer dans l'instant, j'aurais malgré tout refusé. Nous demandons à ceux qui sont intéressés de prendre au minimum deux jours de réflexion, afin de bien peser le pour et le contre et, effectivement, de ne pas s'engager à la légère. Le faire sur un coup de tête serait dangereux pour la personne elle-même comme pour le groupe dans son ensemble. Bref, prenez tout votre temps. Je serais ravi si vous vous joigniez à nous, mais je comprendrais fort bien que vous changiez d'avis.

" Nous n'avons pas encore décidé, fit le Luménien. Mais nous vous tiendrons au courant au plus tôt. Belle journée à vous, messire."
Il fit volte-face et rejoignit le paladin qui souleva le pan de la tente, gratifia le noble d'un signe de tête, puis se glissa dans le campement sur ses traces. Pendant quelques secondes, ils cheminèrent côte à côte, silencieux. Albérich devinait le sourire d'Hubert sans le voir, et savait que le chevalier l'observait. Il ne lui ferait pas le plaisir de prendre la parole le premier.
« Alors ?
— Ne me pose pas de questions rhétoriques, veux-tu ?
— Albérich, proposons-lui de les accompagner sans engagement. Si les choses sentent le roussi, nous repartirons. »
Le Luménien s’arrêta et le dévisagea avec une grimace.
« Tu ferais ça, toi, un paladin ?
— Crois-tu que je puisse juger d’un homme en une heure ? A m’abreuver de ses belles paroles ? Les seuls vœux que je prononcerai jamais, je les ai dédiés à Lathandre, à la commanderie, il y a vingt ans. Je ne me laisserai pas lier par une autre promesse. J’ai suffisamment subordonné ma vocation aux désirs d’un autre. Ma loyauté est déjà placée. Elle n’ira pas à Etienne de Fontbrune. »
Albérich écarquilla les yeux devant tant de verve. Il s'était attendu à tout, sauf à ça.
« Tu n’as pas convaincu, en réalité. Je pensais que tu allais me travailler au corps pour que j'accepte.
— Je suis curieux. Mais je ne suis pas non plus naïf. Je suis prêt à les suivre, les accompagner, les défendre… mais pas à me plier à n’importe quoi.
— Alors demandons tout de suite à lire cette charte et ce contrat. Pour moi, ce ne sont pas les aspects les plus critiques de cette histoire !"
Hubert se remit en marche, décidé à quitter les lieux et Albérich lui emboîta le pas.
" Tu t'inquiètes du danger, je suppose.
— Oui. De l'illusion... de l'aveuglement...
— Il a l'air bien préparé. Nous pouvons demander à voir les documents, je suis certain qu'il nous les montrera. Qu'il te les montrera, en tout cas. Il a eu l'air sincèrement très... heureux de te voir.
— Nous aurions dû lui demander ce que la banque entendait obtenir en retour... Je ne les imagine pas financer ce genre d'aventure sans contrepartie.
— Aussi. Nous pouvons encore le faire."
Il s'était à nouveau immobilisé. Albérich grimaça.
" Donc, tu n'as pas peur, toi ?"
Hubert rit.
" Je n'ai jamais peur, Albérich.
— C'est un mensonge."
Le paladin haussa les épaules.
" D'accord. Non, je n'ai pas peur."
Ils avaient atteint la périphérie du site et ils se glissèrent entre les gardes en les saluant, avant de remettre le cap sur les portes de la ville.
" Mais si tu as peur, tu devrais justement t'engager, Albérich. Si tu crains que Fontbrune soit trop exalté pour réaliser la folie de son entreprise, il aura besoin de gens, autour de lui, capables de lui faire entendre raison. Et tous ces gens qui vont le suivre, que nous les accompagnions ou pas, auront aussi besoin de sagesse, de modération, de réalisme.
— C'est vil.
— Mais c'est vrai."
Hubert lui sourit.
" Je ne sais pas qui sont ces chevaliers, ces mages, ces clercs dont Fontbrune s'est entouré. Sans doute quelques idéalistes. Peut-être beaucoup de jeunes gens. Je ne sais pas. Mais j'ai le sentiment que nous pourrions négocier avec lui. Voyons ce qu'il nous propose. Il doit se douter que je ne vais pas accepter de me mettre sous les ordres d'un capitaine mercenaire quelconque. Il doit se douter que tu voudras avoir ton rôle à jouer.
— J'imagine très aisément quel rôle il m'imagine jouer. Il ignore que je ne suis plus clerc. Les gens adorent avoir un type capable de relever les morts dans leur cercle."
Ils avaient atteint les portes de la ville et échangèrent quelques mots avec les gardes avant d'y pénétrer.
" Tu ne peux pas préjuger... mais c'est certain qu'il faudra l'en avertir." dit le paladin avec une grimace, manifestement embarrassé.
Albérich aurait voulu lui dire quelque chose pour contrecarrer son malaise mais il ne voyait pas quoi.
" J'aurais dû le faire d'emblée. Il aurait compris que tu étais la personne à courtiser, et pas moi.
— Il a senti ton incroyable réticence, Albérich. N'importe qui l'aurait sentie.
— Je ne voulais pas... me montrer hostile..."
Hubert ne put que sourire et, sur le perron de l'auberge, il lui tint la porte pour qu'il puisse entrer le premier. Il se glissa derrière lui, souriant déjà à la tenancière.
" Mais il a fait ce qu'il fallait. Il a déjà des dizaines d'hommes d'armes qui peuvent rivaliser avec mon épée, tandis qu'il n'a sûrement personne comme toi." ajouta-t-il à mi-voix.

La salle commune était bien plus peuplée que lors de leur précédent passage, si bien que la tenancière ne put pas immédiatement se porter à leur rencontre. Elle le fit cependant avant qu'ils ne se soient attablés ou n'aient décidé de monter dans leur chambre.
-Je n'ai pas oublié votre bain, messire, et je mettrai l'eau à chauffer d'ici quelques minutes, dit-elle à Albérich.
Elle se fendit d'un demi-sourire
-Et, si ce n'est pas indiscret... Avez-vous écopé des deux jours de réflexion réglementaires ? ajouta-t-elle, curieuse.

" Nous n'avons pas demandé à signer, pour vous dire la vérité, Dame, fit Hubert. L'aventure a des attraits... mais nous n'avons plus vingt ans."
Albérich hocha la tête avec l'impression d'être soudain âgé de plus d'un siècle. Plus de droit à l'erreur, à l'errance : le temps était venu de prendre les bonnes décisions.
" Nous profiterons de votre agréable hospitalité pour y réfléchir posément. Vous même semblez persuadée que l'expédition est vouée à l'échec... Est-ce à cause de la dangerosité des Landes ou y a-t-il autre chose ?"

-A cause des Landes, répondit-elle sans hésiter. Pour être honnête, hormis le fait de m'avoir privé de deux bons employés, ce qui est quand même un rude coup, je n'ai rien à reprocher à ces gens, qui ont l'air précautionneux et bien organisés. Mais quand on a grandi près des Landes, on a entendu tout un tas d'histoires effroyables les concernant. Alors, je veux bien croire qu'il y a de l'exagération. Je veux bien croire, aussi, que les Paludiers ne sont pas tous des cannibales sanguinaires. Mais il n'y a pas de fumée sans feu, non ? Des expéditions y ont disparu, celles qui en sont revenu ont parlé de hordes de morts-vivants, de lueurs traîtresses, des cannibales, bien sûr, et d'un tas d'autres horreurs qui feraient fuir n'importe qui. Même ceux qui ne s'enfoncent pas loin ont vu des choses inquiétants... Alors, faut être un peu toqué pour souhaiter s'installer là-bas. A mon humble avis.

L’aubergiste fut rapidement rappelée par ses prérogatives, mais Hubert eut le temps de lui commander un repas léger : ils n’avaient, après tout, rien mangé depuis l’aube. Il se tourna ensuite vers Albérich et celui-ci devina que la conversation ne serait pas close tant qu’ils n’auraient pas pris une décision. Il soupira d’emblée.
« Albérich. Tu dis ne pas savoir quoi faire de toi-même. Alors parlons-en. Je pense que c’est ce qui est au cœur de cette affaire.
— Non. Je ne vais pas trouver brusquement une vocation dans la demi-heure que durera cette discussion. »
Hubert pinça les lèvres.
« Bon. »
Il haussa les épaules.
« Proposons à… ces gens… de les accompagner jusque là. Cela ne nous engage pas à grand chose. Personnellement, je me sentirai mieux de savoir que cette entreprise folle bénéficie de ma lame et de tes lumières.
— Hubert, c’est une démocratie… Ma voix vaudra n’importe laquelle des leurs et c'est très bien comme ça.
— Mais non. Il y a voix et voix. Certes, tu ne représentes que toi-même, mais celui qui sait parler, convaincre, réfléchir, celui qui a derrière lui réputation et expérience, a davantage de pouvoir que celui qui écoute et se tait. De toute façon… Ils parlent de deux veilles. Ce n’est pas énorme… Même si tu étais relégué à la plonge, serait-ce vraiment insupportable ? »
Albérich rit.
« Si tu savais le nombre de livres de légumes que j’ai pelés dans ma vie…
— Je pense que les paladins mangent davantage que les clercs. Je vois exactement de quoi tu veux parler. »
Ils se dévisagèrent.
« Je survivrais. J’imagine que je n’en suis plus à ça… »
Il soupira.
« Continue. »
Il soupira encore.
« J’ai besoin de trouver quelque chose, Hubert. Je n’ai plus envie… et plus la force… de perdre du temps. Chaque déconvenue m’assèche un peu plus… et il viendra un moment où…
— Mais ce moment n’est pas venu. Ce projet n’est pas forcément voué à l’échec. Cette ville est à construire, son destin à tracer. En ne nous engageant que pour le trajet, nous aurons le temps de voir qui sont les hommes forts du convoi, quelles sont les options qui se dessinent, les choix qui sont posés… C’est une aubaine. Imagine que ce… lieu… t’offre une opportunité…
— Une sorte de cité idéale… Je ne sais pas, Hubert. Des gens souffrent ailleurs. J’ai la sensation… que je ne suis pas nécessaire à ce projet. Alors que je suis nécessaire ailleurs.
— Alors ça…
— Excuse-moi, cela sonne arrogant, mais ce n’est pas ce que je voulais dire. A Solarcis… Il y avait des défis à relever. Des injustices à combattre. Des choses à changer. Ici… ici, ce n’est pas tout à fait la même chose.
— Raison de plus pour ne pas nous engager trop loin. Contentons-nous de les accompagner. Reste en retrait, tu éviteras ainsi de te brûler comme tu l’as fait à Solarcis. En vingt jours, tu auras le temps de te faire une idée des possibles et des écueils. »
Le Luménien acquiesça, mal à l'aise. Hubert avait une manière si... détachée de faire référence aux épisodes du passé... Un travers de Lathandrite, sans doute, pour qui seul le futur avait de l'importance.
« Sans doute. »
Le paladin termina son assiette avec entrain.
« Reste que je veux voir cette charte et ce contrat, reprit-il, alors. Il n’est pas impossible que les conditions me soient inacceptables. »
Il y avait du vécu là-dessous.
« Béranger t’avait-il fait signer quelque chose ? »
Hubert grimaça.
« Oui. Quelque chose que je n’aurais pas dû signer. »
Il vida son verre et le reposa, le regard vague un moment. Une ombre était tombée sur son visage.
« Quelque chose qui a fait qu’au moment où Luménis est tombée aux mains de Nwalk, il a pu me contraindre à rester à Solarcis, ajouta-t-il, d’une voix sourde.
— Tu te serais fait tuer.
— Certaines choses méritent que l’on meure pour elles. »
Un sourire revint sur ses traits, coupant court au sujet.
« Mais va donc prendre ton bain. Ensuite, nous retournerons à ce campement pour poser nos dernières questions : la banque, le contrat, ce genre de choses… et puis le nom de cette ville ! Un nom, ce n’est pas dénué d’informations ! »
Albérich hésita. Il sentait qu’Hubert allait broyer du noir en solitaire pendant qu’il mitonnerait dans les étages. D’un autre côté, le paladin respectait sa réserve depuis des veilles, il aurait été malvenu d’essayer de lui extirper ses secrets alors qu’il ne voulait pas en parler. Il sourit donc puis se leva et gagna leur chambre, où l’attendait son bain.

Une fois dans l’eau chaude, il songea à nouveau aux paroles de l’aubergiste. Ses inquiétudes n’étaient pas dénuées de raison… Même s’ils trouvaient cette cité oubliée, les risques qu’ils y vivent pendant des décennies, assiégés par les horreurs des Landes, n’étaient pas négligeables. Bien sûr, sans doute Luménis, Eredhun, Solarcis, avaient-elles connu une phase similaire, un moment où une nature hostile les avait encerclées, et où les premiers habitants avaient dû lutter pied à pied avec des créatures féroces et les caprices du temps pour pérenniser leur aventure. Mais les Landes paraissaient bien plus dangereuses que les campagnes tranquilles qui entouraient les plus grosses villes du continent. Albérich n'était pas certain d'avoir une âme de pionnier résistant quotidiennement à l'adversité. Il était plutôt convaincu du contraire. D'autant que la cité de Fontbrune avait vécu et était morte… sans doute pour une bonne raison.

La porte s’ouvrit sur Hubert qui entra et lui décocha un sourire tranquille, avant de s’asseoir sur le lit.
« Profites-en… C’est sans doute un des derniers, fit le paladin.
— Tu as les mots pour me convaincre…
— Je me rends compte que je t’avais promis des auberges et que je te demande de les abandonner pour les marais gelés des Landes. »
Ils se dévisagèrent un moment.
« As-tu songé que nous pourrions nous séparer ? demanda alors Albérich, une pointe d'anxiété, dissimulée, dans la voix.
— Non. Comme je te l’ai dit, je te suivrai. » répondit le paladin sans hésitation.
Il se fendit d'un sourire malicieux.
« Du moins, tant que tu restes sur la voie de la vertu. » ajouta-t-il d’un ton docte.
Le Luménien ne put s’empêcher de rire.
« Voilà, après tout ce temps, je me disais que j’allais me tourner vers Shar.
— Par ennui, je suppose.
— C’est ça. Juste pour mettre un peu de piment dans le quotidien.
— Le quotidien risque de prendre fin de manière assez subite, je dois t’en avertir.
— Comment s’appelle ton épée, déjà ?
— Je ne pense pas te l’avoir jamais dit ! C’est une chose très privée.
— A ce point ?
— Tu verras, quand tu nommeras ta masse.
— Allons, Hubert, je ne nommerai jamais, d’entre toutes choses, une masse ! Je ne suis pas certain que j’aurais donné un nom à mon cheval, s’il n’en avait pas déjà eu un ! »
Hubert lui tendit une serviette et il émergea.
« Tu as de la chance que Grand Vent ne peut pas t’entendre.
— Je parie que c'est Fière Lueur de Lathandre, ou un truc ronflant du même genre...
— Quoi ? Mon épée ?
— Absolument.
— Ne dis pas n'importe quoi. » commenta le paladin en retournant vers son lit.
Albérich secoua la tête tout en se rhabillant.
« Mais j’ai une question supplémentaire pour Etienne de Fontbrune.
— Ah ?
— Pourquoi cette cité a-t-elle été abandonnée ?
— Ce n’est pas une mauvaise question, en effet. »
Le Luménien revêtit rapidement son dernier pourpoint propre et se tourna vers Hubert.
« Tu n’étais pas censé t’occuper des lessives ?
— Ah ah, très drôle. »
Ils redescendirent dans la salle commune, saluèrent l’aubergiste, filèrent dans la rue.
« Tu vas me faire signer, alors ?
— Non. Il nous a dit deux jours. Là, nous en sommes à deux heures. Mais autant avoir les réponses à nos questions.
— Ça ne fait pas très sérieux, de revenir aussi vite.
— Je ne suis pas d’accord. Nous avons discuté et réfléchi, nous avons encore des questions, voilà tout. Au contraire, c’est très sérieux. S’il trouve ça farfelu, c’est lui qui n’est pas très sérieux.
— Il s’est défendu d’être le chef d’expédition… Je pense que nous devrions essayer de nous entretenir avec quelqu’un d’autre… pour évaluer…
— Je vois ce que tu veux dire. »
Hubert lui sourit, amusé.
« Un renard, voilà ce qu’on aurait dû mettre sur ce bouclier.
— Le loup, le renard… il ne manque que la belette.
— On en revient aux Hermines. Une Hermine aurait été parfaite. »
Leurs pas les ramenèrent rapidement au campement de Fontbrune.

Ils l'atteignirent alors que l'après-midi touchait à sa fin : le soleil, rasant l'horizon, projetait des ombres qui s'allongeaient et se densifiaient sans cesse, prélude à la nuit toute proche. Les deux gardes de faction à l'entrée étaient toujours les mêmes, et ils sourirent aux visiteurs déjà de retour.
-Vous, vous avez de nouvelles questions à poser ! fit le natif d'Antelucas.

" On ne peut rien vous cacher, fit Hubert avec le sourire. Nous aurions aimé parler... avec un membre du conseil. Peut-être pas Messire de Fontbrune, qui nous a semblé très occupé... Et puis nous sommes curieux de rencontrer les autres personnes qui ont eu les faveurs de l'assemblée. Pouvez-vous nous diriger vers quelqu'un qui aurait le temps de répondre à nos questions ?"
C'était simple, direct, très Hubert, somme toute.

-Donc, non seulement vous avez des questions, mais en plus, vous vous demandez si le sieur de Fontrbrune n'est pas un grand naïf plein d'enthousiasme ou un baratineur, dit le garde, toujours amical. Cette réaction est assez logique, et vous n'êtes pas les premiers à l'avoir... Bon, Ignace fait partie du conseil, mais vous l'avez déjà vu, je gage, et il est littéralement débordé quand approche l'heure du repas. Quant à Frida la Rôdeuse, elle est avec nos éclaireurs. Il vous reste donc sir Robert, le chevalier chargé de notre défense, Dame Marthe, le juge qui s'occupe des aspects légaux et à qui l'on doit notre charte et nos contrats, et enfin Dame Agnès, la prêtresse responsable de la santé et de l'éducation.

A vrai dire, Albérich les aurait bien rencontrés tous les trois. Il était surpris qu'autant de personnes d'expérience se soient jointes à l'entreprise de Fontbrune. Hubert s'était trompé en imaginant une petite troupe de gamins idéalistes qui auraient besoin d'un peu de plomb dans la tête. Il se demandait d'autant plus quels rôles ils pourraient bien jouer dans l'aventure... Observateurs, sans doute.
Et la plonge, souviens-toi, songea-t-il avec un sourire.
" Autant aller voir la juge d'emblée, dit Hubert. De ses réponses dépendent tout le reste."
Albérich opina du chef.

-Alors, pour arriver jusqu'à elle, ça n'est pas compliqué : suivez la rue principale et arrêtes vous à l'intersection située juste avant la place. Ce sera alors la première tente sur votre droite, dit-il. Comme dame Marthe y travaille et y loge, il est très probable que vous l'y trouverez. Sinon, et bien... Demandez aux gens à proximité, ils sauront vous renseigner. Mais, comme je l'ai dit, je doute que ce soit nécessaire. En tout cas, j'espère que vous serez satisfait des réponses que vous obtiendrez.

Hubert et Albérich suivirent donc les directives du garde et se rendirent chez la juge. Une fois parvenus devant la tente de Dame Marthe, ils s’entreregardèrent.
« Comment frappe-t-on à une tente ? demanda Hubert à mi-voix.
— Comment le saurai-je ? C’est toi le soldat.
— C’est vrai. »
Le paladin toussa dans son poing pour s’éclaircir la gorge.
« Dame Marthe ? » demanda-t-il ensuite, juste devant la toile.

On les invita à entrer, ce qu'ils firent. La tente, de taille relativement modeste, était divisée en deux par un mur de toile qui dissimulait sans doute la partie logement. Celle où ils venaient de pénétrer était principalement meublée d'un grand coffre ouvert rempli de documents, de tabourets et d'une table à tréteaux derrière laquelle, debout, se tenait Dame Marthe. Il s'agissait d'une grande femme qui devait avoir une quarantaine d'années mais qui avait prématurément vieilli : son visage était marqué de rides profondes et ses cheveux presque entièrement gris. Elle paraissait néanmoins énergique et sa physionomie naturellement sévère s'illumina lorsqu'elle adressa un sourire aux nouveaux venus.
-Bonsoir, messires. Asseyez-vous, je vous en prie.

" Bonsoir, Dame, répondit Hubert. Merci d'accepter de nous recevoir à l'improviste."
Les deux hommes s'installèrent. Albérich n'avait pas l'impression d'avoir jamais rencontré cette femme. Elle n'était assurément pas présente au Palais de Justice luménien après la dictature, ou alors très discrètement... Sans doute pourrait-il identifier son accent si elle parlait un peu davantage...
" Nous avons rencontré Messire de Fontbrune ce matin et ses paroles nous ont intrigués, pour dire le moins... Il nous reste cependant de nombreuses interrogations et les hommes en faction à l'entrée nous ont dirigés vers vous. En effet, certaines de nos questions ont trait aux termes de votre charte et de ce fameux contrat..."

Marthe hocha la tête.
-Vous avez bien fait de venir : il est on ne peut plus légitime que vous vouliez connaître le détail de ces documents. Le mieux est que je commence par vous les montrer. Ensuite, je répondrai avec plaisir à vos questions.
Elle se leva, récupéra plusieurs parchemins et les tendit aux deux hommes. Il y avait là deux exemplaires identiques de la charte. Comme l'avait dit Fontrbrune, elle reprenait toutes les valeurs chères aux Luméniens : démocratie, solidarité, justice, égalité de tous les êtres, quels que soit leur race, leur sexe, leur origine ou leur condition... Elle expliquait aussi le fonctionnement de la communauté : l'assemblée, où avaient droit de siéger tous les membres âgés de quinze ans et plus, son pouvoir de voter sur les décisions fondamentales et d'élire des conseillers, dont les pouvoirs et les responsabilités étaient soigneusement décrits.
Les contrats, quant à eux, étaient tous différents. L'un concernait les personnes désirant uniquement escorter la colonne jusqu'à sa destination : celles qui le signaient recevait une avance, puis le restant de la somme - coquette - une fois leur mission accomplie ; mêmes les conditions de leur départ étaient précisées, puisque, pour assurer leur sécurité, elles ne devrait pas regagner seules la civilisation et, au contraire, former un groupe avec les individus se trouvant dans la même situation. Un deuxième était destiné à ceux qui souhaitaient non seulement accompagner l'expédition, mais également participer à son établissement : en contrepartie, la somme reçue était plus importante, et on leur assurait le gîte et le couvert. Enfin, les autres étaient dédiés aux membres voulant s'installer dans la cité : outre un petit capital de départ, on leur offrait une maison, et tous les moyens nécessaires à l'exercice de leur activité, ce qui incluait, selon les cas, des terres, un atelier, une concession minière... Ces colons devaient promettre de demeurer sur place jusqu'à ce que l'assemblée, lors d'un vote solennel, ait estimé viable la nouvelle communauté. Toutefois, il existait plusieurs motifs d'annulation de cette clause : qu'il soit impossible d'atteindre la ville, que celle-ci se révèle invivable ou menacée par de trop grands périls...
Bref, tant la charte que les contrats étaient irréprochable : aucun piège et, à l'inverse, des conditions pour le moins avantageuses.

Si Albérich était plutôt ravi de la démocratie qu'entendaient appliquer les habitants de la cité des Landes, il devinait Hubert plus mal à l'aise. Le chevalier n'avait jamais connu ce type de gouvernement et n'était pas un politicien : il n'y avait probablement jamais beaucoup réfléchi. Même s'il était issu d'un milieu modeste, il était paladin, ce qui n'était pas complètement anodin, et avait eu l'habitude d'évoluer dans des univers aux hiérarchies bien établies.
" Tout cela est très... bien pensé." osa cependant Hubert et le Luménien ne put s'empêcher de sourire.
Le chevalier releva les yeux sur la juge.
" Il me reste cependant quelques questions..."
Il interrogea Albérich du regard, et celui-ci lui fit signe de se lancer.
" Imaginons que nous signions maintenant. Dans deux jours, pour respecter votre temps de réflexion imposé. Que se passerait-il ensuite ? Imaginons que nous ne nous engagions que pour le trajet. Je crois que c'est notre intention."
L'ancien clerc acquiesça.
" Comment répartissez-vous vos membres à droite, à gauche ? Les nouveaux en particulier... Nous serions partie prenante de votre aventure, mais votre conseil est déjà élu... Cela n'est-il pas un problème, par rapport à votre charte ?"

-Sur ce point, notre système ne diffère pourtant pas de celui en vigueur à Luménis, répondit-elle, tranquille. Lorsque vous vous installez dans la capitale et en obtenez la citoyenneté, il vous faut attendre les prochaines élections pour vous prononcer quant au choix des conseillers. Et bien, c'est pareil dans notre cas. En l'occurrence, le prochain vote aura lieu après notre installation sur place, puisqu'il sera alors question de diriger non plus une expédition, mais une ville, ce qui rendra nécessaires certaines modifications dans notre organisation. Ainsi, si vous choisissez de nous escorter puis de repartir, vous ne pourrez participer à ces élections, à moins que, pour une raison ou pour une autre, elles ne soient anticipées et ne se déroulent durant notre voyage. En revanche, au cours de celui-ci, vous aurez le droit de participer aux assemblées, de vous exprimer et de voter sur les questions qui seront débattues. C'est la moindre des choses, puisque vous serez partie prenante de l'expédition.

" La différence d'avec Luménis est qu'aucun citoyen luménien ne signe de contrat le liant à la ville, intervint Albérich, posément. Les gens qui ne sont pas contents des options prises par le gouvernement ont le loisir de quitter la cité quand bon leur semble et sans rien risquer."
Hubert lui sourit puis revint à la juge.
" Mais mettons que nous nous en remettions au conseil... Je comprends l'importance des contrats pour empêcher vos nouveaux engagés de partir avec l'avance que vous leur fournissez... Ce que je comprends moins, c'est... tout le monde demande-t-il une contrepartie financière à cette initiative ? N'avez-vous pas dans vos rangs des aventuriers tentés simplement... par l'aventure, justement ? Je dois dire que cela me laisse un peu... interdit. Cela ne fait-il pas des gens... des mercenaires ou des employés, avant d'être des citoyens ?"

Le juge choisit de répondre d'abord à Albérich.
-Luménis, établie depuis depuis des siècles dans une contrée d'ordinaire sans danger, compte des milliers et des milliers d'habitants, si bien que le départ de quelques-uns d'entre eux ne nuit en rien à la cité. Notre cas est très différent. Nous allons, dans une région hostile, fonder une communauté d'environ cinq cent âmes : la perte subite d'une poignée de ses membres peut sceller le destin du groupe tout entier. Alors, j'en conviens, cette obligation de rester un certain temps est une contrainte majeure. Mais nous ne forçons personne à nous accompagner : ceux qui signent ce contrat le font de leur plein gré, en toute connaissance de cause. Cette clause me paraît donc assurer le bien du plus grand nombre, une valeur qui, me semble-t-il, est prisée autant à Luménis que parmi les nôtres. Enfin, peut-être suis-je victime de ma formation de juriste, mais il me paraît important que, dans une société civilisée, l'on doive être responsable, assumer les conséquences de ses choix et de ses actes, surtout quand on a été parfaitement informé des tenants et des aboutissants... J'ajouterai enfin que nous ne sommes pas des fous : nous resterons dans la cité uniquement si elle est vivable. Dans le cas contraire, nous repartirons. Ainsi ne conduisons-nous personne au suicide.
Elle se tourna vers Hubert.
-Messire, à strictement parler, les membres de l'expédition se divisent en deux catégories. D'abord ceux qui se sont joints à nous pour nous escorter ou pour nous aider à nous installer. Puisqu'ils nous rendent un service, pour une durée déterminée à l'avance, il est normal de leur verser une rétribution. Mais nous ne les considérons pas pour autant comme de simples employés, puisque nous leur donnons le droit de vote au cours des assemblées. Par ailleurs, plusieurs éléments de ce premier groupe ont refusé tout argent : certains se sont engagés par esprit d'aventure, d'autre par désir désintéressé d'aider, d'autres encore souhaitant voir la cité avant de décider si, oui ou non, ils s'y installeront. La deuxième catégorie rassemble ceux qui ont d'ores et déjà fait ce choix. Ceux-là reçoivent non un salaire, mais les moyens de débuter une nouvelle vie. Pour messire de Fontrbrune, à l'origine de ce projet, il s'agit là d'une compensation, d'un moyen de réparer les torts causés par son père. Et puisque chacun reçoit la même chose, cela n'entraîne aucune inégalité dans nos rangs.

Parfaitement informé des tenants et des aboutissants ?! Comment pouvait-elle affirmer une chose pareille alors qu’ils ne savaient même pas où ils allaient ?
Albérich renonça cependant à reprendre ses arguments. Il connaissait bien les juristes, et celle-ci maîtrisait parfaitement son dossier. Son expérience du Palais de Justice luménien et des échanges avec Gaspard à Solarcis lui avait appris qu’on ne contrecarrait un homme de loi que lorsqu’on avait eu le temps de préparer son dossier, et ce n’était pas le cas. Quoi qu’il dise, elle trouverait la faille : c’était une professionnelle du débat. Il la trouvait quand même gonflée d’utiliser Luménis comme comparaison en fonction de ses besoins. Mais c’était typique. Et elle était de bonne foi : ils avaient sûrement abouti à leur organisation au prix de longues réflexions et de nombreux débats. Régler le fonctionnement d’une telle entreprise était complexe et demandait des concessions au pragmatisme. Une entreprise. C’était la preuve que les idéaux étaient insuffisants. Albérich ne pouvait s’empêcher de considérer qu’un contrat était avant tout un manque de confiance. Un papier pour remplacer des valeurs. De son point de vue, c’était malheureux, mais il imaginait bien que l’argent facile devait attirer des gens peu scrupuleux. Il se demanda, à nouveau, comment ils entendaient faire respecter cet engagement de papier. Peut-être avec des chasseurs de primes armés jusqu’aux dents.

Il croisa le regard d’Hubert et celui-ci lui décocha un sourire tranquille. Il se doutait que les réponses de Dame Marthe ne le satisfaisaient qu’à moitié, mais il était du genre à tenter l’aventure. Deux veilles, ce n’étaient pas grand chose... sauf qu’ils risqueraient leur vie pour un mirage, dans la zone la plus dangereuse de l’île. Hubert exigerait certainement de rencontrer le chevalier Robert avant de remettre leurs vies entre ses mains.
« Je ne sais pas si vous avez des paladins dans votre troupe, actuellement, mais vous n’ignorez sûrement pas que nos vœux priment sur n’importe quelle charte, contrat, ou engagement ultérieur. Imaginons que je signe votre document… Avez-vous une clause qui m’en libère en cas de conflit avec ma vocation ? Votre charte est belle sur parchemin, mais la loi du plus grand nombre n’accouche pas toujours du résultat espéré. »

-La démocratie a ses défauts, oui, et dans des situations ou prédominent la peur et le danger, elle peut conduire à des catastrophes. Néanmoins, nous sommes fermement convaincus qu'elle constitue la meilleure forme de gouvernement qui soit, et nous avons fait notre possible pour prévenir d'éventuels dévoiement, notamment au travers de notre charte et des valeurs qu'elle promeut. Quoi qu'il advienne, nous ne dérogerons pas à celles-ci. Pour le reste, nous ne comptons malheureusement aucun paladin dans nos rangs. Cependant, messire, et ne voyez là nulle offense, ceux qui embrassent votre noble profession ne sont pas les seuls à prononcer les vœux. Pour ne parler que de l'actuel conseil, Dame Agnès est prêtresse d'Ilmater et est donc guidée par sa foi. Sir Robert a juré, au moment de son adoubement, de faire le bien, de protéger la veuve et l'orphelin. Moi-même, après avoir terminé mes études à l'école de droit de Luménis, j'ai prêté serment de toujours rester fidèle à ses conceptions en matière de justice. Pensez-vous que nous aurions rallié ce projet si nous pensions qu'il était susceptible d'entrer en conflit avec nos engagements ? J'ose espérer que non... Nous avons tous signé ce contrat, et aucune clause liée à nos vœux n'a été intégrée. Une telle dérogation aurait, de toute façon, été inenvisageable. D'abord parce que, dans notre communauté, l'égalité est de rigueur et s'applique à tous, sans exception. Ensuite, parce que c'est une chose d'accueillir des gens dont nous connaissons à l'avance la durée de l'engagement, une autre d'être rejoints par des personnes susceptibles de nous abandonner à tout moment. Vous comprendrez que quand on se lance dans un projet tel que le nôtre, on doit pouvoir compter sur chacun des participants, et non redouter des défections subites. Par ailleurs, les assemblées sont là pour que chacun soit en mesure d'exprimer ses points de vue, ses désaccords, de faire ses propositions... Je le répète : nous sommes une démocratie.

Hubert resta silencieux et Albérich devina que ce n'était pas la réponse qu'il avait espérée entendre. Il ne se leva cependant pas, tourna la tête vers lui et haussa légèrement les épaules. Le Luménien comprit que la question suivante lui revenait, s'il estimait encore nécessaire d'en poser. La transition était cependant difficile : la juge devait sentir qu'elle ne les avait pas convaincus. Mais sans doute était-ce le reflet de leur bonne organisation et du succès de leur entreprise : ils n'avaient pas besoin de courtiser de nouveaux membres, leur troupe était suffisante pour réaliser leur rêve. Albérich se laissa donc guider par sa curiosité, sans plus faire référence à ces contrats.
" Je change de sujet mais... Messire de Fontbrune a mentionné la banque Lestival... Nous nous demandions pour quelle raison un tel établissement s'était-il porté garant de l'aventure... J'imagine que vous avez conclus un accord avec eux, une contribution... J'ai du mal à croire qu'il s'agisse de pure philanthropie... Mais je connais mal cette entreprise."

-La banque Lestival a des activités philanthropiques, grâce auxquelles elle jouit d'une bonne réputation. Évidemment, cela sert aussi ses intérêts économiques, et, bien sûr, ce sont eux qui ont primé dans sa décision de nous soutenir. En effet, les documents du sieur de Fontrbune assurent que la cité perdue possédait de très riches mines d'or et de joyaux, et que ses habitants, quand ils l'ont quittée, ont laissé derrière eux une bonne partie de ce qu'ils avaient extrait. La banque touchera donc la moitié de ce trésor. Si cela ne suffit pas à rembourser le prêt et ses intérêts, nous payerons le reliquat en lvendant notre production minière à cet établissement, à un tarif préférentiel, jusqu'à ce que nous ne lui devions plus rien. J'évoque les hypothèses les plus optimistes, mais les autres possibilités ont été aussi prises en compte. Je vous passe les détails des différentes options envisagées. Cependant, je puis vous assurer d'une chose : quoi qu'il advienne, rien ne pourra être réclamé aux participants de l'expédition. Ce qu'ils ont obtenu, ils le garderont. Étienne est l'unique emprunteur et il tient à en assumer seul l'entière responsabilité, malgré les propositions de plusieurs d'entre nous pour que celles-ci soient partagées.

Albérich acquiesça avec une moue appréciative puis jeta un coup d'oeil à Hubert. Ce dernier lui sourit.
" Merci du temps que vous nous avez consacré et pour vos réponses, Dame Marthe. Vous avez très certainement nourri notre réflexion, reprit alors Albérich. Nous allons, je pense, prendre congé.
— J'aimerais cependant m'entretenir avec Sire Robert, intervint alors le paladin. Savez-vous s'il est disponible et où je pourrais le trouver ?"

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil