La Couronne de Cuivre

Le rôdeur sentait qu'ils abordaient le cœur du problème et ce qu'il pourrait dire ne parviendrait pas à pleinement les rassurer tant qu'ils n'auraient pas pu mesurer par eux-mêmes les conséquences de ce qu'il entreprenait. Il tenta tout de même de poursuivre sur un ton conciliant :

- Quoi que je parvienne à faire, je ne vous laisserai pas dans la mouise : j'aimerais m'implanter ici : il y manque quelqu'un pour réguler la vie sauvage et professer l'harmonie entre les bois et les hommes. Et, en cela, le bosquet serait un atout majeur, pour vous tout autant que pour la nature.

" Vous voulez... enseigner l'harmonie entre la Nature et l'Homme ? C'est un peu ce que faisait autrefois la prêtresse de Mielikki, Hortense. Enfin, je crois. C'est ce que m'ont raconté mes parents...
- Mais vous n'êtes pas clerc pourtant ? Et pourquoi dites-vous que le bosquet serait un atout ? Pour la nature, je vois bien, mais pour nous ?
- A moins que vous n'ayez comme objectif de convertir les gens d'ici au culte de Mielikki ?"

- Non, je ne suis pas prêtre. Mais dans le culte de Mielikki, il y a moins de différences que dans d'autres entre tous ses représentants. Et je ne chercherais à convertir personne : j'essaierai juste de vous aider à vivre en symbiose avec la nature. Avec une nature retrouvée. Car ce qui hante ces bois n'a plus rien de naturel sauf en de rares endroits. Hortense m'a expliqué, hier, que ce n'était pas ainsi autrefois. Quand il existait encore un bosquet vivace.

" C'est ce que disent certains, remarqua l'un de ses interlocuteurs avec un haussement d'épaules. Moi, je demande à voir... La forêt c'est le royaume des bêtes sauvages, je ne vois pas comment vivre en harmonie avec. ce qu'il faut faire, c'est chasser loin d'ici ou tuer les prédateurs dangereux, c'est tout !
- Quoiqu'il en soit... Nous voulions juste vous avertir. Il y a eu trop d'attaques, trop de victimes. Si vous pensez que votre action peut y mettre fin, je ne demande qu'à vous croire. mais s'il s'avère qu'au contraire la situation empire... Vous ne seriez plus le bienvenu par ici !

Le rôdeur regarda le villageois dans les yeux, une expression neutre sur le visage lorsqu'il répondit :

- Je ferai mon possible pour améliorer la situation. D'autant que je me verrai bien passer l'hiver par ici surtout avec l'état de Sylvia qui ne peut plus vraiment voyager.

Une façon de leur rappeler que - même s'il était encore étranger et extérieur à leur communauté - ils étaient dans le même bateau, eux et lui.

L'inconnu hocha la tête.
" Je comprends bien. Mais il se fait tard, nous n'allons pas vous retenir plus longtemps...
- Passez une bonne soirée !"
Ils le quittèrent sur un bref salut de la tête, sans même lui serrer la main, et Kasumi put rejoindre Martha et Sylvia. Il les trouva dans la salle à manger, en train de deviser paisiblement. La rôdeuse ne se leva pas pour se jeter à son cou -sans doute avait-elle des consignes strictes- mais l'invita à s'installer auprès d'elle sur le sofa.

Ce dont il ne se priva bien sûr pas après avoir pris le temps de saluer paisiblement leur hôtesse. La journée avait été intense en émotions mais il était conscient d'arborer une expression bien plus paisible que celle de la veille. Somme toute, il avait l'impression d'être parvenu à accomplir un début de quelque-chose, tant avec le ruisseau et le fantôme qu'il avait apaisé qu'avec les villageois venus lui parler.

- Bonsoir, ma toute belle !

" Bonsoir mon amour !, répondit-elle en l'embrassant avec tendresse. Laisse-moi te regarder... Hum... tu as bien meilleure mine qu'hier ! Par contre tu pues un peu l'humidité et le sous-bois... à croire que tu t'es roulé dans l'humus... mais un humus qui ne sentirait pas bon. Hum... et pas seulement... Tu as chassé pour ta louve, c'est ça ? J'ai tout bon ?
Cependant Martha, pour leur laisser un peu d'intimité, disparaissait dans la cuisine.

Kasumi lui sourit sans réserve et lui saisit la main juste pour le plaisir de la tenir dans la sienne :

- Presque tout bon oui ! Je crois aussi avoir trouvé le ruisseau mais il était bloqué et j'ai entrepris de le nettoyer : il va de soi que j'aurai besoin d'un vrai bain ce soir !

Il préférait toutefois ne pas s'étendre sur les dangers et la corruption qu'il avait senties à cet endroit : Sylvia devait être déjà suffisamment frustrée de ne pas pouvoir le suivre sans encore en rajouter à ses inquiétudes.

Mais la rôdeuse était curieuse.
" Si tu as trouvé le ruisseau, c'est que tu as trouvé l'endroit où se trouvait le Bosquet Sacré, c'est ça ? C'est fantastique ? Mais tu dis qu'il était bloqué ? Par quoi ?"
Elle semblait plutôt moins fatiguée que les jours précédents. Sans doute le repos commençait-il à porter ses fruits.

Et son meilleur état de forme ne manquait pas de lui faire plaisir ! Comme elle se montrait curieuse et intéressée, il ne chercha plus à éluder la question tout en insistant sur les éléments les plus positifs :

- Il y avait beaucoup d'animaux morts depuis longtemps : des squelettes pour l'essentiel. Mais l'eau bénite d'Aïdan m'a bien servie : j'ai pu libérer l'esprit d'un petit félin qui s'était attardé ici.

" Beaucoup d'animaux morts ? Mais... pourquoi ?"
Elle fronça les sourcil, intriguée.
" Tu crois qu'il pourrait s'agir d'une sorte de cimetière d'animaux ? Ou... peut-être que c'est un endroit où un prédateur entasse ses restes ? Méfie-toi de ne pas tomber sur un énorme monstre qui vivrait par là! Parce qu'il y a sûrement une explication à la présence de tous ces squelettes, non ?"

Décidément, Sylvia ne perdait pas le nord et il lui sourit pour la rassurer :

- Il y avait une panthère très agressive sur place mais elle n'a pas réussi à me surprendre et j'ai fini par lui faire peur. Je pense que c'est elle qui a tué les animaux les plus récents. Mais l'empilement d'origine semblait volontaire et destiné à boucher le ruisseau.

" Volontaire..."
La rôdeuse resta silencieuse un instant, assimilant l'information.
" Tu veux dire que quelqu'un ou quelque chose aurait bouché le ruisseau ? Probablement la même personne qui est à l'origine de la disparition du bosquet... ou quelqu'un qui voudrait empêcher qu'il renaisse. Enfin, quand je dis quelqu'un... ça peut aussi être une entité mort-vivante j'imagine."
Elle soupira.
" Sois prudent, là-bas. L'endroit est peut-être... surveillé. Par quelqu'un ou quelque chose qui ne tient pas à ce que tu réussisse. Même si tu me dis que ça a l'air ancien..."

Kasumi serra sa main dans la sienne avant de répondre calmement :

- Oui, je serai très prudent. Et je pense que j'aurai dégagé les derniers os avant la mi journée demain. J'espère que je pourrai voir où se poursuit le ruisseau à partir de cet endroit : il est possible qu'il se soit frayé un passage sous terre.

" Possible, oui... Ou peut-être que sa source est là, sous le tas d'ossements, et que l'ancien bosquet se trouvait là. Cela dit, même dans ce cas, il existe probablement sous terre avant d'émerger. Enfin, je suppose que c'est comme ça que ça marche..."
Elle sourit et lui pressa doucement la main.
" Je suis sûre que tu vas trouver. "
Martha ressortit de la cuisine, une soupière à la main.
" Pardonnez-moi d'interrompre la conversation mais... à table !"

Le demi-elfe se rendit compte qu'il était affamé après cette longue journée de labeur et le dîner arrivait donc à point nommé. Assez pour lui faire oublier qu'il aurait bien eu besoin d'un bain pour se libérer des derniers effluves de la mare d'eau stagnante.

- Vous faites bien de nous interrompre, Martha ! Et de la plus belle des façons avec vos délicieux plats. J'espère que vous accepterez de partager certaines de vos recettes avec moi. Et aussi avec Sylvia, bien sûr !

Il avait dit cela sur le ton de la plaisanterie et adressa à cette dernière un clin d'œil taquin.

" Avec moi, c'est déjà fait !" rétorqua la rôdeuse avec bonne humeur et s'installant à table.
Le repas était bon et consistant, parfait pour reprendre des forces après une rude journée de labeur. Et, comme les jours précédents, ils ne s'éternisèrent guère à table : le rôdeur devait se lever tôt le lendemain. Et, bien sûr, se décrasser s'il voulait que Sylvia accepte de partager sa couche pour la nuit... du moins c'est ce qu'elle lui déclara.

" Au fait, j'ai vu le frère de Martha, annonça Sylvia en étouffant un bâillement alors qu'ils s’apprêtaient à se coucher. Je lui ai montré les flèches... Ça ne lui évoque pas grand-chose, mais il ne peut rien garantir. Simplement, il lui semble que les flèches utilisées par les chasseurs du village sont plus longues que ça..."

- Ça me rassure, répondit-il doucement en se tournant vers elle pour lui caresser les cheveux tendrement.

- Je n'aimerais pas avoir à suspecter les villageois d'en être à l'origine : ce sont des gens paisibles et je suis certain que nous pouvons les amener à vivre en harmonie avec la forêt.

" Autrefois, c'était le cas. Martha et ceux de sa génération s'en souviennent... Donc ça reviendra, il n'y a pas de raison. On les aidera... Avec le bosquet."
Elle bailla à nouveau.
" Je suppose que tu pars encore avant l'aube demain. On ferait mieux de dormir... Je te laisse souffler la bougie ! Bonne nuit mon amour..."

Il lui souhaita bonne nuit à son tour avant de souffler la bougie et de s'installer bien au chaud et tout contre sa compagne. S'il comptait à nouveau se lever tôt le lendemain, la discussion plutôt apaisée qu'il avait eue avec les villageois l'incitait à s'attarder un peu plus longuement cette fois : de quoi passer un petit moment avec Sylvia le lendemain ce qui ne manquerait certainement pas de lui faire plaisir.

Il s'endormit rapidement et se réveilla parfaitement reposé. Il avait la sensation d'avoir fait un rêve étrange, quelque chose en rapport avec le ruisseau qu'il était en train de dégager, mais il ne parvint pas à s'en souvenir une fois éveillé. Quoiqu'il en soit, ça ne devait pas être un cauchemar : il n'avait pas de sueur froides et se sentait parfaitement calme et détendu.
Son organisme devait avoir pris le pli de se lever tôt, car l'aube n'était pas encore là. Les premiers oiseaux pépiaient gaiement, comme pour appeler le soleil. le ciel devait à peine s'éclaircir à l'horizon.Sylvia, à ses côtés, dormait paisiblement. Il entendit, peu après, Martha se lever, reconnut le bruit caractéristique des bûches qu'on arrange dans le foyer éteint, puis un bruit de vaisselle. Le petit déjeuner serait bientôt prêt, et le soleil ne se lèverait pas avant une bonne demi-heure encore.

Il attribua sa quiétude à la satisfaction d'avoir accompli une bonne action et la perspective agréable de finir de l'accomplir le jour même. En tous cas, il avait la conviction de progresser pour la première fois dans la bonne direction. Il resta quelques instants allongé à observer le visage paisible de Sylvia à ses côtés : il ne voulait pas la réveiller car elle dormait si bien mais il comptait malgré tout s'attarder un peu dans la pièce d'à-côté pour lui dire bonjour. Si elle tardait, il pourrait toujours joindre l'utile à l'agréable en allant se rappeler au bon souvenir d'Ombrage avant de se mettre en route pour la forêt.

Sylvia dormait toujours lorsqu'il la quitta pour aller déjeuner. Martha l'accueillit d'un sourire un peu vaseux et lui tint compagnie tandis qu'il déjeunait de pain, de jambon, de beurre, de confiture, et de thé bouillant. Un gruau aux pommes consistant complétait l'ensemble, et Martha avait déjà préparé son en-cas pour la journée.
La rôdeuse se réveilla finalement au moment où il allait se décider à partir sans pouvoir la saluer. Elle dut deviner sa présence, ou l'entendre, car il l'entendit bondir de son lit.
" Kasumi ? Attends !"
Un bruit sourd suivit, tandis que Martha grimaçait. Le rôdeur trouva sa compagne à demi affalée sur le lit où elle venait de se laisser retomber, le teint pâle.
" Ne jamais se lever brutalement, commenta la sage-femme en surgissant derrière lui avec un sourire amusé. Je vous l'avais dit... Ne vous en faites pas, Kasumi, c'est juste un vertige...

Kasumi s'était précipité dans la chambre, ses traits reflétant l'inquiétude. Mais voir Sylvia et entendre la remarque de la sage-femme le rasséréna suffisamment pour s'autoriser une plaisanterie :

- Je n'ai pas l'habitude de provoquer ce genre de réaction chez les très jolies femmes !

Il se para d'un sourire chaleureux en venant à la rencontre de la rôdeuse, s'asseyant sur le rebord de leur lit.

Sylvia lui répondit d'une grimace.
" Bon sang, ça tourne, marmonna-t-elle. Et j'ai l'estomac au bord des lèvres... Et ça te fait rire..."
Elle ferma les yeux quelques instants, le temps de retrouver ses esprits, et finit par le toiser d'un air faussement sévère.
" Et tu allais partir sans me dire au revoir, alors ? Encore ? Ça devient une habitude ! Je vais finir par exiger un petit cadeau sculpté à chaque fois que tu me fais le coup, comme le médaillon d'avant-hier...

Son sourire s'élargit avant qu'il ne réponde d'un ton mi sérieux, mi amusé :

- Tu sais bien que je ne peux rien te refuser quand il s'agit de te faire plaisir !

Il se pencha pour l'embrasser sur la joue, se doutant qu'elle était un peu trop perturbée pour apprécier un vrai baiser.

- Et je n'aime pas partir sans pouvoir au moins te dire bonjour, mon amour.

" Mwouais, tu dis ça... Pour te faire pardonner ? Quand tu en auras fini avec tes escapades, je vais exiger que tu passes toutes les matinées au lit avec moi... et que tu m'y apportes le petit déjeuner, tiens ! Faudra au moins ça pour rattraper tous ces réveils sans toi !"
Elle prit sa main et la pressa doucement.
" Mais file vite, va, je ne voulais pas te mettre en retard... A ce soir mon amour !"

Il porta la main de sa compagne à ses lèvres et la tint un moment avant de se lever sur un sourire :

- A ce soir, ma belle, répondit-il avant de sortir sans grande hâte, l'envie de rester le disputant à l'appel de son devoir sacré. Il était plus que temps qu'il regagne la forêt en espérant qu'aucun villageois ne chercherait à le dissuader une nouvelle fois.

Il était plus tard que les jours précédents, aussi se trouvait-il déjà quelques personnes dehors, hommes et femmes. Certains le regardèrent passer d'un oeil circonspect, et il les vit se regrouper pour discuter -de lui apparemment. Il n'y avait pas, parmi eux, les hommes qu'il avait croisé la veille.
Cependant, nul ne l'importuna et il put poursuivre sa route. Ombrage le salua d'un hennissement discret alors qu'il passait près du pré communal, et vint frotter un instant sa tête contre son torse, le poussant légèrement comme pour quémander une sortie. Mais l'emmener dans les bois ne serait certainement pas une bonne idée.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Peyregorde