La Couronne de Cuivre

Ennori lorgna le tavernier et se retint de rire

- Et ben l'ami, z'avez de la ressource ! et pas que pour la bedaine ! Appelez moi Ennori.
Si le rôti est bien cuit et qu'la boisson coule à foison, pour sûr que j'vais me plaire dans cet auberge.
Par contre, ma bourse, elle est toute menue, alors combien le repas, la nuit et les rumeurs du coin ?

Heu, Tralalitou aussi !

Titoeil, lui s'était esclaffé. La bedaine, c'est sûr, il en avait. Et le sourire franc du nain avait attisé sa sympathie. Il aimait bien tous les visiteurs, surtout les insolites, ceux qu'il garderait dans sa petite collection dans un coin de sa tête. Aussi ne se formalisa-t-il pas pour la bourse menue.

"Pour les rumeurs, vous apprendrez bien assez tôt qu'Helm est mort. Ils l'ont annoncé il n'y a pas si longtemps. En voila un qui ne viendra jamais prendre une choppe au Loyal, c'est bien triste. Pour ce qui est du repas, de la chope et de la chambre, cela fera deux pièces d'or. Ne l'ébruitez pas, mais vous pourrez me payer plus tard. Un acompte suffira, pour le moment .."

A ces mots, le pauv'nain bondit de son banc et failli s'arracher la barbe...

- Quoi ? 2 pièces d'or ? Mais tu veux ma mort ???
Rah ça va ça va, que serais-je comme nain si ma bourse n'avait pas au moins quelques pièces... ...

Voyant que son coup de gueule n’entraînerait pas de ristourne supplémentaire, il se rassit tranquillement et buta sur les mots du tenancier.

- ... ... et si je tentais pas de négocier ... ... ouai ouai même pour un semblant de manières naniques mais je te remercie pour ta générosité, j't'aime bien toi !..
Par contre c'quoi c'te histoire : Helm mort ? Mais c'pas un d'vos dieux celui-là ?

- Et heu ... "c'est pour bientôt ?", ... c'te bière ou elle fermente encore dans un fût ? dit-il en s'exclaffant

- M'enfin, Marthammor m'est témoin, j'ai bien du mal à cerner vos us et coutumes ... Héhé, z'êtes bien trop grands et vous respirez trop d'air ! finit-il en rigolant.

Titoeil s'était assis en face du nain. Décidèment, il le trouvait bien sympathique, celui-là. Et il avait le sens de l'humour et de l'esprit en plus de la barbe. Peut-être même l'esprit était-il dedans. C'était tellement grand qu'on pouvait y mettre tout et n'importe quoi. Il se rappela un conte que sa grand-mère lui narrait souvent. Une jeune fille enfermée dans une tour avait les cheveux tellement longs qu'on pouvait grimper au sommet de l'édifice en s'en servant comme corde pour pouvoir la délivrer. Encore un truc de prince ça ... S'il avait à délivrer une naine, c'était la barbe qu'il escaladerait. La pensée le fit sourire et lui donna une idée.

"J'ai une proposition, rien de malhonnête, finit-il par dire, vous pourriez nous raconter des histoires naines. Ou peut-être chanter des chansons. Une histoire, un dîner. Cela vous paraîtrait-il honnête ?"

- Aie aie... J'viens pour glaner quelques renseignements et v'là qu'c'est moi qui doit causé... Et pis suis pas l'genre de nain causant, voyez vous? Mais j'vais faire un effort hein ! ... Après tout, l'offre est bien alléchante...

Ennori réfléchit et se détendit un peu

- Ah j'crois qu'j'en ai une ! Courte m'enfin vous m'direz c'que vous en pensez :

C'un nain et un elfe qui causent.
- Hey l'elfe, t'es moche !!!
- Mais vous êtes saoul !..
- Ouai mais moi, d'main, ça sera passé !

Silence dans l'assemblée...

- Quoi ? Y a des elfes parmi vous ? ... Hum bon, un dicton nain plutôt :
Dans la bière il y a de la mousse
Hors, plus il y a de bière, moins il y a de mousse
Mais, plus il y a de mousse, moins il y a de bière
Donc, plus il y a de bière, moins il y a de bière !

- Z'avez compris? ... Ouai bon laissez moi la nuit pour y réfléchir et j'vous retrouverai bien une histoire de derrière les fagots...

Titoeil avait regardé le nain officier avec un air réjoui. Non seulement, la clientèle avait l'air d'apprécier les prestations du petit personnage mais en plus, cela avait le mérite de détendre l'atmosphère en cette période de trouble. Il envisagea de se faire pousser la barbe.

"Bien joué l'ami, dit-il, la prestation une fois terminée, je crois que les gens repartiront contents ce soir. Au fait, une bonne portion de ragoût d'agneau au navet arrosé d'une bonne bière, cela vous dit ? Et que vouliez vous avoir, comme informations ?"

A son grand étonnement, l'homme en face de lui avait l'air aussi ravi de ses élucubrations que l'ensemble des pochtrons présents...
Et bien voilà qui n'allait pas pour lui déplaire et un ragoût d'agneau en prime ne se refusait pas.

Pour sûr le nain n'avait pas l'intention de faire des vieux os dans la cité, il n'avait jamais aimé "trop" de compagnie et la populasse des grandes villes commerciales en faisait parti.
Ennori en restait toujours sur la défensive. "Mieux vaut prévenir que guérir, v'là ce que disait la grand'mère Borda !" et le tavernier avec sa bedaine avait du s'en apercevoir, c'est qu'ils ont l'oeil ces gars-là pour vous jauger un type dès qu'il pose les pieds dans leur établissement.
D'ailleurs, là était peut-être la raison de ces blagues, un moyen comme un autre de diluer la tension et dérider l'assemblée avec l'arrivée d'un étranger.

Pour sûr le nain n'avait pas l'intention de faire des vieux os dans la cité, mais il garderait le Loyal Paladin comme point de repère dans ses vagabondages...

- Hum, ouai, une part de ragoût serait la bienvenue !!! Pour sûr , on est ben m'eux à son aise la panse pleine. Sinon, j'suis désolé mais je ne comprends pas exactement la nature de Helm, sa mort... Je ne fréquente pas les hommes ou le minimum s'en faut... mais de ce que j'ai compris, beaucoup d'églises se disent d'Helm, un des dieux humains dé Féérune, là d'où j'viens, et vous m'annoncez sa mort... J'avoue être perdu.

- Et qu'en est-il de la guerre, est-ce vrai qu'on la prépare ? Que les forges rougissent l'acier des lames et que les prêtres récitent leurs cantiques ?

- J'ai l'intention de rejoindre le Nord par la côte et y trouver de quoi m'occuper les bras et remplir ma bourse, mais les incursions orques et bandits, de c'qu'on m'a dit, rappellent à la prudence...

Titoeil s'était éclipsé pour revenir avec une généreuse part de ragoût et une choppe de bière. Il s'était ensuite installé en face du nain et lui avait répondu.

"A ce qu'on dit, la guerre est à vos portes. Oh, vous savez, ça ne me fait pas très peur. J'ai repoussé dix ennemis d'une seule main. Il m'a suffi de fermer la porte, vous voyez. Mais tout de même, ces mélandiens, ils sont bizarres. Ils sont pas comme nous les mélandiens. Ils marchent, et ils nous regardent avec leurs yeux, vous voyez ..."

Il se dandina, mal à l'aise.

"Quant à Helm, je pense qu'il aurait d'avantage dû venir manger ici. ça l'aurait fortifié."

Kettrarik se réveille en sursaut. Un coup d'œil par la petite fenêtre de chambre miteuse lui fit remarquer qu'il avait dormi plus que de raison. Il sortit du lit et entreprit de faire un brin de toilette. Il tailla les quelques poils hirsutes qui dépassaient de sa barbe puis entreprit de se raser le crâne.

Son crâne rasé. Symbole de son exil et de son abandon de ses origines. Chaque fois qu'il se regardait dans un miroir, cela lui rappelait pourquoi il avait quitté Basseloge. Pour démarrer une nouvelle vie sans pour autant oublier l'ancienne. Il se rasa consciencieusement, rompu à l'exercice tant il pratiquait souvent. Sa toilette achevée, il entreprit de se vêtir. Bien décidé à explorer cette somptueuse cité, il enfila son léger pourpoint de cuir par dessus une chemise et un pantalon en toile. Il enfila ses bottes de marches et au moment où il allait saisir son marteau, son ventre émit un grondement à faire trembler un dracoliche.

Il saisit tout de même son marteau qu'il attacha à sa taille et se dit qu'il trouverait bien un endroit en ville où se nourrir. Il quitta sa chambre, traversa la salle de l'auberge en saluant d'un geste le personnel et sortit sous le soleil de midi manostien.

Le nain avait saisit le bol de ragoût encore fumant qu'on lui tendait. Point de temps pour les politesses alors que son estomac criait famine, il attaqua sa "dégustation" tout en écoutant le bon tavernier...
Peu instruit des us et coutumes de ce pays, il tentait tant bien que mal de comprendre ces propos sans en faire un amalgame avec les lois fééruniennes...

Perdu dans sa méditation... et son remplissage d'estomac... il ne vit qu'au dernier moment son congénère qui lui passait dans le dos. Une barbe de belle qualité, un crâne rasé et un marteau... Voilà quelque chose de bien singulier, même par ici...

Ennori reporta son attention sur son nouvel ami sans rien caché de son intérêt pour le nain de passage.
- Mouais, de ce que j'en comprends, c'est qu'les orques et autres dégénérés sont bien plus à craindre que vos Mélandiens.... groumpf !
- Dites, miam srcumpch .... slurp... z'avez pas des connaissances dans les chantiers forestiers au Nord, le long de la côte ? Juste comme ça, pour savoir...

Deux nains au même endroit, dans sa taverne ! Oh, il n'y en avait pas sept mais c'était bien tout de même. Cela confirmait que le Loyal devenait un pôle, non, une mégalopole puriculturelle. Titoeil sentit ses chevilles enfler sensiblement.

"Bien sûr, nous avons plus à craindre les trolls que les mélandiens. Bien qu'il y a des trolls mélandiens, vous savez. Ils acceptent un peu n'importe qui là-bas à ce qu'il paraît. Parce qu'en cas de guerre ... Au fait, et vous d'où venez-vous ?"

Ennori ne put que remarqué l'attitude satisfaite du tenancier et éclata de rire soulevant la surprise des habitués.

- Dites, vous n'savez répondre à une question qu'par une autre, pas étonnant qu'vous ayez réussi à tenir cet établissement...

- Je viens de loin, de Féérune pour faire simple, pas sur que vous connaissez toute la géographie du continent mais Amn dois vous dire quelque chose. Eh ben, mon clan est installé là-bas depuis quelques siècles, on entretient les relations avec le royaume de Basseloge mais c'est plus ce que c'était...

Chaque mot prononcé devenait plus dur dans sa voix. Le nain s'arrêta, perdu dans ses souvenirs l'espace de quelques secondes...

- Alors ? vous connaissez du monde qui bossent sur les chantiers de bûcherons le long de la Côte au Nord ?

Le soir commençait à tomber lorsque l'elfe poussa la porte du Loyal Paladin. Titoeil, fidèle au poste, leva les sourcils en la voyant : elle lui rappelait vaguement quelqu'un, mais il éprouvait quelques difficultés à se remémorer précisément de qui il s'agissait.
Ce fut lorsqu'elle s'approcha du comptoir pour lui commander une boisson non-alcoolisée que les (mauvais ?) souvenirs lui revinrent à l'esprit. Bien sûr. Elle.

Quelques habitués levèrent vaguement les yeux sur ses cheveux roux : peut-être se souvenaient-ils quelque peu de son dernier passage ici et du relatif succès que la chanson qu'elle avait alors interprété avait provoqué.
« Manost, Manost, tes bouteilles se vident ce soir, le Loyal fermera tard… » L'air était devenu un classique de la ville, même si celle qui l'avait chanté la première avait été, à sa grande satisfaction, oubliée.

Elle était accompagnée d'un jeune elfe, qui semblait avoir l'équivalent de seize à dix-sept années humaines. Quelque chose dans son regard, cependant, ne cadrait pas avec cette estimation : on aurait dit que tout en semblant par moment plus adulte qu'il ne l'aurait dû, il gardait les yeux d'un gamin de six ou sept ans.

Il ne semblait pas vouloir parler, cependant, et c'était elle qui avait commandé pour lui également –lui non plus n'avait pas prit d'alcool.
Sa commande passée, après avoir adressé un sourire à son mystérieux compagnon, elle avait tourné les yeux vers cette salle où elle avait passé quelques brefs, mais intenses moments. De toute sa longue errance, de son exil sans fin, ce vieux bâtiment était ce qui se rapprochait le plus, dans son esprit, d'un foyer.

Elle déclara enfin, plus pour elle-même que pour quiconque d'autre, et d'une voix qui avait quelque peu changé depuis son brusque départ –plus calme, comme apaisée d'une partie de ses anciens soucis–
« C'est bon d'être de retour… »

Chandara avait erré sans but précis depuis la place du temple, en proie à une myriade de pensées confuses mêlées aux ressouvenances récentes. elle avait marché seule, sans faire attention à ceux qu'elle croisait, incapable d'envisager sa situation de manière raisonnée. Elle avait toujours été sujette aux décisions un peu hâtives et irréfléchies. Peut être, avec le recul nécessaire, n'aurait-elle pas quitté ses derniers compagnons sans même s'enquérir de leurs intentions. Mais après les intenses déceptions des derniers jours, son expulsion de l'Ordre avait fait déborder le vase et elle s'était révélé incapable de maintenir ne serait-ce qu'une façade de sociabilité. Elle avait grand besoin de se retrouver seule, peut être avec une bonne pinte de ce vin qu'elle avait contribué à convoyer. C'est ainsi qu'elle se retrouva devant la porte du Loyal paladin et qu'elle y pénétra sans même une hésitation. Il lui fallait une table un peu à l'écart, d'où elle ne serait pas obligée de parler avec la clientèle. Elle appréhendait surtout de se retrouver confrontée à des paladins qu'elle avait connu jadis. Nul doute que la plupart avaient fait un autre choix que le sien. un choix dont elle n'était pas sûre elle-même.

Le Loyal Paladin était aussi fréquenté que toujours, et plus animé que jamais. Les derniers événements politiques fournissaient une abondante matière aux discussions de comptoir et d'arrière-salle. Néanmoins, ce n'était pas là que risquaient de se tenir des réunions séditieuses ; cette taverne était surveillée, ce n'était pas un secret. Chandara aurait presque eu plus de chances de rencontrer ici un "observateur" des Sentinelles qu'un paladin - par les temps qui couraient, ces derniers préféraient se faire discrets face aux laïcs.

Elle se dirigea d'elle-même vers une table en fond de salle, qu'elle choisit exiguë, pour être sûre de ne pas devoir endurer de compagnie. Accaparé par des habitués, Titoeil se cramponnait à son bar et ne l'avait pas remarquée ; ce fut un serveur qu'elle ne connaissait pas qui vint recueillir sa commande. Elle dévisagea involontairement le jeune homme à taches de son qui venait d'un air gauche de se camper devant elle.

"Euh... Votre commande, mamzelle ?"

Chandara adressa un pauvre sourire au serveur, regrettant presque ne pouvoir s’entretenir avec le tavernier avenant qui aurait peut être pu lui remonter le moral. Mais elle avait décidé qu’elle n’avait pas la force de faire appel à Titœil car il lui faudrait une nouvelle fois faire le récit douloureux des derniers évènements. Sortant plusieurs pièces d’or de sa poche, elle les déposa sur la table pour montrer qu’elle avait de quoi payer :

- Bonjour, votre liqueur la plus forte, et ne lésinez pas sur la quantité, voulez-vous ?

Le serveur jeta un coup d’œil expert aux pièces étalées sur la table. Les liqueurs les plus fortes coûtaient une vraie fortune et vous saoulaient leur homme, ce qui dissuadait ordinairement d'en commander plus d'une fois. Il réfléchit quelques instants. Il avait de la bière de Tonnerre, du Feu d'gosier, de l'Hydromel de géant... Mais ce n'était pas très convenable pour une demoiselle, et puis ça faisait irrésistiblement roter ! Il opta donc pour une liqueur qu'il n'avait guère testée, mais dont le nom et l'origine lui paraissait beaucoup plus adaptés à sa clientèle.

« Nous avons du Nectar de l'amitié, une spécialité des semi-elfes d'Aglarond... Je vous apporte ça. »

Il revint quelques temps plus tard avec la commande : un verre, un pichet d'un demi-litre.

« Voilà. Vous devriez peut-être prendre un peu de solide, enfin manger en même temps... »

La liqueur, d'un vert soutenu, était, disait-on, élaborée à base d'une herbe ne poussant que dans le bois de Yuir. Ce que le serveur ne savait pas, c'est que cette liqueur au nom si doux était largement plus corrosive que certaines de celles qu'il avait écartées en se fiant à leurs appellations...

La paladine regarda la liqueur avec suspicion pendant un petit moment. Elle était tout de même très verte ! Mais elle se décida finalement de s’approcher de la carafe pour en sentir la fragrance. Cela ne semblait pas si fort, après tout, à peine pouvait-elle en sentir l’arôme. Et il était trop tard pour reculer sans avoir l’air ridicule ou de donner l’impression de ne pas savoir ce qu’elle voulait. Ne sachant trop comment procéder avec ce type d’alcool, elle décida de faire comme s’il s’agissait d’un grand cru de vin de sa province natale et s’en servir une belle rasade. La mettant en bouche, elle tenta de l’apprécier comme elle l’aurait fait d’un vin rouge. Immédiatement, elle sentit sa bouche et sa langue prendre feu et les larmes lui monter aux yeux. Son nez la piqua tellement qu’elle avala la goulée d’un seul trait pour s’éviter un éternuement grandiose. Peine perdue alors que le feu se répandait insidieusement dans sa gorge jusqu’à ses entrailles. S’étouffant à demi, elle ne put réprimer des larmes brûlantes qui empirèrent quand une partie du liquide se répandit par son nez. Rouge de confusion et déjà bien éméchée, elle ne fut pourtant pas découragée par cette première expérience malheureuse. Elle ne pouvait pas en rester à cet échec et il restait au moins la moitié de ce qu’elle s’était versée dans son verre. Elle décida cette fois de ne pas atermoyer et but une nouvelle rasade sans la garder en bouche. Une réussite en cela qu’elle ne provoqua pas un nouveau rejet de son organisme. Celui-ci y répondait même vraiment bien à bien y penser… La jeune femme se sentait soudain beaucoup moins concernée par les problèmes qu’elle avait à affronter à mesure que le liquide lui anesthésiait le cerveau. Sans plus y penser vraiment, elle se resservit un nouveau verre dont une partie manqua de peu de se répandre sur la table. La main fermement cramponnée à son bien, elle s’administra une nouvelle dose du breuvage sans tout à fait s’épargner cette fois un accident qui tâcha son menton et le haut de sa tunique. Sentant soudain sa tête tournoyer follement, elle tenta de se rattraper au bord de la table lorsque son coude glissa soudainement. Ayant mal estimé son coup, elle bascula violemment de côté, entraînant la table avec elle dans sa chute. Elle avait perdu conscience avant même de heurter le sol sans aucune dignité.

Heureusement pour elle, Chandara ne vit jamais ce qu'il passa ensuite : les bousculades des uns, les rires gras des autres, et le spectacle consternant d'une paladine saoule hissée sur l'épaule par une videuse semi-orque d'aussi méchante humeur qu'à l'ordinaire. Chandara reprit conscience dans une chambre, à l'étage, lorsque Dryade la jeta sur le lit comme un sac de marin. Une conscience très douloureuse de la matérialité environnante, des couleurs, des sons, et des odeurs pourtant lointaines de nourriture. La lueur de la chandelle lui brûlait les yeux. La voix bourrue de la semi-orque lui semblait un ouragan. La fatigue éthylique lui vrillait les tempes.

"Han ! Vous pesez vot' poids d'alcool ! grommela Dryade dans sa barbe (hélas attestée). Tout va de travers, dans cette ville. "A la bancale paladine", qu'on devrait l'appeler, cette auberge : on ferait recette, pour sûr."

Elle souffla d'autorité la chandelle, plongeant à nouveau la pièce dans l'obscurité.

"On se revoit demain, ma ptite dame. On a un remède décapant contre la gueule de bois, m'en direz des nouvelles... En général, ça dissuade de recommencer."

Sur ces mots, elle referma, pardon, claqua la porte (double trille de douleur - Chandara crut que ses tympans allaient céder) puis redescendit avec toute sa discrétion habituelle (les Neuf enfers sont-ils pavés de semi-orques ?) surveiller la grand salle du rez du chaussée. Un silence relatif s'installa dans l'obscurité nébuleuse. Tout était flou, lointain... et lent... Le mieux à faire était encore de dormir...

La tête de Chandara était bien trop lourde et ses muscles trop faibles pour tenter de lutter contre l’injonction de rester allongée. A mesure que le sommeil effaçait l’euphorie de l’ivresse, la honte gagnait insidieusement du terrain. Honte pour s’être donnée en spectacle quoique cet épisode fût très flou dans son esprit comme s’il avait été vécu par une autre personne. Mais surtout et avant tout pour avoir abandonné ses compagnons sur la place, sans même un au revoir. Demain, il lui faudrait tenter de réparer les dégâts, retrouver Eroeh et Althéa. Mais cela devrait attendre demain, tout son corps protestait contre son esprit refusant le repos, anticipant le moment où il faudrait se lever, retraverser cette salle qui avait vu son piètre spectacle. Peut être serait-il possible de s’esquiver à la faveur du matin ? Non, elle devait des excuses au tavernier, elle ne se défilerait pas. C’est donc en proie aux affres de la honte que la paladine s’engouffra dans un sommeil agité, tout sauf réparateur.

Si sombrer dans le sommeil n'avait pas été un réel soulagement, le réveil fut une vraie torture. Non seulement elle n'avait pas l'impression d'être reposée le moins du monde, traînant après soi un épuisement de tous les membres, mais la gueule de bois promise par Dryade était au rendez-vous ; elle avait la tête dans un étau, les yeux brûlants, les paupières lourdes, les oreilles bouchées, et l'impression que son cerveau était contraint de fonctionner au ralenti. Un coup d'oeil à la fenêtre lui confirma que la matinée était déjà bien avancée.

Quand elle se décida à descendre dans la salle commune, elle la trouva à peu près vide. Titoeil était derrière le bar, et il la regardait descendre d'un air désolé.

"Bonjour, Chandara. Euh... J'espère que vous allez mieux ?"

La paladine dut s’y reprendre à trois reprises avant de parvenir à se lever. La tête lui tournait tellement qu’elle était au bord de la nausée et ses muscles refusaient de lui fournir la moindre force. Elle s’était vraiment mise dans un piètre état qui la paralysait encore davantage de honte. Mais, ferme de sa résolution de la veille, elle trouva finalement la ressource de s’extraire du lit, d’arranger piteusement ses vêtements froissés et collants de sueur. Il n’y avait vraiment rien à faire pour ses cheveux et elle n’avait de toute manière pas la force de se mettre en quête d’un miroir. C’est ainsi, yeux plissés et démarche incertaine, qu’elle entreprit la longue marche vers la salle commune. Chaque pas, claquement de porte et autre son matinal lui était une nouvelle épreuve, une nouvelle punition pour sa conduite inqualifiable de la veille. Elle faillit trébucher dans les escaliers et se retint au dernier moment à la rampe avant de reprendre sa descente. Une fois en bas, une nouvelle épreuve l’attendait en la personne de son ami Titœil. Elle dut se concentrer pour interpréter sa question et plus encore pour trouver de quoi répondre, toute rougissante :

- Je suis désolée et j’espère que je ne vous ai pas causé trop de tort hier soir. Il va de soi que je paierai pour la chambre. Rassurez-vous je vais bien, j’ai simplement mal dormi ces derniers jours.

Evidemment, son ton et son allure criaient au mensonge mais la jeune femme refusait de reconnaître une faiblesse dont elle était seule responsable, trace de fierté bien mal placée en la circonstance. Inutile d’accabler le bon aubergiste…

Titoeil ne lui demanda pas comment son manque de sommeil la conduisait à s’effondrer ivre morte sur le plancher d'une salle commune, preuve qu'il était bien l'imbécile que tout le monde croyait, ou bien qu'il était beaucoup plus fin qu'il n'en avait l'air. S'essuyant distraitement les mains sur son tablier, il prit cet air bonhomme qui s'accordait si bien à sa circonférence.

« Ah, je préfère ça ! C'est que j'étais inquiet, voyez-vous, cet évanouissement soudain, et puis toute cette agitation théâtrale... Comme si un drame pouvait survenir ici ! Personne ne meurt au Loyal Paladin, non mademoiselle, même s'il y en a quelquefois pour nous traiter d'empoisonneurs... Mais ça c'est uniquement quand Dryade se met aux fourneaux. Ou quand leur bourse est vide, bien sûr, affirma-t-il en retrouvant au fur et à mesure qu'il parlait son assurance et sa volubilité habituelles. Oh, mais je manque à tous mes devoirs. Que voudrez-vous prendre pour votre petit-déjeuner ? Quelque chose de revigorant ne vous ferait pas de mal, je pense. Et beaucoup boire, aussi. Tisane, bouillon... Dryade a tenu à vous préparer un petit quelque chose, mais l'odeur ne m'inspire pas confiance. » Il baissa la voix pour ajouter comme en confidence : « C'est à mi-chemin entre le le thé terreux et le poisson pourri... Vous ne nous l'avez pas énervée, j'espère ? »

Chandara était circonspecte. Elle n’était que trop consciente de son état réel et si la décoction concoctée par Dryade pouvait se révéler de la moindre utilité, peut-être valait-il mieux s’y prêter de bon gré. Malgré son goût horrible décrit par Titœil, elle n’avait guère envie de vexer la solide videuse de la taverne. Aussi déclara-t-elle d’une toute petite voix, autant par incertitude que pour ne pas déclencher un nouveau tonnerre dans son crâne :

- Si Dryade a pris le temps de la préparer pour moi, la moindre des politesses est de le boire.

"Très bien, très bien ! je vous rapporte ça."

Titoeil esquissa un signe d'impuissance, que l'on aurait pu traduire par : "ce que femme veut...", ou encore : "c'est votre enterrement, après tout." Puis il disparut un bref instant dans les cuisines, pour finir par lui rapporter une espèce de bouillon tiède dont l'odeur correspondait hélas assez bien à la description. Au goût, cependant, c'était assez différent. S'y ajoutait une texture de savon fondu.

Mais l'aubergiste ne l'abandonna pas si vite à sa potion expiatoire : une question lui brûlait les lèvres.

"Si vous prenez vos nuits ailleurs qu'au Cœur Radieux, je suppose que c'est parce que vous êtes en mission une fois de plus ? Alors que vous venez à peine de rentrer d'expédition ? Ils exagèrent..."

Elle faillit lui demander comment il savait cela, avant de se rappeler qu'il avait reçu une livraison de vin, et probablement, quelques livreurs bavards.

Chandara hésita un moment devant le bol tendu, son aspect étant vraiment tout sauf appétissant. Pourtant, ce n'était pas la cause de son absence : la jeune femme se demanda un instant ce qu'elle révèlerait à l'aubergiste. Elle avait la possibilité d'éluder la question mais ce serait alors comme trahir la confiance du dernier ami qui lui restait en ville. Et même sans ces scrupules, elle se rendit compte qu'elle avait besoin d'en parler, à n'importe qui, qu'elle ne pourrait pas se contenter d'oublier la question et de faire comme si de rien n'était. Elle avait besoin de conseils, d'une oreille attentive, pas de rester enferrée et affronter seule la dure réalité. Pour se donner du courage, elle but une gorgée du bouillon et faillit le regretter. Un haut le cœur faillit la prendre, lui demandant quelques secondes supplémentaires. Si elle gardait un goût affreux dans la bouche, au moins cela la détournait-elle de l'affreux étau compressant sa boîte crânienne :

- Non, il n'y aura plus de mission pour moi ni même de chambre au siège de L'Ordre. J'ai été expulsée hier.

Sa voix faillit se briser sur ces derniers mots mais ils étaient finalement sortis, dans toute leur réalité.

Interloqué, Titoeil en resta coi l'espace de quelque secondes. Il était loin de s'attendre à cela.

"Mais... Je ne comprends pas. Vous venez de rentrer de mission, et c'est une réussite, non ? Enfin je veux dire, vous rentrez entière et même avec de bons tonneaux manostiens en prime. Je les connais bien, ces négociants ! C'était un bon cru, je vous l'aurais fait goûter si vous n'aviez d'emblée choisi des liqueurs, ahem, plus vigoureuses... Mais je perds le fil... Pourquoi cette expulsion ?"

Puis une idée sembla traverser son crâne, et son visage s'illumina.

"Ah ! Je sais. C'est sans doute lié à la mort de Helm, n'est-ce pas ?"

La digression sur le vin rappela douloureusement Chandara à ses excès de la veille mais ce fut l'insistance sur son expulsion qui fut la goutte d'eau pour la paladine. Alors, elle en put plus retenir toutes les larmes qu'elle avait contenues depuis qu'elle avait appris la triste nouvelle de la disparition de son dieu. Incapable de répondre de façon intelligible à la question de l'aubergiste, la jeune femme se détourna mais ne put que s'asseoir sur une chaise située toute proche sous peine de s'effondrer sur le sol.

Titoeil se sentait d'autant plus idiot devant cette réaction de Chandara qu'il ne savait absolument pas ce qu'il se passait, et qu'il n'avait jamais vu la paladine dans un tel état.

"Allons, allons, du calme, je suis désolé, je ne voulais pas être maladroit... Tenez, voilà de quoi vous essuyer les yeux, je reviens."

Il lui tendit de bonne grâce son tablier (à sa décharge, immaculé) et fila dans la cuisine, d'où il revint une bonne minute plus tard avec un plateau complet comprenant pichet de lait chaud, petits pains frais à peine sortis du four, et divers pots de confiture.

"Un bon petit déjeuner dont vous me donnerez des nouvelles. Offert par la maison, bien sûr."

Il s'assit face à la paladine, apparemment disposé à la regarder manger, un sourire encourageant sur les lèvres.

Chandara s'essuya longuement le visage, honteuse de sa réaction. Elle profita du départ de l'aubergiste pour se refaire une contenance mais, à son retour, elle avait toujours les yeux rouges. Touchée par l'attention, elle décida de tenter de grignoter, au moins pour faire plaisir à Titœil. Dès qu'elle goûta aux délicieux petits pains, il se rendit compte qu'elle avait de l'appétit finalement. Entre deux bouchées, elle bredouilla un "merci" désolé puis se remit à nettoyer consciencieusement son plateau.

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