La Couronne de Cuivre

Il entendit des pas derrière lui.
Ceux de Thibault qui, un instant plus tard, était à sa hauteur.
-Un instant, s'il te plait.
Il leeva la main pour l'empêcher de répondre.
-Non, je ne vais pas essayer de te convaincre de changer d'idée : je suis parfaitement conscient que c'est hors de ma portée. Je voudrais juste savoir s'il y a une chance pour que tu me laisses t'accompagner.

L'intervention du clerc laissa le paladin décontenancé. Puis il le dévisagea avec suspicion, flairant le coup fourré. Un prêtre de l'expérience de Thibault pouvait le mettre hors de combat en quelques mots, sans qu'il puisse s'en prémunir.
" Pour quoi faire, au juste ? demanda-t-il. Ne penses-tu pas que tu pourrais contribuer à libérer Etienne ?"

Il haussa les épaules.
-Bah, ils sont treize. Quinze, même, puisqu'ils ne vont pas tarder à rejoindre Giovanni et Varamyr. Honnêtement, avec un tel effectif, ma présence à leurs côtés est-elle bien nécessaire ? Quant à ce que je veux faire...
Nouvel haussement d'épaules.
-La même chose que toi, j'imagine.

Mais il n'imaginait rien car il ne savait rien. Il n'était pas membre du conseil. Les quelques paroles d'Ezéchiel, imprécises, n'avaient pas pu le renseigner sur l'ampleur de la situation. Hubert hésita. Mais qu'avait dit Giovanni, que sa nature de demi-céleste le protégeait contre la magie. Il n'était donc pas exclus qu'il soit capable de résister au Sunite si celui-ci tentait de le ramener dans le rang.
" M'accompagner est risqué, dit-il. Je n'ai pas l'intention de faire marche arrière si les choses se corsent."

Le clerc rit de bon cœur.
-Dis, oublierais-tu que les Sunites sont du genre tête brûlée ?
Il lui sourit largement.
-Mais assez perdu de temps : allons-y.
Déjà, il se mettait en route d'un pas alerte.

Il y avait quelque chose de louche là-dessous, mais le paladin haussa les épaules et emboîta le pas du clerc. Ils avaient suffisamment tergiversé, il était temps de progresser vers les mines, avec détermination mais vigilance. Quelque chose rôdait désormais dans les couloirs, Hubert en était persuadé, quelque chose qui serait davantage sensible à ses pouvoirs qu'une bande de malotrus venus d'Ithilion.
Pendant une seconde, il regretta de n'avoir été jusqu'à la forteresse pour libérer Etienne : sans doute Louis lui échapperait-il, et c'était dommage. Mais cela ne dura qu'un battement de coeur, et il reprit sa route dans le sillage du Sunite.

Thibault s'éclairait grâce à un caillou qu'il avait enchanté et qui s'avérait à la fois moins encombrant et plus aisément dissimulable qu'une torche magique. Son propriétaire se dirigeait d'un pas sûr, n'hésitait pas un seul instant aux embranchements et, bientôt, ils eurent atteint leur premier lieu de lhalte. Le Sunite n'y marqua même pas un temps d'arrêt et continua au même rythme. Toutefois, il finit par s'immobiliser et par ranger sa source de lumière, ce qui permit de remarquer, plus loin dans le couloir, les reflets ténus de flambeau.

Le paladin fit signe au clerc de s'arrêter et décida d'aller seul vers la lumière. Il espérait parvenir à discerner ce qui les attendait plus avant sans devoir approcher trop. S'ils étaient entre deux et dix, ils seraient sans nul doute capables de les neutraliser. Un sort de communication prenait dix minutes d'incantation, il était bien placé pour le savoir, aussi les risques qu'ils puissent avertir leurs alliés de l'attaque étaient très limités. Evidemment, s'ils étaient trente, il faudrait sans doute choisir un autre chemin...

Ils étaient douze à occuper le croisement.
Il y avait deux soldats pour en surveiller chaque branche : l'un tenant une torche, l'autre une arbalète.
Les quatre derniers échangeaient parfois des commentaires à mi-voix. Mais, l'essentiel du temps, ils demeuraient silencieux.
c'était à des gardes aux aguets qu'ils avaient affaire.

Hubert revint en arrière, vers Thibault, pour faire le point sur leurs possibilités d'intervention. Une solution était de trouver un autre passage vers les mines : la cité en était truffée. Mais ils n'avaient pas de plan, et sous terre, le paladin ne se faisait pas d'illusions sur sa capacité à s'orienter. D'un autre côté, il se sentait parfaitement capable d'éliminer douze hommes, surtout avec le soutien de Thibault. Rien que ce fichu sortilège de Parole Sacrée serait suffisant pour en venir à bout, mais il préférait garder ce genre de pouvoir en réserve. Le Sunite, cependant, devait avoir de quoi faire pencher la balance en leur faveur.

Le clerc se gratta la tête.
-Si tu dis qu'il y a d'autres entrées menant aux mines, je te crois sur parole. Mais je serais bien incapable de les localiser. En revanche, tu penses bien que j'ai toujours quelques convocations et quelques colonnes de feu en réserve... Alors tant qu'à faire, chargeons-les : au pire, ça fera toujours douze salopards d'éliminés.

Pendant une demi-seconde, Hubert hésita. Ils allaient franchir un seuil qu'ils avaient évité jusque là, celui où ils attaquaient les Ithiliens dans les tunnels. Mais tout bien réfléchi, ils en avaient déjà massacré un certain nombre dans la forteresse, ce n'était pas très différent.
Il sourit au Sunite.
" D'accord." dit-il simplement, faisant glisser sa lame hors de son fourreau.

Thibault eut un sourire radieux.
-Enfin un peu d'action !
Il incanta rapidement, faisant apparaître plusieurs élémentaires de feu puis, tirant sa lame, il fit signe aux créatures de le suivre et... s'avança à pas de loup.
Moins d'une minute plus tard, l'un des gardes les repérait. Dès lors, les deux comparses chargèrent et la mêlée débuta. Ils ne furent pas longs à occire plusieurs de leurs adversaires sans que cela soit très étonnant : que pouvaient de simples soldats, contre eux ?
Néanmoins, Hubert fut interpellé par un détail troublant.
Aucun des Ithiliens ne tentait de fuir.

C'était troublant, certes, mais aussi ils étaient au coeur d'une mêlée, et ce n'était pas le moment d'avoir des hésitations. Ils auraient bien le temps d'y réfléchir une fois tous leurs adversaires à terre. Peut-être attendaient-ils du renfort. Peut-être avaient-ils été affectés par la rupture du sceau. Peut-être était-ce la morale ithilienne, simplement. Lui non plus n'aurait pas fui.
Mais il décida alors d'en garder un en vie. Un bon coup de pommeau sur la tête devrait suffire à l'envoyer dans les limbes et un sort de soin l'en sortirait ensuite. Peut-être apprendraient-ils alors enfin quelque chose d'utile...

Vaincre totalement l'escouade ennemie fut un peu plus long qu'on aurait pu l'imaginer. D'abord parce que les soldats leur donnèrent malgré tout du fil à retordre, ensuite parce qu'ils semblaient désireux... de gagner du temps à tout prix. Néanmoins, la bataille finit par se terminer alors qu'Hubert, avait réussi à mener son plan à bien. Thibault, pour sa part, s'était battu comme un lion : il était très bon bretteur, il fallait l'admettre. Mais peut-être aussi était-il animé par une fureur sourde... Qui sait si elle n'était pas induite par ce qu'il avait observé durant sa scrutation ?

Hubert n'était pas très fier du résultat de l'échauffourée : il n'aimait pas tuer des êtres humains, même ennemis. Ce n'était pas sa vocation, pas son combat. Il avait espéré secrètement, peut-être, qu'ils finiraient par fuir ou se rendre. C'était évidemment mieux qu'ils n'aient pas pu donner l'alarme, mais tout ce sang qui maculait désormais le carrefour et sa cotte de mailles, lui donna une vague nausée. Il resta un moment interdit, ne sachant pas quoi faire des cadavres, ni où porter ses pas.
" Tu n'as rien ?" demanda-t-il finalement à Thibault.

Le Sunite secoua la tête.
-A peine quelques égratignures.
Il semblait mal à l'aise. Soit à cause du massacre soit... pour une autre raison.
-Je crois que les mines sont de ce côté-là, fit-il en indiquant l'un des embranchements. On y va tout de suite ? Ou bien tu as une autre idée ?

" On va interroger celui-ci, dit le paladin en désignant l'homme qu'il était parvenu à assommer. Il y avait quelque chose de curieux dans leur manière de résister. Mais je propose que nous ne restions pas au milieu du jeu de quilles. Dépassons l'embranchement et cherchons un chemin de traverse où nous ne risquerons pas d'être surpris."
Il souleva l'homme, vérifia qu'il était encore vivant, et le jeta sur son épaule. Bien sûr, il ne s'attendait pas à ce qu'il coopère... mais peut-être tenait-il à la vie. Ou Thibault lui ferait du charme, quelque chose comme ça.

Aussitôt dit, aussitôt fait : ils se remettaient en route.
Ils ne tardèrent ni à trouver ce qu'ils cherchaient, ni à réveiller leur captif : une brève imposition des mains du paladin suffit à lui faire retrouver ses esprits.
Il observa tour à tour ses deux geôliers. L'inquiétude se lisait dans son regard. Pour autant, il ne desserra pas un instant les lèvres, visiblement bien décidé à demeurer dans un mutisme absolu.

Hubert demeura assis sur ses talons, pensif. Il n'avait jamais torturé personne, et ce n'était sûrement pas aujourd'hui qu'il allait commencer. Si l'Ithilien refusait de leur parler, ils seraient contraints de le ramener au palais. Peut-être que comme les petits Paludiers avant lui, il se civiliserait au contact de la communauté.
Le paladin faillit rire de ses propres pensées.
" Tes compatriotes ont attiré un grand malheur sur nos têtes à tous, à force de fouiller des profondeurs interdites, dit-il. Nous n'avons pas beaucoup de temps pour enrayer le cataclysme qui nous emportera tous. Et si tu veux survivre, tu as intérêt à coopérer avec nous. Nous ne sommes pas des brutes : nous n'allons ni te faire de mal, ni t'asservir à la manière d'une bête, même si toi et les tiens ne méritez peut-être pas mieux. Comment t'appelles-tu ?"

-Va te faire foutre.
La réponse avait été crachée avec toute la spontanéité que l'on puisse imaginer. Mais le prisonnier parut s'en vouloir. Pas forcément à cause de ce qu'il avait dit. Peut-être, simplement, qu'adresser une parole à l'ennemi était assimilable à de la trahison.
-On a tiré le gros lot : causant, aimable, courtois... commenta Thibault d'un ton dégagé.

Hubert grimaça. Curieusement, cette déconvenue pourtant prévisible fit vaciller sa résolution, comme s'il avait erré dans un nuage de fureur qui était en train de se déchirer. Il aurait pu frapper l'Ithilien, pour décharger une partie de sa hargne, venger l'insulte, sublimer sa frustration d'avoir été incapable de prévenir la catastrophe dont il avait pourtant eu une prémonition — car c'était à cela que servaient les prémonitions, tout de même, non ?
Il songea à Etienne, à Albérich, aux derniers mots que lui avait adressés Ezéchiel. Il ne pouvait pas faire marche arrière, ce n'était plus possible. Les paladins ne se réfugient pas, ils combattent.
" Tu devrais le ramener à notre base. Peut-être qu'il apprendra les bonnes manières avec le temps."

Thibault soupira.
-Désolé, Hubert, mais j'ai très, très envie de continuer ce que nous avons entrepris, moi aussi. A l'inverse, je préfère autant que possible m'épargner les foudres de tu-sais-qui, lesquelles risqueraient de ne laisser de moi que des cendres si j'osais rentrer seul.
Il lorgna le prisonnier.
-Ligotons-le, bâillonnons-le et planquons-le dans un coin : nous n'aurons qu'à le récupérer en repartant.

En repartant ? Thibault était plus optimiste qu'un Lathandrite ivre, pour le coup.
" Il va se faire bouffer par une goule, si on fait ça, remarqua Hubert en détachant la ceinture du prisonnier pour l'entraver. Elles fonctionnent à l'odeur. Mais je suppose qu'on n'a pas le choix."
Il se tourna vers le soldat.
" Prie Tymora, mon gars. Tu vas avoir besoin de son aide."

Il rit.
-Que tu crois !
Puis son ton se fit menaçant.
-C'est toi qui devrais prier, plutôt. Et ton pote aussi. Parce que vous savez quoi ? Vous êtes déjà fichus.

Hubert ne pensa pas grand chose de la petite sortie de l'Ithilien, se contentant de le bâillonner bien serré, puis de s'assurer qu'il ne pourrait pas bouger, avant de le pousser dans un coin. Abandonner ainsi un homme, même un Ithilien, le mettait éminemment mal à l'aise.
" Il va se faire tuer, dit-il à Thibault. Peut-être devrions-nous... Je ne sais pas. Bah. Peu importe. Au point où on en est, autant aller de l'avant."
Ils avaient tué ses onze compagnons. La sensiblerie n'avait pas droit de cité en temps de guerre.

-Bon, où va...
Le Sunite ne termina pas sa phrase.
Et pour cause.
Il venait de percevoir des bruits.
Des bruits reconnaissables entre tous.
Ceux des bottes... et de la maille.

C'était un fiasco, une fois encore. Ils n'avaient même pas réussi à s'approcher de la mine. Comment diable les Ithiliens avaient-ils su arrivaient ? Les soldats qu'ils avaient attaqués n'avaient aucun moyen de les contacter, pourtant... C'était peut-être un hasard, peut-être remontaient-ils vers la forteresse à présent qu'ils avaient rompu le sceau et gagné les étages inférieurs. Peut-être l'alarme avait-elle été donnée, justement, au cours de la libération d'Etienne.
Cela n'avait pas d'importance.
Une partie d'Hubert avait envie de foncer dans le tas pour aller affronter son destin. Il était las de l'inertie des derniers jours, las de ses propres manquements, savait qu'il ne pouvait pas rentrer au palais après ce qui s'était produit plus tôt dans la journée. Comme Varamyr, il ne se laisserait pas prendre vivant et n'éprouvait qu'une vague joie sinistre à l'idée de retourner sa lame contre lui-même, au moment où tout serait perdu.
Mais il était le seul demi-céleste de leur groupe — les Ithiliens en avaient probablement dans leurs bagages, ils semblaient si bien préparés à tous égards — et Thibault était un atout de poids.
Aussi pénible et insatisfaisant cela soit-il, il fallait fuir.
" Filons. Essayons de trouver un passage vers la surface." souffla le paladin à son acolyte.
Ils seraient plus à même d'échapper à leurs poursuivants dans un environnement plus riche. Et Hubert avait besoin de voir le soleil, juste pour s'assurer qu'il existait vraiment.

Thibault acquiesça et ils se remirent en route.
Quant au prisonnier, jusqu'alors calme, il commença à se démener autant qu epossible. Il n'avait guère d'espoir de se libérer, ligoté comme il l'était : néanmoins, ses mouvements frénétiques gênaient malgré tout la progression du paladin...
Derrière eux, des ordres retentirent : il semblait qu'on ait repéré les traces qu'ils avaient laissées après avoir marché dans le sang de leurs victimes...

Hubert se tourna vers Thibault. La tentation d'abandonner le prisonnier était grande et il savait qu'il y succomberait rapidement. Il n'était pas impossible que les mages disposent d'un moyen de le suivre à la trace, d'une manière ou d'une autre.
" Tu ne sais pas faire un mur de pierre, rapidement, histoire qu'on puisse prendre de l'avance ?" demanda-t-il à Thibault.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue