La Couronne de Cuivre

Thibault poussa un profond soupir plus déclara posément :
-Hubert, c'est la troisième ou quatrième fois que tu essaies de me renvoyer au palais. Moi, je n'ai pas essayé une seule fois, alors même que ta présence là-bas est autrement plus cruciale que la mienne, alors qu'en l'occurrence tu disposes également de pouvoirs curatifs tandis que mes sortilèges sont plus appropriés en matière de diversion. Alors, s'il te plait... Respecte mon choix comme je respecte le tien.

Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, songea le paladin.
La seconde suivante, il se demanda si le Sunite et lui-même seraient jugés pour désertion.
" Dans ce cas, d'accord... dit le paladin dans un soupir. Tu feras diversion et j'irai les soigner."
Il fallait bien qu'un des deux s'en charge, et comme le clerc avait l'air aussi buté qu'un âne... Hubert ne voulait pas à nouveau faillir pour des raisons fallacieuses, d'amour-propre mal placé.

Il prit un air pensif.
-Je ne sais pas s'ils sont blessés. Le terme "faible" semble plutôt indiquer un grand état de fatigue contre lequel nos sorts de soins risquent d'être impuissants. Dès lors, nous pourrions faire diversion tous les deux : nous tiendrions plus longtemps... Autre option : nous les rejoignons ensemble, nous voyons ce que nous pouvons faire et ensuite, éventuellement, nous recrutons Giovanni pour que, grâce à sa connaissance des passages secrets, il nous permette de semer davantage de bazar tout en prenant moins de risques. De surcroit, avec lui, nous aurions sans doute une chance d'atteindre Étienne...

" Prenons la seconde option. Il y a déjà eu assez de morts aujourd'hui, je ne suis pas certain que rajouter nos cadavres sur la pile soit des plus opportuns."
Il se rapprocha de la porte, main sur le manche de son épée.
" Par où devons-nous aller ?"

-Dans un couloir qui est parallèle à celui où se trouvaient nos chambres. Ce n'est pas très loin d'ici, sans être tout à fait la porte à côté.
Il haussa les épaules.
-Nous n'aurons qu'à mettre ce trajet à profit pour réfléchir à différents types de diversion. Après tout, un bel incendie, ça fait son petit effet. Surtout s'il touche les appartements d'un officier ou... du grand chef en personne !

" Je ne sais pas s'il faut encore envenimer les choses... Cette intervention aura des répercussions et... C'est une chose de libérer nos gens, une autre de provoquer l'ennemi... Je ne sais pas."
Il sortit dans le couloir, vigilant.
" Nous devons être certains, aussi, qu'il ne reste pas de prisonniers dans la forteresse... si nous décidons d'y bouter le feu..."
Mais ce n'était plus le moment de parler : ils devaient rejoindre leurs alliés au plus vite. Ils discuteraient de la suite une fois à l'abri.

Le trajet fut moins périlleux qu'ils n'auraient pu le craindre : certes, il restait des patrouilles, mais elles étaient faciles à éviter et l'ennemi, à présent, semblait avoir décidé de surtout surveiller les différentes issues. Bref, c'est sans mauvaise surprise qu'ils parvinrent dans le fameux couloir, à deux pas de l'endroit où, des nuits durant, Hubert avait dormi aux côtés d'Albérich.
-Reste à trouver le passage secret... souffla Thibault. Et ça, c'est pas gagné.

" Je n'ai aucune compétence dans le domaine... dit le paladin. Giovanni n'a-t-il pas pu t'aiguiller précisément ? Peut-être que si on tape sur le mur, ils nous ouvriront ? Ils nous entendent peut-être, cela dit... Nous entendions les Ithiliens, quand nous étions dans les passages secrets..."
Il grimaça.
" Ecoute, cherche, et je te couvre."

-Tu sais, quoiqu'il soit éminemment pratique, le sortilège de communication à distance à ses limites : en trente mots seulement, on ne peut vraiment pas dire grand chose...
Sur ces paroles, le clerc se mit en devoir de chercher, donnant de petits coups sur les murs, appelant à mi voix... Plusieurs minutes s'écoulèrent mais, finalement, il y eut un grondement ténu et... Thibault disparut, comme happé.
Non loin, des bruits de pas annonçaient qu'une patrouille se rapprochait.

Hubert se précipita vers l'endroit où il avait disparu, espérant qu'il pourrait en faire de même avant l'arrivée de la patrouille. Il n'avait pas peur de les affronter, mais ce n'était pas non plus son intention première... Heureusement, Thibault savait qu'il était là et l'extirperait probablement du couloir avant qu'il ne soit trop tard.

Il était à peine parvenu à l'endroit où Thibault se tenait quelques instant plus tôt que des mains le saisirent et l'attirèrent avec énergie.
Celles de Varamyr.
Quelques secondes encore, et un grondement indiquait la fermeture de la porte dérobée.
Il se trouvait dans une salle de taille moyenne, dépouillée mais bondée de monde.
Il y avait là les survivants de l'équipe d'intervention ainsi qu'une bonne vingtaine de ci-devants captifs, des anciens et des enfants pour l'essentiel. Si leur mise était en plus piteux état encore que celle des résidents du palais - ce qui n'était pas rien -, ils ne présentaient pas, de prime abord, de signes de mauvais traitement. Et, surtout, ils avaient l'air plus soulagés qu'inquiets.

Se retrouver face à ceux qu'il avait abandonnés plus tôt emplit Hubert d'une honte qui le fit virer de teint. Il était soulagé de les retrouver, bien sûr, et il désirait s'amender, mais il savait que c'était impossible, que personne n'oublierait la tirade d'Ezéchiel, Ezéchiel qui était mort par sa faute, et qu'il devrait désormais avancer avec cette souillure. Il n'avait pas le temps de s'apitoyer sur son sort, cependant : il fallait aider tout ce petit monde à s'enfuir.
Il rejoignit donc Varamyr et Giovanni, mais se révéla incapable de les regarder en face.
" Que pouvons-nous faire pour vous aider à gagner les souterrains ?"

-D'une diversion, fit le Paludier. Peut-être n'est-ce plus tout à fait indispensable, puisque vous avez réussi à parvenir sans encombre jusqu'ici. Mais vous étiez deux, non quarante, et vous pouviez avancer aussi vite que vous le souhaitiez. Le tout est de faire en sorte que ceux qui détourneront l'attention de l'ennemi aient une chance de s'en sortir.
-J'ai le Passepierre, intervint Giovanni. Ainsi que le phylactère d'Albérich, que j'ai bêtement oublié de lui rendre. Mais qui sait, ça peut toujours servir...
De son côté, Thibault faisait déjà le tour des anciens prisonniers, afin de voir s'il pouvait les aider, les soulager.

" A lui seul, le phylactère devrait suffire à faire diversion... dit le paladin. Mais vous pouvez peut-être me donner davantage d'informations... Combien y a-t-il de soldats dans cette forteresse, finalement ? Le mieux est peut-être de vous escorter jusqu'au passage secret et d'intervenir en cas de besoin... Thibault proposait aussi de mettre le feu quelque part, pour détourner leur attention, mais... savez-vous s'il reste encore beaucoup de prisonniers ici ? J'imagine Etienne... mais à part lui ?"

-Il n'y a plus de prisonniers à cet étage : tous ceux qui pouvaient un tant soit peu travailler ont été envoyés aux mines et... nous avons libéré ceux qui étaient trop faibles pour y aller. A deuxième, il y a Étienne, effectivement, et au moins l'un des deux paladins sunites, d'après ce que j'ai compris. Peut-être d'autres personnes encore mais... Je n'ai pas de certitude.
-Avant que l'alarme ne soit donnée, il y avait une bonne centaine de soldats, ici. Une trentaine au moins a filé dans les souterrains, les autres passant la forteresse au peigne fin.

" Une bonne centaine... C'était du suicide."
Il regarda les prisonniers qu'ils avaient libérés.
" Mais nous allons en tirer le meilleur parti, à présent."
Il restait septante soldats dans la forteresse. Heureusement elle était vaste, ils étaient disséminés ça et là.
" Giovanni, j'imagine que c'est toi qui as l'idée la plus claire du trajet à emprunter pour rejoindre le passage secret qui mène aux souterrains. Nous devrions organiser la diversion dans un tout autre endroit de la forteresse... Thibault et moi pouvons nous en charger. Nous utiliserons le passepierre et le phylactère pour nous enfuir ensuite. L'un de nous deux pourra se métamorphoser en quelque chose qui vole, comme Albérich l'a fait lors de notre fuite pendant l'assaut. Mais pour ça il faut que tu me dises vers où tu veux que nous attirions l'ennemi..."

-Et bien... A l'opposé de l'escalier dissimulé qui nous intéresse, simplement.
Le barde hésita.
-Varamyr connaît aussi bien le trajet que moi, pour l'avoir fait. De mon côté... Je sais où sont tous les passages secrets... Je pourrais donc vous être utile et, surtout... Vous aider à vous enfuir une fois notre travail accompli, non ?

Misère, ces Sunites faisaient la paire. Hubert n'essaya même pas de convaincre Giovanni du contraire : ils allaient perdre du temps précieux, en vain, car le barde allait argumenter jusqu'à avoir gain de cause. Il se tourna vers Varamyr.
" Où suis-je le plus utile ? Avec les Sunites ou avec vous ?"

Varamyr grimaça.
-Tu m'en demandes beaucoup, là : je ne suis pas stratège.
Il plissa le front.
-Avec eux, peut-être, si tu penses pouvoir contribuer à une diversion susceptible d'attirer la majeure partie des soldats. Et si tu penses être en mesure de les raisonner au cas où... ils voudraient tenter une autre libération.

Hubert se sentit rougir.
" Ils vont vouloir libérer le paladin sunite a minima... C'est un ami de Thibault. Je ne vois pas comment je pourrais empêcher cela. Mais je peux les y aider... et essayer de libérer Etienne au passage..."
Evidemment, à cinq sur le dos d'un griffon, ce serait impossible. Il secoua la tête.
" Je ferai mon possible pour les canaliser... mais je ne suis pas la personne la mieux placée pour cela... Je suis paladin."

Le paludier soupira.
-Dis-toi quand même que si tu en réchappes aujourd'hui, tu seras en mesure de sauver des vies dans les jours à venir. Et de lutter, aussi, contre la catastrophe qui va débuter sous peu, à présent que le sceau est rompu.
Giovanni, lui, se tint coi. Quant à Thibault, nul doute qu'il en aurait bientôt terminé avec leurs compagnons fraîchement libérés.

" Je sais." souffla Hubert, tentant de ne pas exprimer l'accablement qu'il ressentait à cette perspective.
Il soupira, jeta un regard vers Giovanni, n'espérant même pas que le barde songerait à l'épargner au moment où il s'agirait de battre en retraite.
" Dès que Thibault est prêt, tu nous mèneras à l'endroit opportun..."

-Très bien.
Moins de cinq minutes plus tard, le clerc les rejoignait.
-Nous sommes parés ?
-Oui...
Giovanni se tourna vers Varamyr.
-J'imagine que tu le sauras quand nous aurons commencé...
-Oui oui, ne t'inquiète pas pour ça. Allez, bonne chance et surtout, ne faites pas n'importe quoi.

Le paladin acquiesça et se plaça dans le sillage des deux Sunites. Pendant un instant, il avait songé à Edgar, mais il avait trop honte pour approcher l'officier. Varamyr les mènerait à bon port, il ne devait plus s'en soucier. Non, il devait désormais se concentrer sur leur objectif, la fameuse diversion, puis essayer de protéger ses deux acolytes malgré eux. Cela promettait bien des tensions, avant qu'ils ne parviennent à regagner le palais.

Après s'etre assurés que nul Ithilien ne traînait dans les parages, ils gagnèrent le couloir puis, précédés par Giovanni, le remontèrent.
Ils durent plus d'une fois bifurquer brusquement pour échapper à une patrouille mais, connaissant au moins aussi bien les lieux que leurs adversaires, ils ne s'en tirèrent pas trop mal. Même quand ils furent à deux doigts d'être surpris, un escalier dérobé se présenta, providentiel.
-Il permet d'atteindre le deuxième, souffla le barde. Mais les attirer là-haut n'est pas une bonne idée si on veut garder une chance de sauver Étienne et les autres...

" Nous devons d'abord nous assurer que le groupe qui est déjà libre parvient à filer, dit Hubert. Etienne, le paladin... Nous ne pouvons pas en faire nos priorités dans l'immédiat."
Il aurait dû tout de suite refroidir les ardeurs du barde, mais il n'y parvenait pas. Une part de lui estimait avoir perdu toute légitimité.
" S'il est nécessaire de les faire monter pour réaliser une diversion suffisante... Nous devons le faire et aviser ensuite."

Giovanni soupira.
-Montons, alors : je crois que ce sera le plus efficace.
Ils gravirent l'escalier, franchirent une nouvelle porte dissimulée pour parvenir dans un couloir désert.
-De ce que j'en ai vu, ils surveillent surtout les escaliers pour empêcher quiconque de gagner ce niveau. Il doit aussi y avoir des gardes devant les portes des captifs. Mais je pense qu'ils ont placé des sorts de protection ici où là, comme des alarmes magiques. Peut-être qu'en déclencher un seul serait suffisant, les amènerai à fouiller tout cet étage...

" Nous pourrions en profiter pour libérer quelqu'un, s'entendit dire Hubert. Quitte à déclencher une alarme, autant le faire réellement, non ?"
Il regarda ses deux acolytes.
" Cela nous donnera une motivation supplémentaire à nous en sortir... et si ces otages importants ont été bien traités... ils constitueront des alliés de choix."

Les Sunites s'entreregardèrent puis acquiescèrent : visiblement, la perspective leur plaisait assez.
-D'accord. Mais restons sur nos gardes : s'il est possible de repérer des glyphes, je ne crois pas que ce soit le cas avec des sorts d'alarme. Si nous nous rendons compte que nous en avons déclenché un... il faudra se planquer au plus vite.
Il prit une profonde inspiration.
-Allons par là : il faut bien commencer quelque part.
Ils marchèrent un moment dans les couloirs déserts et silencieux, passant devant des salles qui, pour la plupart, n'avaient pas changé depuis la dernière fois qu'ils les avaient vues. Cependant, ils perçurent bientôt les échos d'une conversation. Quelques mètres encore, et ils purent en saisir une brime.
-Mais que craignez-vous, bon sang ? Que je le libère à moi tout seul ?
-Toutes mes excuses, monsieur le comte, mais les ordres sont les ordres : point de visite au sieur de Fontbrune en l'absence de monsieur le duc.

Reconnaissant la voix de Louis, Hubert sentit l'adrénaline l'embraser et ses doigts se crisper convulsivement sur le manche de son épée. La tentation de passer immédiatement à l'action pour le faire taire à jamais était impérieuse et il eut toutes les peines du monde à y résister. Il était certain qu'il ne faudrait pas grand chose pour qu'il succombe à son envie de meurtre mais dans le même temps, peut-être Louis, dépité, ferait-il marche arrière dans leur direction. Peut-être pourraient-ils alors en faire un otage à son tour, un otage dont le fameux Duc n'aurait sans doute que faire, mais qu'ils pourraient ramener au palais pour l'y juger.
Hubert frémit. Ce serait trop bon pour lui. Il méritait une lame en travers des entrailles, une agonie lente et douloureuse, rien d'autre.
Mais il savait sans doute une masse de choses utiles, le prendre vivant serait une aubaine.
Il fit signe à ses acolytes de ne pas bouger et de se cacher aux alentours en attendant que la conversation touche à sa fin. S'ils pouvaient capturer Louis et libérer Etienne, la journée ne serait peut-être pas complètement vaine...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue